L’un des ouvrages de Julius Evola les
plus difficiles d’accès est sans conteste La
doctrine de l’éveil. Essai sur l’ascèse bouddhiste publié en 1943 – 1ère
traduction française en 1976. Il s’agit de commentaires de textes fondamentaux
du bouddhisme que le baron italien a minutieusement compilé pour payer sa dette
à l’égard de cette tradition religieuse. Qu’est-ce à dire ? Selon
son propre témoignage, Evola a connu un état de grande déréliction, à l’âge de 23
ans, qui lui a fait très sérieusement envisager le suicide pour ne pas avoir à
supporter la vie moderne qui s’ouvrait à lui au lendemain de la Première Guerre
mondiale. Et c’est la lecture d’un texte bouddhique ancien, le Majjhima-Nikayo, qui l’en détourna ;
ce texte disait : « Celui qui prend l’extinction comme extinction,
qui pense l’extinction, qui pense à l’extinction, qui pense “l’extinction est
mienne” et se réjouit de l’extinction, celui-là, je le dis, ne connaît pas
l’extinction ». Depuis cette date, Evola s’est continuellement ressourcé
dans le bouddhisme qu’il présentait comme une technique libératrice appuyée sur
une ascèse rigoureuse ; autrement dit, une méthode qui vise à se détacher
de son moi égotique pour accéder à une forme de « virilité »
spirituelle nécessaire à l’homme debout au milieu des ruines.
Ces éléments, Jean-Marc Vivenza les
rappelle dans les premières pages de son essai, Julius Evola et la voie héroïque du “détachement parfait″, publié
récemment aux éditions Archè. Son propos consiste à montrer que le bouddhisme
sur lequel s’appuie Julius Evola n’est pas seulement un « art martial pour
l’esprit » mais aussi une véritable métaphysique. L’essai ne se présente
d’ailleurs pas comme un commentaire ou une exégèse mais plutôt comme une
introduction à La doctrine de l’éveil
dans le contexte de la pensée traditionnelle – au sens guénonien du terme.
L’auteur de Nâgârjuna et la doctrine de
la vacuité (Albin Michel, 2001) est naturellement le mieux placé pour nous
faire comprendre – ce qui reste une gageure pour la mentalité
occidentale ! – que l’être et le non-être ne se distinguent pas ;
mieux, « être, c’est n’avoir jamais été »[1].
Pour ce faire, il commence par rappeler les grands principes de la doctrine
bouddhique en insistant tout particulièrement sur la loi de « production
conditionnée » selon laquelle le monde n’a pas d’assise solide ; il
est purement contingent, ontologiquement incomplet et repose finalement sur du
vide. Il s’ensuit que l’être est lui-même jeté dans un monde complètement
relatif, pris dans un mouvement insensé et vivant dans une réalité fugitive.
Dès lors, l’être n’a pas plus de consistance que le non-être : il se
révèle à lui-même par son absence d’être. « L’existence, c’est donc du
vide créant du vide » écrit Vivenza.
Cette approche dépasse le seul cadre du
bouddhisme pour aller se fondre dans l’immense continent métaphysique de la
non-dualité. Nâgârjuna, moine originaire de l’Inde, considérait que la vacuité
était au fondement de toute réalité et qu’il était vain de rechercher le
nirvâna « car rien ne peut être atteint dans la mesure où il n’y a rien à
atteindre ». L’école zen japonaise se nourrit également du non-sens pour
affirmer que le moi est « innommable ». La philosophie occidentale,
si elle est naturellement portée vers l’être depuis les penseurs grecs, ne
s’interdit pas quelques excursions du côté du néant. Elle est par exemple
présente chez plusieurs grands penseurs du christianisme au premier rang
desquels on trouve Maître Eckhart. « Le sujet n’est rien d’autre que cette
ouverture au rien, à l’innommable altérité face à laquelle il affronte (…) et
atteint, tout en l’ignorant, son invisible souveraineté d’absence » écrit
Vivenza en écho au maître rhénan. De son côté, Heidegger part en quête d’une
ouverture, d’un lieu qui ne se trouve nulle part où se tiennent les vérités
inexprimables et où se dérobent la réalité des êtres. On pourrait continuer
ainsi à égrener la longue liste des ascètes, des mystiques et des penseurs qui
se sont réfugiés dans leur propre absence, non pas pour s’y perdre, mais pour
toucher à l’impalpable réalité dont ils sont les apparitions fugitives et
joyeuses. Cela suppose d’être présent, simplement présent dans le plus parfait
des détachements, pour marcher le long du samsara
en héros – celui qui a le courage de n’être pas plus que ce qu’il est,
c’est-à-dire rien. Dès lors, on comprend pourquoi le jeune Evola s’est détourné
d’un suicide qui ne pouvait pas avoir lieu d’être.
L’essai de Vivenza nous éclaire sur la
dimension métaphysique du bouddhisme – l’une des annexes est d’ailleurs
consacrée à « René Guénon et la question du caractère traditionnel du
bouddhisme ». L’on ne trouvera pas, en revanche, de développements plus
personnels quant à la pensée évolienne qui réussit tout de même à intégrer la
discipline bouddhique dans une perspective de combat. A cet égard, Chevaucher le tigre est également
remarquable puisque l’homme indifférencié ressemble au héros détaché qui,
revenu de sa méditation du haut des cimes, s’éprouve au contact de la réalité
la plus brutale et la plus illusoire d’entre toutes, celle du politique.
[1] Vivenza, Julius Evola et la voie héroïque du
“détachement parfait”, Paris/Milan, Arché, 2019, p. 77.
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