Le
4 mai 1998, Théodore Kaczynski est condamné à la prison à perpétuité sans
possibilité de liberté conditionnelle et enfermé dans une prison de très haute
sécurité dans le Colorado. Responsable de 43 attentats qui ont fait trois morts
et près d’une trentaine de blessés, il est identifié comme le terroriste
« Unabomber ». Son manifeste La société industrielle et son avenir explique en partie le mobile de ses
crimes. C’est d’ailleurs pour sa diffusion dans les journaux que Kaczynski s’est
dit obligé de « tuer des gens », non pas des anonymes choisis au
hasard mais des personnalités plus ou moins représentatives de la société
techno-industrielle : professeur, scientifique, informaticien,
publicitaire. Lui-même est un mathématicien surdoué qui a quitté l’université
de Berkeley en 1969 pour vivre seul dans sa cabane construite au milieu d’une
forêt du Montana.
Ce
parcours singulier a fait l’objet en 2017 d’une série Manhunt : Unabomber dont le succès a relancé l’intérêt du
grand public. Les huit épisodes se concentrent sur la dernière année de traque,
la plus longue et la plus coûteuse jamais conduite par le FBI, au travers d’un
personnage de profiler spécialiste de la linguistique. Les scénaristes ont
réussi à ménager une relative ambivalence entre le « flic » et le
« criminel » pour entretenir l’intérêt du spectateur tout en donnant
à la fin une tonalité nettement moraliste. Bref, une série honnête qui
s’inscrit dans la tradition des True
crimes sans en révolutionner le genre. Pour disposer d’une approche à la
fois plus riche et plus complexe, il faut mieux visionner le documentaire Das Netz (Voyage en cybernétique) qui croise
l’histoire de l’informatique, du LSD et de l’internet. Son réalisateur allemand,
Lutz Dammbeck, a mené une série d’entretiens avec les principaux représentants
de la cybernétique tout en mettant en exergue les critiques exposées dans le manifeste
de Kaczynski. On comprend dès lors, comme l’ont récemment montré Baptiste
Rappin et Jean Vioulac, que la cybernétique constitue la méta-science qui
structure en profondeur la rationalité postmoderne, en particulier dans sa variante
managériale. Dans ce contexte, l’Unabomber apparaît comme l’un des premiers écoguerriers
à s’attaquer directement aux fondements du système techno-capitaliste.
Le
documentaire s’ouvre d’ailleurs sur une question simple : « Pourquoi
un mathématicien devient-il un terroriste ? » La réponse se trouve en grande
partie dans le contenu du manifeste. La première impression de lecture laisse quelque
peu perplexe : il s’agit pour l’essentiel d’une diatribe
anti-technologique qui s’inspire des essais de Jacques Ellul, notamment du
précurseur La Technique ou l’enjeu du
siècle (paru en 1954 !). En outre, la dimension
« manifeste » tend à gommer les éléments de la démonstration
intellectuelle au profit de l’interpellation de l’opinion publique. Passé cette
première impression, le manifeste étonne pourtant par ses positionnements
iconoclastes et la liberté d’esprit de son auteur qui n’appartient à aucune
chapelle militante et qui ne se réfère à aucun courant politique précis. Nous
avons plutôt à faire à une sorte de néo-luddite solitaire qui analyse les
dérèglements de la société technologique tout en réglant ses comptes avec les
milieux scientifiques.
Précisément,
le manifeste débute par un constat somme toute classique : la révolution
industrielle a complètement déstabilisé la société et a entraîné une série sans
fin de maux : souffrances psychiques, pollution de l’air, dévastation de
la nature, marchandisation de la vie, etc. Cependant, le plus grave réside dans
la rationalisation du processus, soit l’arraisonnement complet du monde, qui
vise à la « réduction définitive des hommes, et de beaucoup d’autres
organismes vivants, à l’état de produits manufacturés, simples rouages de la
machine sociale ». Plus étonnant, Kaczynski
consacre de très nombreux passages à la désignation de l’ennemi, ceux qu’ils
considèrent comme les suppôts du système techno-industriel et à qui il voue une
haine féroce : les progressistes. Or, il classe dans cette catégorie la
plupart des militants de gauche, nommément désignés : socialistes,
féministes, promoteurs des homosexuels, défenseurs des animaux, tenants du politiquement
correct, etc. Ce point lui paraît tellement fondamental qu’il s’efforce d’en
dresser le portrait psychologique à partir de deux tendances lourdes. La
première souligne la faiblesse de ces individus qui sont obligés de compenser
leur « sentiment d’infériorité » par la référence à une idéologie
élevée au rang de quasi-religion : tout ce qui est contraire à leurs
dogmes relève de la déviance morale. La deuxième vise à corriger cette pensée
très politiquement correct en se donnant une image de « rébellion »
qui consiste, en définitive, à aller toujours plus loin dans le sens de la
déconstruction et du progrès. En règle générale, ces progressistes proviennent
des couches les plus privilégiés, s’accaparent les postes importants au sein des
universités et tentent d’enrégimenter toutes les minorités à leur cause. Il en
résulte une normalisation toujours plus poussée des comportements qui interdit
toute remise en cause du système techno-industriel.
Cette
interprétation nous semble d’autant plus pertinente qu’elle correspond
parfaitement aux élucubrations d’une certaine gauche dite radicale qui passe
son temps au chevet des minorités pour les convaincre des bienfaits de
l’universalisme abstrait. En France, les anarchistes du Comité invisible ont dénoncé
cette profusion des luttes qui se paie de formules prétentieuses et de postures
héroïques, lesquelles ne font que renforcer le narcissisme individuel et, donc,
l’impuissance politique. A l’évidence, la société libérale-capitaliste encourage
voire subventionne ce type de revendications, portées par les minorités
actives, qui ne remettent jamais en cause le fonctionnement général du système.
Pour Kaczynski, cette idéologie progressiste est finalement « totalitaire »
dans la mesure où elle « cherche à envahir le moindre recoin de la vie
privée et à modeler toute pensée » jusqu’à neutraliser toute forme
d’autonomie et de « sentiment de puissance ».
Dans
son versant positif, le manifeste est indéniablement traversé par une fibre
nietzschéenne qui place l’individu au cœur de ses préoccupations : le
« processus d’auto-accomplissement » ne peut s’effectuer qu’en dehors
du système techno-industriel. Autrement dit, la réalisation de soi passe par la
fin de l’aliénation sociale. Pour son auteur, l’homme s’est laissé déposséder
de lui-même par la fabrication de « besoins artificiels » qui lui
donnent le sentiment d’exister voire même l’illusion de s’épanouir. Pourtant,
la société est devenue une immense machinerie techno-sociale dont les
problèmes, de la corruption politique à la pollution environnementale,
échappent complètement aux hommes. Dans ce contexte, aucune réforme n’est plus
possible. L’individu ne pourra retrouver sa liberté, c’est-à-dire la
possibilité de se réaliser, qu’en reprenant la main sur les questions vitales
de sa propre existence : nourriture, habillement, habitat et sécurité.
« Etre libre, écrit Kaczynski, signifie avoir du pouvoir, non pas celui de
dominer les autres, mais celui de dominer ses conditions de vie ».
Ce
retour à la nature, à travers laquelle l’homme se mesure et se révèle,
s’inscrit dans la tradition anarchiste américaine d’un Henry David Thoreau et
celle plus récente de la wilderness
(« nature sauvage »). Ainsi, le courant anarcho-primitiviste, qui rejette
radicalement la société industrielle, prône le retour à des modes de vie
s’inspirant des chasseurs-cueilleurs préhistoriques. John Zerzan, la principale
figure de ce mouvement, a soutenu publiquement Kaczynski dans un texte
polémique publié dès 1995, avant son arrestation. S’il condamne les méthodes
violentes du terroriste, sa doctrine lui semble parfaitement légitime au regard
des dégâts provoqués par les progrès technologiques. Il s’interroge dans une
formulation volontiers provocatrice : « En fait, à l’exception de ses
cibles, quand peut-on dire que les petits Eichmann qui préparent le meilleur
des mondes n’ont jamais été amenés à rendre des comptes ? Est-il contraire
à l’éthique d’essayer d’arrêter ceux dont les contributions amènent à une
agression sans précédent contre la vie ? ». Précisons tout de même
que le manifeste, s’il évoque à une reprise la « nature sauvage »
comme forme d’idéal positif, ne contient ni programme ni référence politiques
explicites. Ce qui importe avant
tout, c’est la destruction du système techno-industriel sans laquelle
l’individu libre ne pourra se perpétuer.
Dans
cette perspective, Kaczynski/Unabomber pose également les jalons d’un plan
d’ensemble qui vise effectivement à saper les bases du système. La stratégie
décrite est ouvertement révolutionnaire : seul un grand chambardement
pourra nous sauver de la « folie du monde ». Cependant, il ne s’agira
pas d’une révolution politique qui s’attaque aux structures du pouvoir mais
seulement d’une révolution « en dehors », « par le bas »,
qui parasite les infrastructures du système jusqu’à les rendre caduques. En
parallèle, cette stratégie doit promouvoir l’agitation sociale et diffuser la
propagande anti-technologique. Fidèle à son approche volontiers élitiste,
Kaczynski ne croit pas dans le réveil des masses mais plutôt dans la
constitution de « minorités agissantes et déterminées » qui parviendraient
à précipiter le monde dans le chaos. La destruction du système révélerait alors
les personnalités susceptibles de survivre dans un environnement hostile et
capables par là même de s’auto-accomplir.
Une
question reste en suspens : en quoi l’envoi de colis piégés et, donc,
l’assassinat à distance permettaient-ils d’œuvrer à la révolution ? Hormis
la nécessité – très discutable – de rendre public ses textes, Kaczynski se
retranchera derrière l’auto-défense : face à la violence omniprésente du
système, l’individu peut s’affranchir de la morale élémentaire pour utiliser
tous les moyens mis à sa disposition. C’est un combat à la vie à la mort :
la perpétuation du système conduisant inéluctablement à la disparition de
l’homme. Il existe cependant une « énigme Kaczynski » qui peut en
partie être levée par son itinéraire personnel puisqu’il a lui-même éprouvé
dans sa propre chair l’émergence du projet cybernéticien. Jeune étudiant à
Harvard, il est effectivement repéré en 1958 pour participer à un programme
visant à étudier la structure de la personnalité des surdoués. Piloté par le
psychologue et biologiste Henry Murray, ce programme fait subir aux
individus-cobayes d’intenses pressions psychologiques afin d’évaluer leurs
réactions et d’en tirer des informations utiles au progrès de la guerre
psychologique. Murray sera d’ailleurs à l’origine d’autres expérimentations,
dont le sinistre « projet MK-Ultra » de manipulation mentale, qui
visaient à établir une science générale du comportement capable de contrôler
toutes les relations humaines ; dit autrement, créer le meilleur des
mondes. On se situe là au cœur du projet de la cybernétique qui comprend dans
sa dimension utopique la volonté de reconfigurer entièrement l’homme et le
monde. Porté aujourd’hui par les GAFA, cet avenir sur-mesure pour l’homme
artificiel passe nécessairement par la destruction de toutes les anciennes
structures : le sujet autonome, la famille solidaire, l’Etat protecteur,
etc.
Cet
objectif affiché, on comprend mieux pourquoi dans le documentaire de Lutz
Dammbeck tous les principaux tenants de la révolution technologique et
numérique s’efforcent de faire passer Kaczynski pour un fou, un illuminé et un
assassin. Il est l’un des premiers à s’être élevé contre leur meilleur des mondes
et à avoir dénoncé la science qui en inspire les destinées. Au-delà de ses
actes, son message est une exhortation à la lutte titanesque qui s’ouvre,
sachant que « la technologie est une force sociale plus puissante que
l’aspiration à la liberté ». Gageons que son expérience de jeunesse passée
entre les mains des sorciers de la cybernétique sera bientôt la nôtre, conduite
à l’échelle collective et planétaire, selon les lois implacables de la
techno-science mise au service de la gouvernance des hommes. Ce sera alors un
combat à la vie à la mort.
Article publié dans le numéro Moins Un d’Idiocratie
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