samedi 16 novembre 2019

Ted Kaczynski : Unabomber



Le 4 mai 1998, Théodore Kaczynski est condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de liberté conditionnelle et enfermé dans une prison de très haute sécurité dans le Colorado. Responsable de 43 attentats qui ont fait trois morts et près d’une trentaine de blessés, il est identifié comme le terroriste « Unabomber ». Son manifeste La société industrielle et son avenir explique en partie le mobile de ses crimes. C’est d’ailleurs pour sa diffusion dans les journaux que Kaczynski s’est dit obligé de « tuer des gens », non pas des anonymes choisis au hasard mais des personnalités plus ou moins représentatives de la société techno-industrielle : professeur, scientifique, informaticien, publicitaire. Lui-même est un mathématicien surdoué qui a quitté l’université de Berkeley en 1969 pour vivre seul dans sa cabane construite au milieu d’une forêt du Montana.

Ce parcours singulier a fait l’objet en 2017 d’une série Manhunt : Unabomber dont le succès a relancé l’intérêt du grand public. Les huit épisodes se concentrent sur la dernière année de traque, la plus longue et la plus coûteuse jamais conduite par le FBI, au travers d’un personnage de profiler spécialiste de la linguistique. Les scénaristes ont réussi à ménager une relative ambivalence entre le « flic » et le « criminel » pour entretenir l’intérêt du spectateur tout en donnant à la fin une tonalité nettement moraliste. Bref, une série honnête qui s’inscrit dans la tradition des True crimes sans en révolutionner le genre. Pour disposer d’une approche à la fois plus riche et plus complexe, il faut mieux visionner le documentaire Das Netz (Voyage en cybernétique) qui croise l’histoire de l’informatique, du LSD et de l’internet[1]. Son réalisateur allemand, Lutz Dammbeck, a mené une série d’entretiens avec les principaux représentants de la cybernétique tout en mettant en exergue les critiques exposées dans le manifeste de Kaczynski. On comprend dès lors, comme l’ont récemment montré Baptiste Rappin et Jean Vioulac, que la cybernétique constitue la méta-science qui structure en profondeur la rationalité postmoderne, en particulier dans sa variante managériale. Dans ce contexte, l’Unabomber apparaît comme l’un des premiers écoguerriers à s’attaquer directement aux fondements du système techno-capitaliste. 


Le documentaire s’ouvre d’ailleurs sur une question simple : « Pourquoi un mathématicien devient-il un terroriste ? » La réponse se trouve en grande partie dans le contenu du manifeste. La première impression de lecture laisse quelque peu perplexe : il s’agit pour l’essentiel d’une diatribe anti-technologique qui s’inspire des essais de Jacques Ellul, notamment du précurseur La Technique ou l’enjeu du siècle (paru en 1954 !). En outre, la dimension « manifeste » tend à gommer les éléments de la démonstration intellectuelle au profit de l’interpellation de l’opinion publique. Passé cette première impression, le manifeste étonne pourtant par ses positionnements iconoclastes et la liberté d’esprit de son auteur qui n’appartient à aucune chapelle militante et qui ne se réfère à aucun courant politique précis. Nous avons plutôt à faire à une sorte de néo-luddite solitaire qui analyse les dérèglements de la société technologique tout en réglant ses comptes avec les milieux scientifiques.

Précisément, le manifeste débute par un constat somme toute classique : la révolution industrielle a complètement déstabilisé la société et a entraîné une série sans fin de maux : souffrances psychiques, pollution de l’air, dévastation de la nature, marchandisation de la vie, etc. Cependant, le plus grave réside dans la rationalisation du processus, soit l’arraisonnement complet du monde, qui vise à la « réduction définitive des hommes, et de beaucoup d’autres organismes vivants, à l’état de produits manufacturés, simples rouages de la machine sociale »[2]. Plus étonnant, Kaczynski consacre de très nombreux passages à la désignation de l’ennemi, ceux qu’ils considèrent comme les suppôts du système techno-industriel et à qui il voue une haine féroce : les progressistes. Or, il classe dans cette catégorie la plupart des militants de gauche, nommément désignés : socialistes, féministes, promoteurs des homosexuels, défenseurs des animaux, tenants du politiquement correct, etc. Ce point lui paraît tellement fondamental qu’il s’efforce d’en dresser le portrait psychologique à partir de deux tendances lourdes. La première souligne la faiblesse de ces individus qui sont obligés de compenser leur « sentiment d’infériorité » par la référence à une idéologie élevée au rang de quasi-religion : tout ce qui est contraire à leurs dogmes relève de la déviance morale. La deuxième vise à corriger cette pensée très politiquement correct en se donnant une image de « rébellion » qui consiste, en définitive, à aller toujours plus loin dans le sens de la déconstruction et du progrès. En règle générale, ces progressistes proviennent des couches les plus privilégiés, s’accaparent les postes importants au sein des universités et tentent d’enrégimenter toutes les minorités à leur cause. Il en résulte une normalisation toujours plus poussée des comportements qui interdit toute remise en cause du système techno-industriel.

  
Cette interprétation nous semble d’autant plus pertinente qu’elle correspond parfaitement aux élucubrations d’une certaine gauche dite radicale qui passe son temps au chevet des minorités pour les convaincre des bienfaits de l’universalisme abstrait. En France, les anarchistes du Comité invisible ont dénoncé cette profusion des luttes qui se paie de formules prétentieuses et de postures héroïques, lesquelles ne font que renforcer le narcissisme individuel et, donc, l’impuissance politique. A l’évidence, la société libérale-capitaliste encourage voire subventionne ce type de revendications, portées par les minorités actives, qui ne remettent jamais en cause le fonctionnement général du système. Pour Kaczynski, cette idéologie progressiste est finalement « totalitaire » dans la mesure où elle « cherche à envahir le moindre recoin de la vie privée et à modeler toute pensée » jusqu’à neutraliser toute forme d’autonomie et de « sentiment de puissance ».

Dans son versant positif, le manifeste est indéniablement traversé par une fibre nietzschéenne qui place l’individu au cœur de ses préoccupations : le « processus d’auto-accomplissement » ne peut s’effectuer qu’en dehors du système techno-industriel. Autrement dit, la réalisation de soi passe par la fin de l’aliénation sociale. Pour son auteur, l’homme s’est laissé déposséder de lui-même par la fabrication de « besoins artificiels » qui lui donnent le sentiment d’exister voire même l’illusion de s’épanouir. Pourtant, la société est devenue une immense machinerie techno-sociale dont les problèmes, de la corruption politique à la pollution environnementale, échappent complètement aux hommes. Dans ce contexte, aucune réforme n’est plus possible. L’individu ne pourra retrouver sa liberté, c’est-à-dire la possibilité de se réaliser, qu’en reprenant la main sur les questions vitales de sa propre existence : nourriture, habillement, habitat et sécurité. « Etre libre, écrit Kaczynski, signifie avoir du pouvoir, non pas celui de dominer les autres, mais celui de dominer ses conditions de vie ».

 
Ce retour à la nature, à travers laquelle l’homme se mesure et se révèle, s’inscrit dans la tradition anarchiste américaine d’un Henry David Thoreau et celle plus récente de la wilderness (« nature sauvage »). Ainsi, le courant anarcho-primitiviste, qui rejette radicalement la société industrielle, prône le retour à des modes de vie s’inspirant des chasseurs-cueilleurs préhistoriques. John Zerzan, la principale figure de ce mouvement, a soutenu publiquement Kaczynski dans un texte polémique publié dès 1995, avant son arrestation. S’il condamne les méthodes violentes du terroriste, sa doctrine lui semble parfaitement légitime au regard des dégâts provoqués par les progrès technologiques. Il s’interroge dans une formulation volontiers provocatrice : « En fait, à l’exception de ses cibles, quand peut-on dire que les petits Eichmann qui préparent le meilleur des mondes n’ont jamais été amenés à rendre des comptes ? Est-il contraire à l’éthique d’essayer d’arrêter ceux dont les contributions amènent à une agression sans précédent contre la vie ? »[3]. Précisons tout de même que le manifeste, s’il évoque à une reprise la « nature sauvage » comme forme d’idéal positif, ne contient ni programme ni référence politiques explicites[4]. Ce qui importe avant tout, c’est la destruction du système techno-industriel sans laquelle l’individu libre ne pourra se perpétuer.

Dans cette perspective, Kaczynski/Unabomber pose également les jalons d’un plan d’ensemble qui vise effectivement à saper les bases du système. La stratégie décrite est ouvertement révolutionnaire : seul un grand chambardement pourra nous sauver de la « folie du monde ». Cependant, il ne s’agira pas d’une révolution politique qui s’attaque aux structures du pouvoir mais seulement d’une révolution « en dehors », « par le bas », qui parasite les infrastructures du système jusqu’à les rendre caduques. En parallèle, cette stratégie doit promouvoir l’agitation sociale et diffuser la propagande anti-technologique. Fidèle à son approche volontiers élitiste, Kaczynski ne croit pas dans le réveil des masses mais plutôt dans la constitution de « minorités agissantes et déterminées » qui parviendraient à précipiter le monde dans le chaos. La destruction du système révélerait alors les personnalités susceptibles de survivre dans un environnement hostile et capables par là même de s’auto-accomplir.


 
Une question reste en suspens : en quoi l’envoi de colis piégés et, donc, l’assassinat à distance permettaient-ils d’œuvrer à la révolution ? Hormis la nécessité – très discutable – de rendre public ses textes, Kaczynski se retranchera derrière l’auto-défense : face à la violence omniprésente du système, l’individu peut s’affranchir de la morale élémentaire pour utiliser tous les moyens mis à sa disposition. C’est un combat à la vie à la mort : la perpétuation du système conduisant inéluctablement à la disparition de l’homme. Il existe cependant une « énigme Kaczynski » qui peut en partie être levée par son itinéraire personnel puisqu’il a lui-même éprouvé dans sa propre chair l’émergence du projet cybernéticien. Jeune étudiant à Harvard, il est effectivement repéré en 1958 pour participer à un programme visant à étudier la structure de la personnalité des surdoués. Piloté par le psychologue et biologiste Henry Murray, ce programme fait subir aux individus-cobayes d’intenses pressions psychologiques afin d’évaluer leurs réactions et d’en tirer des informations utiles au progrès de la guerre psychologique. Murray sera d’ailleurs à l’origine d’autres expérimentations, dont le sinistre « projet MK-Ultra » de manipulation mentale, qui visaient à établir une science générale du comportement capable de contrôler toutes les relations humaines ; dit autrement, créer le meilleur des mondes. On se situe là au cœur du projet de la cybernétique qui comprend dans sa dimension utopique la volonté de reconfigurer entièrement l’homme et le monde. Porté aujourd’hui par les GAFA, cet avenir sur-mesure pour l’homme artificiel passe nécessairement par la destruction de toutes les anciennes structures : le sujet autonome, la famille solidaire, l’Etat protecteur, etc.

Cet objectif affiché, on comprend mieux pourquoi dans le documentaire de Lutz Dammbeck tous les principaux tenants de la révolution technologique et numérique s’efforcent de faire passer Kaczynski pour un fou, un illuminé et un assassin. Il est l’un des premiers à s’être élevé contre leur meilleur des mondes et à avoir dénoncé la science qui en inspire les destinées. Au-delà de ses actes, son message est une exhortation à la lutte titanesque qui s’ouvre, sachant que « la technologie est une force sociale plus puissante que l’aspiration à la liberté ». Gageons que son expérience de jeunesse passée entre les mains des sorciers de la cybernétique sera bientôt la nôtre, conduite à l’échelle collective et planétaire, selon les lois implacables de la techno-science mise au service de la gouvernance des hommes. Ce sera alors un combat à la vie à la mort.

Article publié dans le numéro Moins Un d’Idiocratie




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[1] Lutz Dammbeck, Voyage en cybernétique. Unabomber, le LSD et l’internet, 2005.
[2] Ted Kaczynski, La société industrielle et son avenir, apache-éditions, 1995 (en diffusion libre).
[3] John Zerzan, Whose Unabomber ?, 1995.
[4] Dans des lettres ultérieures, Kaczynski aura l’occasion de se désolidariser des thèses primitivistes de Zerzan, en les jugeant intéressantes mais finalement éloignées de sa pensée et marquées par une trop grande naïveté à l’égard des temps préhistoriques. 

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