jeudi 21 novembre 2019

Nous sommes des produits comme les autres



Au cours des années 1960, la théorie critique portée par l’Ecole de Francfort, les détournements situationnistes de Guy Debord et, plus tard, les travaux inspirés de Jean Baudrillard ont analysé avec brio les dernières mutations du capitalisme. Abandonnant le marxisme orthodoxe, ces penseurs montraient que le système ne s’appuyait plus sur la dynamique de l’aliénation (par le travail) mais reposait davantage sur le phénomène de la séduction (par la marchandise). Ainsi, l’on quittait les moyens de production et les rapports de classe qui asservissaient les travailleurs pour mettre l’accent sur les dispositifs de pouvoir et l’accumulation des marchandises qui fabriquaient des hommes en série. En son temps, Pasolini l’avait également deviné :

« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé la ”société de consommation“, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Si l’on observe bien la réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets, le paysage, l’urbanisme et surtout les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation sont eux-mêmes les résultats d’une dictature, d’un fascisme pur et simple ».  

Plus de cinquante années après, cette société de consommation s’est très largement déployée : elle ne se contente plus de capitaliser sur le désir à travers l’achat d’objets-fétiches mais s’immisce jusque dans les âmes pour évaluer notre potentiel de bonheur – autrement dit, domestiquer nos pensées. Philippe Muray l’avait lui aussi prédit : « Le Bien a trimé. Il a bien bossé. D’avance, il stérilise toutes les velléités d’objections, toutes les subversions, toutes les contestations qui pourraient s’élever ». Cela explique pourquoi la théorie critique est tombée progressivement en désuétude. Aujourd’hui, l’on critique la surconsommation au regard, notamment, des dégâts collatéraux produit sur l’environnement sans se rendre compte que nous sommes devenus nous-mêmes, en tant qu’être, de pures marchandises. Pire, la gauche qui avait nourri les analyses critiques s’est mise benoîtement à croire dans les vertus émancipatrices de la consommation quand cette dernière revêtait les habits de la culture – peu importe qu’ils aient été tissés par l’industrie du divertissement. Ainsi, les Cultural Studies et tous leurs dérivés ont misé sur la construction d’un individu singulier, en relation avec sa communauté de choix, à partir de la consommation de discours, de codes, de langages et d’objets finement sélectionnés en fonction des désirs de chacun. « Ce n’est pas en se faisant coproducteur du spectacle que le consommateur en conteste les codes ou s’émancipe de ses formes de consommation »  écrivent justement Cédric Biagini et Patrick Marcolini. Dans leur dernier ouvrage, Divertir pour dominer, ces auteurs ont quelque peu rehaussé l’honneur des sociologues en analysant la culture de masse comme un nouveau rapport au monde qui se fonde sur la subjectivité des individus. 



Les travaux d’Eva Illouz s’inscrivent également dans la filiation de l’école de Francfort pour démontrer que le capitalisme s’apparente désormais à une nouvelle gouvernementalité des âmes. Ecrit avec Edgar Cabanas, Happycratie décrypte la formation d’un champ social du bonheur dans lequel se retrouvent des psychologues, des économistes, des coachs, des consultants et des managers. Tous portent un discours qui met l’accent sur le développement personnel et qui s’accompagne de méthodes pseudo-scientifiques qui évaluent le degré de positivité (« quotient émotionnel »). En à peine deux décennies, ce mélange de mièvreries et de psychothérapies a envahi le champ universitaire, le monde de l’entreprise et les sphères du pouvoir. Comment expliquer un tel succès ? Les notions de « bonheur » et d’« émotion » sont suffisamment labiles pour les articuler avec les dynamiques de la société de performance : l’ouverture, la bienveillance, la connectivité, la mobilité, la fluidité, etc. Elles ont l’avantage de remplir un vide dans la psyché de l’individu moderne en lui proposant des motifs de satisfaction en termes de bien-être et d’épanouissement personnel. 




Eva Illouz a encore approfondi son travail avec la direction de l’ouvrage, Les marchandises émotionnelles. Cette fois-ci, elle met à jour l’institutionnalisation de l’hédonisme à travers la culture consumériste. L’émotion ne constitue plus seulement un outil au service du bien-être mais s’inscrit dans des processus complexes qui reconfigurent la vie intérieure. Ainsi, le capitalisme a développé des dispositifs sociotechniques spécifiques dans lesquels les idéaux culturels – l’authenticité des émotions, la réalisation personnelle, la culture de soi, etc. – jouent le rôle de médiateurs entre le consommateur et le produit. Le concept d’emodities (« marchandises émotionnelles ») permet de comprendre les nombreux nœuds qui se forment entre les émotions et les actes de consommation. Au final, la psyché répond à des impulsions d’achat, non pas pour satisfaire des désirs instinctifs, mais pour répondre à des besoins plus profondément ancrés en lui. En un mot, le sujet a remis sa capacité à construire du sens entre les mains d’une industrie qui se charge d’en faire un produit rentable. Les exemples sont nombreux : le besoin de ressentir une « vraie » émotion lors d’un spectacle, la recherche de l’authentique dans des voyages éco-responsables, l’utilisation d’applications téléphoniques pour rencontrer l’âme sœur, le besoin d’être reconnu à travers les réseaux sociaux, la recherche de sagesse à partir de stages de bien-être, etc. Nous n’achetons plus des produits pour exister, nous existons pour acheter des produits.

Le plus vertigineux dans cette évolution est que l’invention de la subjectivité, si cher aux modernes, s’est retournée contre elle-même : le moi n’existe plus qu’au travers des objets et des expériences esthétiques qu’il consomme. Il n’a plus de noyau dur, de socle transcendant, de vérité morale ; il s’est volatilisé au contact des marchandises. Le moi est devenu tout simplement un produit. Un produit à l’obsolescence programmée. 



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