Un ami idiotès nous a transmis ce texte étonnant, daté de 2010, qui fait directement écho à l’Antimanifeste des idiots ; il s’agit d’un sujet du bac de français qui portait sur Un cœur de simple de Flaubert. Etant
donné sa nature, le document n’est pas signé mais nous pouvons compter avec
bonheur cet enseignant anonyme dans la grande confrérie des idiots. Assurément,
il œuvre à égarer quelques âmes de l’immense troupeau des moutons bêlants. Ci-dessous, nous reproduisons in extenso son excellent sujet de bac écrit.
« Bête ou
idiot ?
Le mot idiot
vient du grec idiotès qui signifie
« simple particulier » (par opposition à un homme public ou à un
spécialiste), d’où le sens dérivé que conserve l’usage actuel du mot :
« ignorant », « sans éducation ». Dans son essai intitulé Le Réel, traité de l’idiotie, le
philosophe Clément Rosset réactive le sens premier de l’étymologie (en
réduisant l’idiot au simple, au sens de l’unicité) pour éclairer notre rapport
à la réalité. Le réel constituerait selon lui par nature une idiotie car il est
unique, sans double (c’est une tentation inhérente à l’esprit humain que de
vouloir le doubler, par exemple, au moyen de l’œuvre d’art).
Quelle nuance
entre la bêtise et l’idiotie ? La bêtise constituerait donc en une
insensibilité à la différence (notre parcours de lecture a suffisamment montré
combien la pensée commune abusait de la tautologie : A=A, « Les
affaires sont les affaires »…), tandis que l’idiotie exprimerait la
singularité, autrement dit la différence comme principe d’identité. L’idiot
serait en définitive l’autre qui se revendique comme tel : radicalement
autre.
Une lignée de génies idiots ou d’idiots
géniaux ?
Une rapide
recherche sur les écoles, courants et mouvements ayant marqué la littérature et
l’art contemporain pourrait (si la bêtise ne consistait pas, justement, à
conclure…[1])
conduire à la déduction suivante : l’art décisif du siècle dernier et l’idiotie
ne font qu’un, « moderne » et « idiot » sont synonymes.
Du cercle des
Zutistes qui, à la fin du XIXè siècle, rassemblait des poètes aussi
prestigieux que Verlaine, Rimbaud ou Charles Cros pour s’élever contre les
excès de la poésie parnassienne, en la parodiant librement, aux artistes Fluxus
qui, depuis les années 1960, affichent la même pratique joyeusement
iconoclaste, en passant par Tristan Tzara parvenant à fédérer les futurs
surréalistes autour des formules provocatrices de Dada (« Regardez-moi
bien ! Je suis idiot (…) comme vous tous ! »[2]),
tous ces courants ont en commun un certain usage du rire. En effet, par sa
posture d’idiot, l’artiste fait acte de critique sociale et le rire devient un
ingrédient premier de l’art. Dans les années 1930, le dignitaire nazi Alfred
Rosenberg ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’il eut à cœur de faire passer
pour « dégénérés » les artistes (comme Kokoschka par exemple) qui
usaient de la dérision et de la caricature contre la propagande du Reich.
Portrait de l’artiste en idiot
Le burlesque
devient ainsi le registre privilégié de l’époque moderne, comme en témoigne l’œuvre
de l’artiste Joachim Mogarra. A première vue, il semble proposer un art idiot[3] :
on l’imagine dans une commune du nord de la France, comme un gamin mettant tous
ses proches à contribution, pour les faire jouer avec quelques casseroles, dans
le western ou le road-movie qu’il se
raconte ; mais en arrière-plan, c’est finalement toute une mythologie
(celle de la conquête de l’Ouest et du cinéma hollywoodien) qui se trouve
rejouée et déjouée par l’artiste, comme s’il préférait la posture antihéroïque
des humbles aux images glorieuses qui peuplent nos mémoires de spectateur. La
faiblesse assumée devient ainsi une arme permettant de vaincre une faiblesse
subie, imposée.
L’idiotie s’oppose
donc à la prétention, à un certain usage intimidant de la culture, avec cette
idée que la bêtise des humbles a bien des avantages sur la sotte rigidité des
intellectuels prétentieux. L’idiot contemporain est celui qui oppose une
certaine folie personnelle à la bêtise communautaire, convaincu qu’on ne peut
vaincre la bêtise que par l’idiotie, le moyen le plus efficace de la subvertir,
parce qu’elle réagit en miroir à la bêtise bourgeoise.
Un modèle christique ?
En
définitive, cette manière d’opposer la cohérence de l’innocence à l’incohérence
sociale a presque quelque chose avoir avec le modèle christique des simples d’esprit.
Mais en s’arrogeant ainsi un discours de vérité, l’idiot contemporain ne
court-il pas le même risque d’un moralisme « autosatisfait » que
notre bourgeois du XIXè siècle ? Eternelle aporie qui serait
désespérante si l’on ne pouvait s’en réjouir avec l’idiot d’Ermanno Cavazzoni :
« Raffaello Pelagatti ». Ce personnage est emblématique de l’effondrement
idéologique de notre époque et forme avec son alter ego Pelacani une version
actuelle de Bouvard et Pécuchet : l’un pense que Jésus-Christ est un
extra-terrestre, l’autre que Marx et Engels n’ont jamais existé, renvoyant
ainsi dos à dos les deux utopies majeures de l’humanité…[4] »
[1] « L’idiotie consiste
à vouloir conclure », Flaubert, Corresp.,
Lettre à Louis Bourthet, 4 septembre 1850.
[2] « Sept manifestes
Dada », Œuvres complètes, t. 1,
Flammarion, 1974.
[3] Au
sens dégagé par J.-Y. Jouannais dans son livre L’idiotie, art, vie, politique, méthode, Beaux-arts magazine/livre,
2003.
[4]
Ermanno Cavazzoni, Les idiots (petites
vies), Attila, 2009 ; parodiant les vies de saints du Moyen Age, l’auteur
propose 31 portraits d’idiots contemporains.
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