lundi 29 juin 2020

Baptiste Rappin - Tu es déjà mort ! Les leçons dogmatiques de Ken le survivant



Lisant le titre, on croit d’abord à une plaisanterie, puis on imagine le pire : l’épanchement d’un quadragénaire succombant – un de plus ! – à l’aura « vintage » (stade gâteux du fétichisme de la marchandise) sécrétée par la camelote télévisuelle de notre enfance. La lecture du quart de couverture et du sommaire nous rassurent : l’intérêt que porte au manga Baptiste Rappin, un des critiques contemporains les plus aigus de la société industrielle et de son mode d’emprise sur le monde et les âmes, le management, n’a rien que de très logique. De quoi parlent les mangas, et plus particulièrement Ken le survivant ? De l’après-catastrophe, d’un monde rendu au désert et dans lequel quelques humains luttent pour survivre. Or, la société industrielle est grosse, non pas seulement d’accidents, mais de LA catastrophe, celle qui anéantira toute civilisation. Elle n’est pas une de ses potentialités : elle lui est consubstantielle. D’abord cette question : pourquoi  le manga est-il né au Japon ? Parce que nous dit Baptiste Rappin, les Japonais, par Hiroshima et Nagasaki, ont fait l’expérience de la fin du monde, et cet évènement, à la fois indicible et inaugural, a été pour l’âme nippone l’équivalent d’une table-rase, rendant la population disponible à toutes les injonctions de la post-modernité et transformant l’archipel en un gigantesque laboratoire d’expérimentation. Si l’apocalypse est fin des temps et révélation d’une vérité longtemps restée en incubation, le monde post-apocalyptique est celui du temps de la fin, l’ultime délai avant la clôture finale. Depuis 1945, le Japon, inconsciemment, se vit comme le monde de la post-apocalypse.

Ken le survivant annonce donc un avenir possible, une forme de vie humaine future ; il est « une expérience de pensée anthropologique poussée à un point de radicalité rarement égalée ». Or, une des grandes qualités de cet ouvrage est de montrer que ce monde post-apocalyptique du manga est déjà en gestation, Ken étant « le récit imaginé et symbolique de la déconstruction généralisé ». Ce monde post-apocalyptique est au fond celui que prônent et préparent sans le savoir les sophistes déconstructeurs qui œuvrent dans les universités occidentales depuis un demi-siècle : il est celui du déracinement, du désert, de la meute deleuzienne, de l’instantanéité, du refus du sens et de toute généalogie ; c’est un monde neutre, a-causal et sans pourquoi ; un monde désolé, abîmé dans un présent perpétuel, et traversé par l’« incessant grouillement de singularités mobiles ». Monde inhabitable, si habiter signifie élever l’homme, l’édifier dans la cité, par l’écriture, l’inscription dans une généalogique et surtout, grâce à des institutions légitimes c’est-à-dire qui renvoient constamment à l’Origine (ou, selon le mot de Pierre Legendre à la « Référence »). Bref, le désert qu’arpente Ken est celui, présenté sous une forme dépouillée et radicalisée, de notre condition post-moderne. Muray exigeait de tout écrivain digne de ce nom qu’il sache « déconner plus haut que l’époque », les auteurs de Ken le survivant, dans leur ordre esthétique, y réussissent pleinement.



Toutefois, le manga n’est pas la simple représentation esthétisée du cauchemar survivaliste et du nihilisme cyberpunk. A sa manière, il est illustration du célèbre vers d’Holderlin : « Là où croît le péril croit aussi ce qui sauve » car le spectacle de la barbarie déchaînée rend plus aigu encore l’absence de la civilisation, dont, comme en négatif, il laisse deviner les contours. La lecture de Ken le survivant invite donc au dépassement du nihilisme car même dans ce monde désolé l’avenir est déjà en germe dans l’âme des derniers porteurs de mémoire que croisera le héros sur sa route. On songe à la fin de Fahrenheit 451, dans lequel le personnage principal conserve l’espoir d’un avenir humain en rencontrant d’autres errants dont chacun porte en lui un livre qu’il a appris par cœur.  


Tu es déjà mort ! met brillamment à jour le sens profond, en partie inconscient, secret, voire « ésotérique », du manga. C’est aussi un livre salubre : critique implacable de la déconstruction dont l’univers du manga est, sous une forme extrême, une illustration, son auteur sait aussi exhumer des ruines de ces mondes post-apocalyptiques - notamment en s’appuyant sur les travaux de Pierre Legendre - les fondations communes à toute civilisation.  Tu es déjà mort ! est sans doute également un ouvrage secrètement provocateur, un discret pied de nez adressé aux collapsologues qui croient faire œuvre originale en mobilisant gravement leur savoir scientifique en vue d’alerter les foules sur l’imminence de la catastrophe. Or, la catastrophe a déjà eu lieu, et l’après-catastrophe, ainsi que ce qui permettra la renaissance de la civilisation, travaillent en souterrain notre présent. C’est par une ironie de l’histoire que fut confiée au manga, longtemps perçu comme le comble du mauvais goût télévisuel, la mission d’en informer, à la fin du siècle dernier et à l’heure du goûter, des millions de morveux enthousiastes.

François GERFAULT


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mercredi 24 juin 2020

La tribune d'Emile Boutefeu




Canicule (Covid Remix)

Plus inerte et puant
qu'un plein bock de merde
J'attends le SAMU





Retrouvez Emile Boutefeu dans le dernier Idiocratie, 
le numéro Moins Deux !


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samedi 20 juin 2020

L'Incorrect censuré





L’Incorrect est un magazine d’idées lancé en septembre 2017. Comme son titre le laisse supposer, le mensuel dirigé par l’essayiste Jacques de Guillebon fait peu de cas du politiquement correct. Au moment du lancement de la revue, le très bien-pensant journal La Croix la décrivait comme une initiative visant à « briser le cordon sanitaire qui isole le Front national en le séparant de la droite » et, logiquement, comme une publication se situant « entre droite et extrême-droite ». Diantre ! C’est vrai que dans les milieux du journalisme rampant, on aime bien que les idées restent flotter à la surface des eaux, comme des étrons. Ainsi, tout le monde peut s’en délecter et à l’occasion en distiller le fumet dans les salons de la libre parole. 

La dernière couverture de L’Incorrect a donc logiquement froissé quelques susceptibilités et amené à en empêcher l’affichage sur les kiosques de presse. Cette décision, comme le précise Jacques de Guillebon, dans la dernière lettre quotidienne du journal (L'incotidien abonnez-vous, elle est excellente), n’a pas été prise par les services de l’Etat sous la pression de quelques associations ou ligues de vertu politique. Non pas. La couverture de L’Incorrect a été censurée « par le principal propriétaire de kiosques dans la région parisienne qui dispose d’un quasi-monopole de fait, Mediakiosk, filiale du géant JC Decaux. » Heurtés par la « une » un peu trop remigrationniste, JC Decaux et sa filiale Mediakiosk ont pris au mot la devise ironique du journal : « Faites-le taire ! » L’ironie est devenue mot d’ordre. La couverture de L’Incorrect a disparu des kiosques. Et la censure s’est démocratisée, désormais à la portée de n’importe quelle société privée. 




Les âmes molles s’en frotteront les mains. Peu importe d’où qu’elle vienne, la censure est toujours bonne à prendre quand il s’agit d’empêcher l’antépénultième retour de la bête immonde. En la matière, JC Decaux est plus prosaïque, il sait que la publicité est aujourd’hui idéologique et tourne autour d’une seule et même rengaine : dénoncer le racisme sous toutes ses formes. C’est bon pour les affaires, point à la ligne. Or, le « n°1 mondial de la communication extérieure » compte dans ses principaux actionnaires des géants tels The Capital Group Companies ou The Vanguard Group, deux des trois plus importants fonds de pension au monde qui ne sont pas des entités connues pour leurs sympathies souverainistes, moins encore remigrationnistes. En France tout particulièrement, les élites doivent s’abreuver quotidiennement à la soupe diversitaire sous peine de voir leurs rétributions en partie coupées. Récemment, le journal Le Monde s’est encore cru obligé de se fendre d’une tribune déplorant le retoquage par le Conseil Constitutionnel de la liberticide Loi Avia. Comme JC Decaux, Le Monde aimerait bien que les médias et Internet restent sur la ligne de flottaison, sans remous, à la surface, comme des étrons libres. 

Exit les discours de haines, bienvenue à la seule parole de connivence, rampante et repentante. Toute la cohorte des suiveurs appointés n’imaginent même plus qu’il puisse exister une contradiction dans l’arène publique. Les réseaux sociaux sont justement là pour servir de défouloir sous le contrôle méticuleux des grands groupes privés à qui l’on délègue le rôle de tenir en laisse la liberté d’expression. La démocratie libérale, en refoulant au plus profond d’elle-même les principes dont elle est issue, s’écroule lentement sous le poids des intérêts de toutes sortes. Une nouvelle fois, la police privée des étrons a agi de son propre chef sous l’œil torve et apeuré des responsables publics. Bon dieu, faites-les taire, une bonne fois pour toute !   



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jeudi 18 juin 2020

Entretien avec Baptiste Rappin (partie 3)





Dans le numéro Moins Un, nous avons réalisé un entretien-fleuve avec le philosophe Baptiste Rappin, spécialiste du management. La gestion du coronavirus a révélé toute l’étendue de la managérialisation du monde avec, entre autres, la mise sous tutelle du champ politique par l’imposition d’une multitude de règles techniques, juridiques, scientifiques, sanitaires, etc. Ainsi, la décision qui se trouve au fondement de l’exercice souverain a été dilué dans des dispositifs et des protocoles qui, sur la base d’une modélisation intégrale de la société, devaient en assurer l’efficacité maximale. Comme dans tous les secteurs où ce modèle a sévi, le résultat s’est avéré calamiteux : informations contradictoires, chaîne de décisions incompréhensible, responsables aux abonnés absents, infantilisation des citoyens, etc. Pour comprendre les ressorts de ce naufrage, il faut revenir au fondement de cette nouvelle gouvernance dont Baptiste Rappin a démonté les mécanismes avec brio. La mise en ligne de cet entretien est également l’occasion de rappeler les titres de ces principaux ouvrages : Au fondement du Management, Heidegger et la question du management, La rame à l’épaule, Au régal du management, De l’exception permanente, Tu es déjà mort !  
Vous pouvez d’ailleurs prendre directement attache avec l’auteur si vous souhaitez acquérir les ouvrages à un tarif préférentiel.

Suite...

Dans Heidegger et la question du management vous envisagez le management comme une nouvelle sophistique. Pourquoi ?

Plusieurs raisons m’amènent en effet à considérer le management comme une forme postmoderne de sophistique, et les managers et les consultants comme des sophistes, c’est-à-dire des maîtres de rhétoriques, certes bien moins brillants que leurs antiques prédécesseurs.
En premier lieu, certains théoriciens du management, et je pense ici en particulier à Romain Laufer, professeur émérite d’HEC, développent la thèse selon laquelle manager consiste à légitimer les décisions et les actes par la parole. Dans une société, la nôtre, dans laquelle la légitimité n’est plus donnée ou conférée par une extériorité, transcendance et/ou antécédence, l’autorité doit à chaque instant attester de son droit à s’exercer en tant que telle : la parole n’a plus vocation à être le fondement de la délibération, comme ce fut le cas chez Aristote et plus récemment chez Hannah Arendt, elle devient l’instrument stratégique et performatif de manipulation des représentations par lequel je parviens à justifier mes actes aux yeux des parties prenantes concernées (salariés, hiérarchie, syndicats, investisseurs, etc.). Par exemple, un tableau de bord ne vaut que par le récit dans lequel il s’insère, le choix de ce dernier pouvant donner à des décisions variées voire opposées. Les stériles débats qui accompagnent chaque mois la publication des chiffres du chômage prouvent que « l’on peut faire dire aux chiffres ce que l’on veut », ce qui est bien le propre de la sophistique qui « dit tantôt une chose et tantôt une autre » alors que « la philosophie, au contraire, dit toujours la même chose » (Platon, Parménide, 482 a).
En outre, le management relève de la sophistique en raison du souci de l’effet qui les caractérise tous deux : la performance pour le premier, le performatif pour la seconde. Tout acte ou tout discours ne vaut que par ses conséquences : exeunt l’intention, le contenu, le telos, seul l’impact compte, seules les retombées peuvent être comptabilisées, c’est-à-dire être enregistrées et traitées en vue de réintégrer la boucle de rétroaction de l’organisation. Au total, management et sophistique affichent le même mépris pour la vérité, et usent du flottement des signifiants pour atteindre les objectifs visés : l’ensemble de la réalité se trouve rabattu sur le seul plan de la technè.
Ce qui m’amène au dernier point, proprement ontologique celui-là. Mais il faut ici repartir de la structuration hiérarchisée et tripartite du monde selon Platon qui distinguait, souvenons-nous du mythe de la caverne au livre VII de La République, les Formes, ensuite les objets issus de l’imitation supérieure, et enfin les simulacres produits par l’imitation inférieure. Ce qui caractérise les sophistes, c’est de vouloir détacher les ombres de la caverne, les fantasmes, les simulacres, les copies de copies, de leur origine : le monde réel, qu’il soit sensible (les objets) ou intelligible (les Formes). De ce point de vue, le rhizome de Deleuze et Guattari représente le parfait simulacre, lui que ses inventeurs définissent comme « l’antigénéalogie » (dans Rhizomes, 1976, p. 72). De son côté, la méthodologie adoptée par la cybernétique se nomme, selon le terme même de Herbert Simon, « simulation » : l’effort de modélisation, infini car aucun modèle ne saurait épuiser la réalité, conduit à la construction de simulacres dont la survie est liée à leur performance. Ainsi les modes du management, qui ne sont au fond qu’une succession de modélisations, viennent-elles puis passent-elles en fonction de leur adaptation à un contexte particulier. Mais quand les modèles, c’est-à-dire les simulacres, prolifèrent, on peut se demander dans quelle mesure ils ne prétendent pas se substituer à la réalité. Deux thèses ici se côtoient : celle de Baudrillard qui, dans Simulacre et simulation (1981), annonce le grand règne de la métaphysique du code ; celle de Jean-François Mattéi qui maintient, en bon platonicien, que tout simulacre est simulacre de quelque chose (dans La puissance du simulacre, 2013). Que la balance penche d’un côté ou de l’autre, je crois que l’on peut toutefois s’accorder sur le mouvement général d’abstraction et de déracinement ontologiques poursuivi par la cybernétique et ses excroissances (management bien sûr, mais également intelligence artificielle, sciences cognitives, sciences de l’éducations, etc.) depuis maintenant près de sept décennies.Le monde est devenu, pour reprendre ici l’expression de Günther Anders, un « fantôme ».


Comment la révolution numérique en cours s’inscrit-elle dans la « managérialisation » du monde ?

La révolution numérique, dite encore « digitale », est l’expression qui vient aujourd’hui à la bouche de tout responsable. En effet, que l’on soit chef d’entreprise, responsable d’un établissement scolaire ou directeur d’un musée, tout doit se digitaliser : les œuvres, les contenus, les méthodes, les façons de travailler et d’apprendre... C’est un véritable discours de la table rase que nous entendons ad nauseam. Il va de pair, soit dit en passant, avec l’exigence d’agilité des hommes et des structures qui constitue ce que l’on pourrait appeler le « mythe » du management ultramoderne : « mythe » au sens du syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel, c’est-à-dire d’ensemble d’images mobilisatrices et même motrices. Les soubassements idéologiques, liées à l’horizontalisation du monde et à la réduction de l’homme à des caractéristiques corporelles voire animales, me semblent ici assez limpides pour ne pas y revenir.
En revanche, je peux tout d’abord pointer que le « digital » n’est pas une affaire si nouvelle : il me semble précisément lié au projet cybernétique dont l’une des principales ruptures, je crois que cela n’a pas été suffisamment soulevé en raison de la focalisation de l’attention sur les exploits techniques, se produit dans l’ordre du langage. La modélisation des systèmes repose en effet sur l’abandon du langage analogique, qui utilise le concret pour s’élever progressivement vers l’intelligible (l’œil est à la vue ce que la raison est à l’âme), et sur l’adoption et l’opérationnalisation du langage digital issu de l’algèbre de Boole. Il s’agit d’un langage binaire, qui se combine parfaitement avec la théorie des ensembles (Cantor), la logique propositionnelle moderne (Frege, Russell, Whitehead, le premier Wittgenstein pour les plus célèbres) et la philosophie analytique de façon plus générale, et a accouché ni plus ni moins de l’informatique et de l’intelligence artificielle.
Là où tout cela devient à mon sens très intéressant, c’est que le digital donne consistance et légitimité aujourd’hui, aux XXe et XXIe siècles, à la doctrine de l’univocité par laquelle Duns Scot, au XIIIe siècle, entendait rompre avec l’analogie. L’univocité, en effet, suppose une essence commune à l’ensemble des étants, dont les différences proviennent de modalités qui s’ajoutent à cette base commune. L’étant devient en quelque sorte prisonnier de lui-même, dans une clôture qui ne lui autorise aucun renvoi vers un autre degré d’être, mais qui possède l’avantage de pouvoir lui assigner une place fixe et définitive : oui ou non, vrai ou faux, x ou y, etc. Se trouve ici ouverte la possibilité, avec une telle ontologie et des calculateurs géants, du gouvernement des données, le fameux Big data, auquel nous sommes soumis à chaque fois que nous « surfons sur le Web ».

Le management génère-t-il un accroissement du gnosticisme lui-même inhérent à la modernité si l'on en croit Voegelin ?

Voilà qui découle directement de la question précédente ! En effet, l’erreur courante consiste à prendre les mots d’« organisation » et d’« information » dans leur sens  courant, et par conséquent à objecter à mon raisonnement que toutes les sociétés, depuis la nuit des temps, se sont toujours organisées, et que les hommes, depuis qu’ils sont hommes, n’ont cessé de communiquer. Bel exemple d’anachronisme, « péché le plus irrémissible d’entre tous » selon l’expression de Lucien Febvre, qui paralyse la pensée ! D’une part, l’organisation ne relève pas simplement de l’arrangement, de la mise en ordre voire de la division du travail, mais prend la forme spécifique de la boucle de rétroaction ainsi que nous l’avons vu. Et d’autre part, l’information telle que l’envisagent les cybernéticiens revêt la forme abstraite issue de la révolution logique moderne évoquée ci-dessus. On pourrait la définir comme un atome de temps, c’est-à-dire un événement qui se laisse décomposer en un code binaire appelant un traitement lui-même logique (programme ou algorithme). Si donc la boucle de rétroaction se caractérise par la maîtrise et la régulation de l’information, cela signifie que son fonctionnement consiste, au final, à capter et à générer un nombre grandissant de codes. Par exemple, une grille d’évaluation consiste à modéliser l’activité humaine, c’est-à-dire à prélever sur cette dernière la seule part fonctionnelle (à l’exclusion, donc, de sa dimension charnelle et de son caractère communautaire), si bien que les décisions qui en résultent ne sont plus basées sur le réel, mais sur les simulacres qui en tiennent lieu. De façon générale, la nature logico-formelle de l’information conduit à son indifférence quant à ses supports matériels : les mêmes processus sont en effet à l’œuvre dans le cerveau humain, dans un système d’information d’entreprise ou encore dans une voiture. C’est tout simplement l’épaisseur et la consistance du concret, dont la traduction politique se nomme « subsidiarité », qui disparaissent dans cette opération démiurgique de conversion ontologique. Pour conclure, je dirais que la généralisation de ces processus m’amène ainsi à concevoir le monde contemporain comme une gigantesque bulle spéculative : façon de dire que l’acosmisme gnostique trouve dans la cybernétique et le management une nouvelle et puissante actualité.

En quoi le management produit-il une nouvelle configuration du monde ; autrement dit, une nouvelle utopie capable de dépasser les limites de notre imaginaire occidental ?

Il est de coutume de confondre capitalisme et management : en fin de compte, le second serait le bras armé du premier. Le raisonnement pourrait se justifier d’un point de vue historique, mais me paraît limité sur le plan de l’analyse philosophique. En effet, si le capitalisme, ainsi que l’indique son nom, a à voir avec le capital et son accumulation, c’est-à-dire avec un système productif fondé sur le travail abstrait et la sur-valeur (Livre I du Capital de Marx), le management, quant à lui, suit la finalité générique de l’efficacité, ou encore de la performance, que celle-ci concerne l’entreprise ou toute autre organisation (université, hôpital, associations, collectivités...). Taylor, dès la préface des Principes, affirme bel et bien que le management a vocation à s’appliquer à n’importe quelle activité humaine, c’est dire que l’impérialisme lui est consubstantiel et qu’il ne connaît guère le sens des limites. Ainsi, les expériences des disciples de Taylor portent-elles aussi sur le travail à l’usine, ce qui ne nous surprend point, mais également sur le dressage de la table (à une main, à deux mains ?), la vaisselle, l’organisation du foyer domestique, etc. Ce dernier point n’a rien à voir avec l’argent, mais avec l’efficacité, et même l’efficience : la réalisation d’objectifs qui consomment le minimum de moyens (il est plus rapide de mettre le couvert à deux mains, et cela libère du temps pour la réalisation d’une autre tâche : c’est ce que Harmut Rosa nomme l’accélération du monde qui, au sens strict, devrait être appelé sa « densification »). Le premier aspect de l’utopie se formule ainsi : tout comportement est efficace si on l’analyse du point de vue du management scientifique.
Mais cela ne suffit guère : en effet, comme l’a très bien vu le grand sociologue Émile Durkheim, la division du travail et la spécialisation outrancière des tâches entraînent une solidarité accrue entre les différentes parties du système productif : chaque ouvrier devient en effet dépendant de celui qui le précède sur la ligne d’assemblage pour travailler et gagner sa vie. Ce n’est donc qu’accessoirement que la performance est individuelle car elle provient essentiellement de la coopération des travailleurs. D’où l’adage de Taylor que l’on peut lire dans les Principes : « Harmony, not discord ; cooperation, not individualism », sentence qui rompt aussi bien avec l’individualisme libéral (politique, économique et/ou culturel) et le marxisme qui élève la lutte en moteur de l’histoire. En fait, l’ingénieur américain reformule à sa manière le projet industrialiste de Saint-Simon qui voyait dans le travail moderne le moyen effectif d’enfin parvenir à l’association universelle promise par le christianisme primitif, mais dont la réalisation fut entravée par l’Église et les institutions qu’elle inspira (comme l’État moderne). Voici donc l’utopie industrialiste et managériale : l’efficacité (et donc le bonheur) par la coopération sans médiation. Dit autrement : c’est la promesse d’un Nouveau Monde, débarrassé du marbre des palais de l’Europe, et dont les États-Unis sont la figure de proue.



Pourquoi aborderez-vous la question du transhumanisme dans votre troisième volume ? Pouvez-vous d'ores et déjà nous préciser le lien avec le management ?

Je crois pouvoir répondre à votre question à partir du personnage, trop peu connu du grand public à mon sens, de Herbert Simon. Ce dernier obtint le Prix de la Banque de Suède (faussement appelé Prix Nobel d’Économie) pour ses travaux sur la rationalité limitée, appartient au cercle restreint des pionniers de l’intelligence artificielle dans les années 1950, et, comme si cela ne suffisait pas, fonda la discipline du comportement organisationnel qui détient les clefs de l’anthropologie managériale. Comment alors rendre compte de l’unité de la pensée de cet auteur en embrassant ces trois dimensions du comportement administratif, de la rationalité limitée et de l’intelligence artificielle ? Il s’agit d’une conception cognitivo-comportementale de l’être humain, dont les soubassements sont informationnels, et qui ouvre la voie à la création de techniques de manipulation et de domestication de l’homme. Détaillons tout d’abord les principes avant d’en venir à leur déclinaison opérationnelle.
Rationalité limitée : cela signifie que nos capacités cognitives ne nous permettent pas de récolter toute l’information présente dans l’environnement (on parle d’information imparfaite ou d’information asymétrique) et que, quand bien même nous y parviendrions, nous ne serions pas en mesure de la traiter pour rendre une décision optimale. On comprend que Simon s’oppose ici aux économistes néoclassiques qui font le postulat d’une information parfaite et d’une rationalité absolue. Mais l’on saisit également que l’intelligence artificielle a précisément pour rôle de venir combler cette lacune cognitive, d’une part en installant des capteurs artificiels qui pallient les limites de nos sens, d’autre part en créant des algorithmes capables de traiter l’information récoltée de telle façon qu’un cerveau humain ne pourrait le faire. Mais qu’en est-il du comportement administratif rebaptisé plus tard comportement organisationnel ? Eh bien, le raisonnement demeure strictement identique : alors que l’intelligence artificielle joue le rôle d’une prothèse extérieure, quand bien même elle se glisserait aujourd’hui sous notre peau, le comportement organisationnel, quant à lui, étudie les différentes formes de prothèse interne : à savoir l’intériorisation des buts organisationnels par l’individu. En effet, une plus grande efficacité de décision est atteinte, eu égard à la performance de l’organisation, quand le salarié a internalisé les buts et les normes de cette même organisation. Ce phénomène, Herbert Simon le nomme « docilité » qu’il définit comme « la tendance à se conduire d’une façon qui est approuvée socialement et à réfréner les conduites qui vont dans un sens qui est désapprouvé ». La docilité se nomme aujourd’hui, dans les articles et les ouvrages de comportement organisationnel, « implication organisationnelle », « engagement organisationnel », « citoyenneté organisationnelle », « attachement organisationnel », etc., et dans la bouche des gourous du management, des consultants et des managers : savoir-être, agilité, mobilisation. Il s’agit par conséquent d’un transhumanisme cognitif dont la phénoménologie n’a pas l’évidence du transhumanisme technologique « classique », mais dont le raisonnement sous-jacent demeure tout à fait identique : plutôt que d’inscrire l’être humain dans une communauté pour donner un sens à sa finitude, ce qui suppose donc de l’appréhender comme un animal politique doué de parole, mieux vaudrait trouver une solution technique et procédurale à ses trop nombreuses déficiences qui l’empêchent d’être performant de façon optimale. On voit bien à quelle involution peut alors conduire le raisonnement évolutionniste.

Comment ont été reçus les deux premiers volumes, en particulier par vos collègues spécialistes de management ? 

Pour être tout à fait honnête, très peu d’entre eux m’ont lu, et mes ouvrages ne déclenchent manifestement aucun élan ni débat dans la communauté des sciences de gestion. Je ne fais par ailleurs aucun effort pour faire connaître mon travail à l’étranger, étant trop occupé à de multiples lectures ainsi qu’à l’écriture de mes futurs ouvrages. Je fuis également les colloques universitaires, limitant ma présence à un ou deux événements par an, ce qui, objectivement, est déjà trop et, subjectivement, me coûte, car je les considère comme des cérémonies d’autocélébration et de mise au pas. Et il va sans dire qu’il est tout à fait hors de question de soumettre mes ouvrages à des concours ou à des processus de labellisation. De façon générale, les tâches serviles de la valorisation me répugnent, les basses besognes de la communication me fatiguent, je n’aime guère « y mettre du mien », je déteste « arrondir les angles », je hais devoir condenser ma pensée en quelques lignes ou en quelques minutes, et que dire de mon aversion pour le putanat intellectuel et le clientélisme généralisé de l’université et des media ? Tout cela, c’est la société du spectacle qui est l’autre face de l’abstraction, de la « séparation » dirait Debord, c’est-à-dire, au fond, du gnosticisme postmoderne. La contrepartie du mépris que j’affiche pour mes contemporains se paie logiquement de la relative confidentialité de mon travail.
Mon réconfort provient plutôt des rares philosophes qui lisent mon travail, m’avouent l’apprécier sans nécessairement en partager le fond, et plus encore de ces chefs d’entreprise et de ces managers cultivés (je vous rassure, ces derniers, qui ne sont guère légion comme vous pouvez l’imaginer, n’ont pas été formés dans des business schools) qui m’envoient des témoignages de sympathie et m’assurent que mes ouvrages leur permettent de décrypter leur quotidien en particulier, et le monde contemporain en général.
Après cet état des lieux de la diffusion de mes livres, pas très glorieux il faut le dire, il me reste à remercier ceux qui n’hésitent pas à promouvoir mon effort de pensée et à même lui conférer une certaine publicité (au sens de « rendre public », bien sûr...) : mon éditeur Frédéric Ovadia, Juan Asensio qui tient le tentaculaire blog Stalker, Pierre-Yves Rougeyron qui conduit un remarquable travail à travers le Cercle Aristote, Aude de Kerros, Charles de Meyeret, Rémi Soulié pour leurs invitations respectives et renouvelées à Radio Courtoisie où le temps est rarement compté (quel luxe !), quelques rares autres dont le nom, présentement, ne me vient pas en tête, et, désormais, vous-même !


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