Dans
le numéro Moins Un, nous avons réalisé un entretien-fleuve avec le philosophe
Baptiste Rappin, spécialiste du management. La gestion du coronavirus a révélé
toute l’étendue de la managérialisation du monde avec, entre autres, la mise
sous tutelle du champ politique par l’imposition d’une multitude de règles
techniques, juridiques, scientifiques, sanitaires, etc. Ainsi, la décision qui
se trouve au fondement de l’exercice souverain a été dilué dans des dispositifs
et des protocoles qui, sur la base d’une modélisation intégrale de la société,
devaient en assurer l’efficacité maximale. Comme dans tous les secteurs où ce
modèle a sévi, le résultat s’est avéré calamiteux : informations
contradictoires, chaîne de décisions incompréhensible, responsables démissionnaires, infantilisation des citoyens, etc. Pour comprendre les ressorts de ce
naufrage, il faut revenir au fondement de cette nouvelle gouvernance dont
Baptiste Rappin a démonté les mécanismes avec brio. La mise en ligne de cet
entretien est également l’occasion de rappeler les titres de ces principaux ouvrages :
Au fondement du Management, Heidegger et la question du management, La rame à l’épaule, Au régal du management, De
l’exception permanente, Tu es déjà
mort !
Vous pouvez d’ailleurs
prendre directement attache avec l’auteur si vous souhaitez acquérir les
ouvrages à un tarif préférentiel.
Dans
la préface du premier volume de la Théologie
de l’organisation, Jean-François Mattéi reprend votre formule qui assimile
la révolution en cours à « la Nouvelle Trinité Infernale :
Organisation-Information-Management ». Quelle est la nature de cette
révolution ? Comment expliquer le relatif silence qui l’entoure ?
Cette formule met en
exergue la grande parodie que constitue le management. Il ne s’agit pas d’une
référence à la Trinité chrétienne de façon spécifique, mais d’une allusion plus
générale à la nécessaire ternarité
des structures anthropologiques par lesquelles les civilisations se
maintiennent dans le temps. En effet, nul ensemble humain ne saurait se passer
de cette dimension transcendante du tiers qui occupe la place de la légitimité
fournissant l’ensemble des réponses aux questions existentielles et
métaphysiques qui taraudent en même temps qu’elles constituent l’être humain. En
d’autres termes, le management s’avère être un processus infernal non pas en ce
qu’il serait l’envoyé satanique d’une puissance maléfique, mais dans la mesure
où il opère quotidiennement en suivant des modes opératoires à proprement
parler dia-boliques, c’est-à-dire en opposition à la logique sym-bolique que
j’évoquais à l’instant. Ce qui me semble absolument inédit et propre à l’époque
contemporaine, c’est qu’elle érige en référence une référence qui pose en
absolu l’inanité de toute référence : geste proprement suicidaire qui
conduit à l’anomie et à l’effondrement dans une apocalypse douce mais dont la
pente est bien certaine.
Comment puis-je affirmer et
fonder une telle thèse ? En conduisant un travail de généalogie puis d’analyse des formes managériales
contemporaines : en bon platonicien, je considère que l’origine laisse son
empreinte sur les phénomènes qui lui succèdent et que son identification
devient dès lors un préalable à toute compréhension authentique. Cette méthode
est bien entendu un pied de nez épistémologiques à la dilution des filiations
historiques dans les séries foucaldiennes, dans les disséminations deleuziennes
et derridiennes, ou alors à son verrouillage dans les structures
pseudo-marxistes. Que suis-je alors en mesure d’énoncer ? Que le
management contemporain s’est édifié à partir d’un archi-modèle, celui de la boucle de rétroaction qui repose sur les
deux concepts d’information et d’organisation : toute organisation reflète
en réalité la circulation maîtrisée et régulée de l’information en vue
d’atteindre une finalité, maîtrise et régulation obtenues par des dispositifs
de feedbacks, encore appelés
d’évaluation, de contrôle ou d’asservissement (d’où la notion de
« servomécanisme ») assurés par les managers qui remplissent les
services de la technostructure des organisations (contrôleur de gestion,
contrôleur qualité, gestionnaire de ressources humaines, etc.). Cet
archi-modèle a vocation à s’appliquer à toute activité collective finalisée, ce
qui ne le limite donc pas à la seule entreprise : telle est précisément la
force plastique du management. Pour
conclure, il paraît assez évident que la performance que vise toute
organisation nécessite le seul fonctionnement de la boucle de rétroaction, sans
aucun procès de symbolisation ou de recours à un tiers extérieur à ce plan
d’immanence. Appliquer le management à l’ensemble des pans de la société, c’est
donc élever au statut de référence une référence qui pense les sociétés
humaines en dehors de toute référence.Voici pourquoi je qualifiai le triptyque
« management-information-organisation » de « Trinité
infernale » : il s’agit tout simplement d’un simulacre de structure
ternaire.
La
révolution managériale prend sa source dans la cybernétique qui semble pourtant
aujourd’hui une notion bien désuète. Comment l’expliquer ? Quel rôle, en
particulier, ont joué les conférences Macy aux États-Unis ? Peut-on faire
un lien avec le colloque Walter Lippmann qui a posé les fondements du
néolibéralisme dès 1938 ?
Le management contemporain
prend effectivement ses racines dans la cybernétique après avoir reçu ses
impulsions initiales du côté des ingénieurs anglais, américains et français.
Mais il doit sa mutation informationnelle à un ensemble de chercheurs
américains, ou européens émigrés aux États-Unis, qui furent réunis entre 1946
et 1953 sous l’égide de la Fondation Macy. Dans quel objectif ? Trouver un
fondement commun à l’ensemble des disciplines représentées, qui allaient des
mathématiques (avec la figure emblématique de Norbert Wiener, mais aussi le
jeune génie Walter Pitts, sans oublier John von Neumann) à l’anthropologie
(Margaret Mead et Gregory Bateson) en passant par la neurobiologie (Warren
McCulloch), la psychanalyse (Lawrence Kubie), la psychologie sociale (Kurt
Lewin et son disciple Alex Bavelas), la sociologie (Paul Lazarsfeld), la
physiologie (Arturo Rosenblueth), l’« informatique » (Julian
Bigelow), etc. Le plus drôle, car cela relèverait presque d’une ruse de
l’histoire, c’est que la forme se fit fond, ou le medium le message pour
rependre une célèbre formule de Marshall McLuhan, car la communication, qui
réunit donc ces chercheurs dans ce qu’il serait convenu d’appeler aujourd’hui
« une démarche interdisciplinaire », devint précisément le concept
unificateur recherché. C’est à partir de ce moment précis que l’information
deviendra comme la brique élémentaire, que le
bit se fera atome en quelque sorte, et qu’elle constituera le nouvel
horizon des sciences dans la société de la connaissance : l’ADN se
comprend alors comme un code (Watson et Crick), l’inconscient comme un langage
(Lacan), la psychothérapie repose sur l’échange entre le thérapeute et son
patient (Mental Research Institute
plus connu sous le nom d’école de Palo Alto), l’information devient une
dimension de la réalité à côté de la matière et de l’énergie (Léon Brillouin),
etc. Le management s’inscrit dans cette dynamique générale qui fait
« époque », au sens heideggérien du terme : le paradoxe est alors
que le terme de « cybernétique » disparaît dès la fin des conférences
Macy alors même que, par quelque bout qu’on le prenne, l’être se donne
invariablement comme boucle de rétroaction.
Alors quels liens
pouvons-nous établir avec le colloque Walter Lippmann, dont Pierre Dardot et
Christian Laval retracent, avec force détails, l’histoire dans leur ouvrage
très complet La nouvelle raison du monde (2009)
? Pour ces deux auteurs, le néo-libéralisme est une réponse à la crise du
libéralisme classique qui reposait sur le libre-échange : au fond, le
marché ne repose pas sur des lois naturelles, mais sur une construction,
c’est-à-dire par son organisation que les gouvernements ont à prendre en
charge. Ce virage est précisément conçu en 1938 lors du colloque Lippmann qui
se tint pendant cinq jours à Paris et réunit des personnalités aussi diverses
que Friedrich Hayek, Raymond Aron, Jacques Rueff, Louis Rougier, Wilhelm Röpke
et Alexander von Rüstow (Michel Foucault propose une lecture de ces deux
derniers auteurs dans ses analyses de l’ordolibéralisme allemand). On perçoit
alors le pont qui pourra relier les deux rives du néolibéralisme et de la
cybernétique : le constructivisme
propre au concept d’organisation. Pontage pleinement réalisé avec la
conceptualisation du marché comme auto-organisation par Hayek, et bien analysée
par Maxime Ouellet dans son ouvrage de 2014 intitulé La révolution culturelle du capital et sous-titré « Le
capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information ».
Pour
Frederick Taylor, l’organisation scientifique du travail permet non seulement
d’optimiser la production mais contribue aussi à faire de l’homme une variable
d’ajustement comme n’importe quel produit. En quoi le management prend-il le
relais de ce dispositif de domestication tout en l’intensifiant ?
Taylor est le premier à
avoir systématisé un ensemble de pratiques de gouvernement des hommes dans les
usines, issues bien sûr de la révolution industrielle, dans un livre publié en
1911 dont le titre ne peut qu’éveiller l’attention du philosophe : Principes du management scientifique.
D’une part, le terme de « principe » incite à voir dans cet ouvrage
non pas une juxtaposition ou un inventaire de modes opératoires, mais la
présentation des fondements de ces techniques : cette prétention est
éminemment philosophique, et mérite d’être prise au sérieux malgré les
maladresses voire les limites de l’auteur. D’autre part, l’expression de
« management scientifique » indique qu’il ne saurait y avoir de
management que scientifique, et que le management n’est pas un art ou une
tradition. De ce point de vue, il s’inscrit dans la révolution scientifique
moderne qui, ayant effacé la distinction entre la Terre et le Ciel, postule que
le monde sensible, celui dans lequel nous existons chaque jour, se trouve
soumis aux mêmes nécessités que le monde des sphères : ici se trouve alors
ouverte la possibilité inédite d’un gouvernement scientifique des êtres
humains, ce que Michel Foucault a précisément étudié sous le terme de
« biopouvoir » ou encore de « savoir-pouvoir ». Toute la
part de la contingence, liée à l’exercice éthique et politique de ce
qu’Aristote nommait la prudence, se trouve par conséquent avalée par la
détermination des hommes par les sciences dites humaines.
Mais précisons
encore : car il est de coutume d’avancer que le management scientifique a
conçu le travail de l’homme en fonction des innovations mécaniques. Il faut
hélas inverser le raisonnement : c’est parce que des ingénieurs, comme
Charles-Auguste Coulomb par exemple, ont modélisé les gestes humains qu’ils ont
conçu les premières machines. En somme, c’est en raison d’un renversement anthropologique qu’une
forme de gouvernement comme le management scientifique fut rendue possible.
S’il y a donc un combat à mener, il ne doit pas l’être pour une amélioration
des conditions de travail, pour une autre organisation du travail ou pour un
management qui serait dit « alternatif », mais au nom d’un autre
rapport au monde qui échappe à l’emprise de la mise à disposition, du Gestell.
Cette révolution
anthropologique, qui ne retient finalement de l’homme que les actes et les
comportements qui le mènent vers l’efficacité, ou la performance comme l’on dit
aujourd’hui, fut soutenue de façon rationnelle, pour la première fois me
semble-t-il, par Claude-Henri de Saint-Simon, dont Auguste Comte fut le disciple
le plus fameux. L’homme se définit alors par ses « capacités »,
c’est-à-dire par son aptitude à s’insérer
dans le réseau productif ; raisonnement que l’on trouve aujourd’hui
prolongé, systématisé et opérationnalisé par le « management des compétences »,
pierre angulaire de la Gestion des Ressources Humaines qui apparaît à partir
des années 1980. Dans un tel cadre,
seuls les profils qui savent s’adapter en permanence, au péril de leur
identité, restent dans le jeu, le marché du travail permettant de maintenir
sous pression les travailleurs, qui ne veulent pas perdre leur
« emploi », et les « demandeurs d’emploi », qui aspirent à
en trouver un.
(à suivre)
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