Lisant le
titre, on croit d’abord à une plaisanterie, puis on imagine le pire :
l’épanchement d’un quadragénaire succombant – un de plus ! – à l’aura
« vintage » (stade gâteux du fétichisme de la marchandise) sécrétée
par la camelote télévisuelle de notre enfance. La lecture du quart de
couverture et du sommaire nous rassurent : l’intérêt que porte au manga
Baptiste Rappin, un des critiques contemporains les plus aigus de la société
industrielle et de son mode d’emprise sur le monde et les âmes, le management,
n’a rien que de très logique. De quoi parlent les mangas, et plus
particulièrement Ken le survivant ? De l’après-catastrophe, d’un
monde rendu au désert et dans lequel quelques humains luttent pour survivre.
Or, la société industrielle est grosse, non pas seulement d’accidents, mais de
LA catastrophe, celle qui anéantira toute civilisation. Elle n’est pas une de
ses potentialités : elle lui est consubstantielle. D’abord cette
question : pourquoi le manga est-il
né au Japon ? Parce que nous dit Baptiste Rappin, les Japonais, par
Hiroshima et Nagasaki, ont fait l’expérience de la fin du monde, et cet
évènement, à la fois indicible et inaugural, a été pour l’âme nippone l’équivalent
d’une table-rase, rendant la population disponible à toutes les injonctions de
la post-modernité et transformant l’archipel en un gigantesque laboratoire
d’expérimentation. Si l’apocalypse est fin des temps et révélation d’une vérité
longtemps restée en incubation, le monde post-apocalyptique est celui du temps
de la fin, l’ultime délai avant la clôture finale. Depuis 1945, le Japon,
inconsciemment, se vit comme le monde de la post-apocalypse.
Ken le
survivant annonce donc un avenir possible, une forme de vie
humaine future ; il est « une expérience de pensée anthropologique
poussée à un point de radicalité rarement égalée ». Or, une des
grandes qualités de cet ouvrage est de montrer que ce monde post-apocalyptique
du manga est déjà en gestation, Ken étant « le récit imaginé et
symbolique de la déconstruction généralisé ». Ce monde
post-apocalyptique est au fond celui que prônent et préparent sans le savoir
les sophistes déconstructeurs qui œuvrent dans les universités occidentales
depuis un demi-siècle : il est celui du déracinement, du désert, de la meute
deleuzienne, de l’instantanéité, du refus du sens et de toute généalogie ;
c’est un monde neutre, a-causal et sans pourquoi ; un monde désolé, abîmé
dans un présent perpétuel, et traversé par l’« incessant grouillement
de singularités mobiles ». Monde inhabitable, si habiter signifie
élever l’homme, l’édifier dans la cité, par l’écriture, l’inscription dans une
généalogique et surtout, grâce à des institutions légitimes c’est-à-dire qui
renvoient constamment à l’Origine (ou, selon le mot de Pierre Legendre à la
« Référence »). Bref, le désert qu’arpente Ken est celui, présenté
sous une forme dépouillée et radicalisée, de notre condition post-moderne. Muray exigeait de tout
écrivain digne de ce nom qu’il sache « déconner plus haut que
l’époque », les auteurs de Ken le survivant, dans leur ordre
esthétique, y réussissent pleinement.
Toutefois, le
manga n’est pas la simple représentation esthétisée du cauchemar survivaliste
et du nihilisme cyberpunk. A sa manière, il est illustration du célèbre vers
d’Holderlin : « Là où croît le péril croit aussi ce qui
sauve » car le spectacle de la barbarie déchaînée rend plus aigu
encore l’absence de la civilisation, dont, comme en négatif, il laisse deviner
les contours. La lecture de Ken le survivant invite donc au dépassement
du nihilisme car même dans ce monde désolé l’avenir est déjà en germe dans
l’âme des derniers porteurs de mémoire que croisera le héros sur sa route. On
songe à la fin de Fahrenheit 451, dans lequel le personnage
principal conserve l’espoir d’un avenir humain en rencontrant d’autres errants
dont chacun porte en lui un livre qu’il a appris par cœur.
Tu es déjà
mort ! met brillamment à jour le sens profond, en partie
inconscient, secret, voire « ésotérique », du manga. C’est aussi un
livre salubre : critique implacable de la déconstruction dont l’univers du
manga est, sous une forme extrême, une illustration, son auteur sait aussi
exhumer des ruines de ces mondes post-apocalyptiques - notamment en s’appuyant
sur les travaux de Pierre Legendre - les fondations communes à toute
civilisation. Tu es déjà mort !
est sans doute également un ouvrage secrètement provocateur, un discret pied de
nez adressé aux collapsologues qui croient faire œuvre originale en mobilisant
gravement leur savoir scientifique en vue d’alerter les foules sur l’imminence
de la catastrophe. Or, la catastrophe a déjà eu lieu, et l’après-catastrophe,
ainsi que ce qui permettra la renaissance de la civilisation, travaillent en
souterrain notre présent. C’est par une ironie de l’histoire que fut confiée au
manga, longtemps perçu comme le comble du mauvais goût télévisuel, la mission
d’en informer, à la fin du siècle dernier et à l’heure du goûter, des millions
de morveux enthousiastes.
François
GERFAULT
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