Dire la joie
que m’a procurée l’attelage N’Diaye-Garcia, auteur et interprète, de Royan hier soir en absence à l’espace
Cardin, dans un monde saturé de dithyrambes, effraye.
Pour la
première fois depuis trente ans, je suis revenue au théâtre. C'était sur la
toile, un faux direct devant une salle vide en compagnie de quelques 1700
spectateurs. Ont-ils, à mon instar, fait un, corps et âme, avec l’actrice, le
texte ? Je n’en puis rien savoir. Sans doute est-ce très bien comme ça. L’écran, avec exactitude, restitue le murmure du comédien exigé par
Shakespeare dans Hamlet, en sa
célèbre scène dite de “la souricière”. Surprenant quiproquo. D’ordinaire,
metteurs en scène, scénographes, dramaturges et ingénieurs lumières condamnent
les acteurs à jouer baroque le maître du Baroque : hurler en pleine lumière le texte fondateur
du murmure de l’authenticité, ce
murmure, dont depuis 1966, avec le surgissement de Peter Handke sur la scène européenne,
son Outrage au public, les pièces parlées demeurent la plus haute
expression.
Outrage ou
adresse au public, le professeur nous parle.
Ni prénom ni patronyme, le professeur nous dit
le métier, la double injonction de faire aimer la littérature et de tenir au
repos trente fauves affamés sans être dévorée. Être suffisamment ardente pour
que l’amour de la chose littéraire naisse sans devenir la proie de ces jeunes
gens, pressés de vivre, nuire ou se distraire, tout un.
Rien de
contextuel ici. Immigration, islam,
multilinguisme, urbanisme, analphabétisme et tout ce qui s’en suit ne sont pas au programme. Seule, la mise à nu du face à face d’un
dompteur qui, pour tout fouet n’a que la lave ardente des mots, et d’un groupe
encagé, abêti d’être groupe et furieux d’être contraint, importe. Parfois dans
ce chaos, un individu surgit. Ce fut elle, Daniela, la suicidée de Royan,
l’élève, la jeune fille, qui, le jetant sans pitié du troisième étage du lycée,
s’est publiquement débarrassée d’un corps tellement haï et si peu, par elle, respecté.
Je n’avais lu
de Marie n’Diyae que Hilda, quand j’ai décidé, par amour de
Nicole Garcia, de regarder la
représentation sur la Toile de Royan.
Hilda, dévoré debout dans les rayons
de la librairie Compagnie, était un bon livre mais le personnage de l’auteur me
déplaisait. Gauchiste proclamée. Un peu
exagéré tout de même de fuir la France de Sarkozy après avoir si bien supporté
celle de Mitterrand. Là où disparurent nos espérances, patiemment démantelées
par Tartuffe, l’instant où le veau d’or, sur l’air du “Temps des cerises”, prit
le contrôle des âmes et des cœurs, là que le Commerce et l’Argent redevinrent
rois, quand les Thénardiers se muèrent en copains, les intermitteux en
Pitoëff, Mallarmé et Watteau, et que les écoles de Commerce se virent autant considérées que les
Universités, bloquant toute possibilité
d’insurrection et de même de refus. Ces années, comme un long cauchemar dont
chacun se croit le rêveur avant que la réalité soudain n’éclate, hurlant l’hiver du déplaisir venu, éternel et
tenace, m’ont toujours semblées, jours plus redoutables que, le règne éphémère
de tel ou tel roitelet, également interchangeables, depuis que l’homme cessa
d’être sapiens pour ne s’affirmer
plus qu’economicus.
Qu’importe. De
Marie N’Diaye, la femme, ses faiblesses, ses secrets, ses préjugés et ses
ombres, je me fiche comme d’une guigne.
L’auteur de Royan est admirable.
J’étais venue
voir - si l’on peut dire - Royan, non
pour découvrir un écrivain ou entendre un texte mais pour voir Nicole Garcia,
la plus étrange et la plus séduisante avec Fanny Ardant des comédiennes
françaises. Je l’avais découverte en 1974, nulle il est vrai, dans les Caprices de Marianne où déjà sa
présence, sa voix rauque, sa nervosité, sa minceur et sa force, sa rare beauté
sauvage et blonde, comme cette manière particulière, sienne, de se mouvoir,
d’habiter son corps, faisaient d’elle, ô
le mystère du don, avant même qu’elle ne le devint, une actrice à part entière.
Je venais voir Garcia quand j’ai rencontré Marie N’Diaye.
Sur les traces de Julien Gracq, solfiant à la
mort de Jean François Huguenin D’un élève
on ne sait rien dans une des plus belles oraisons funèbres de la
Littérature, partie, N’Diaye a relevé le défi et gagné, de haute lutte, les
oreilles, la queue et le tour d’honneur ad
hombre.
Un professeur
de Lettres, dont une des élèves s’est suicidée,
peine au pied de la cage d’escalier à rentrer chez elle. Elle imagine ou
sait les parents de Daniela, la suicidée de dix-sept ans, qui l’attendent.
Un monologue en
cinq mouvements comme une tragédie en cinq actes, ponctué par la minuterie d’un
immeuble de béton. Une femme en talons plats et imper beige, pantalons larges
et pull informe, épuisée après une
journée d’enseignement, devant une batterie de boîtes aux lettres...
Premier
mouvement : outrage aux parents. Le modèle est hanckien, Outrage au public, Bienvenue au Conseil d’administration, ces
années-là encore le théâtre était lieu d’attention à ce qui irrite, blesse et
détruit pour jamais une société en érodant les âmes. Le théâtre avait cessé
d’être lieu de vaudeville et de plaisir où les errements des cœurs amoureux et
les vices du temps s’étalent, complaisamment cautionnés par Sainte Catharsis,
providence des lâches et des paresseux, il était, c’était aussi là un autre de
ses vices, militant mais parfois chez Ionesco, Handke, Beckett, aussi dans de
petites salles, à l’abri du succès et de la renommée, ce lieu unique où la
parole était entendue et où l'authenticité du murmure surgissait, éclairant
d’une faible et formidable lumière la tragédie de l’homme. Ici celle d’un
professeur, rencontrant Tessa, La nymphe au cœur fidèle de Margaret
Kennedy, l’Isabelle de l’Intermezzo
de Giraudoux, attirée par le spectre : la jeune fille au cœur ardent, celle qui
se découvre telle au miroir des mots de Marceline Desbordes-Valmore, la
première femme poète à entrer au panthéon des Maîtres, heureuse
Notre-Dame-des-Pleurs, aux pieds de laquelle, Verlaine, Rilke, Marie Noël et
Aragon, reconnaissants, se sont agenouillés.
Outrage aux
parents : à Vous, qui attendez devant ma porte pour comprendre, je n’ai rien à
dire. A Vous, qui prétendez avoir aimé
et aimez votre fille, je voudrais dire à quel point je vous hais de l’avoir,
sans mot dire et sans intervenir, laissé se
rendre laide de sa propre volonté, avoir admis d’une si jeune personne
toute indifférence au désir, l’avoir
laissée affronter le lycée, bizarre,
dépenaillée, suspecte et de ne l’avoir
pas obligée à se présenter telle qu’il
fallait être pour être acceptée. Vous
êtes si cool. Pas moi !
Deuxième
mouvement, premier aveu,
Daniela était
l’élève préférée d’un professeur qui, pour cela, la rudoyait. Souci
d’impartialité ou terreur de sa propre faiblesse ?
Entrée dans la
névrose professorale et la propre folie du personnage. A chacun, ses années
douloureuses. Ils croient quoi les parents ? Que Daniela était l’unique
spécimen d’une espèce nouvelle ? Et elle, le Professeur, arrivée à Marseille à
l’âge de Daniela, chassée d’Oran par la guerre d’Algérie, dans ce sordide
appartement, seule avec sa mère, matricide qui n’était pas passé à l’acte -
croient-ils qu’elle ignorait ce qu’est l’instinct de mort ? Elle se rendait belle, désirable, élégante,
pour n’être ennuyée par personne. Contrairement à leur fille, le trésor qu’ils
n’ont pas su garder, elle faisait en apparence ce que la société exigeait
d’elle, au lieu d’afficher sottement sa révolte en se dé-féminisant, portant un
immonde sarouel vert et nouant crasseusement ses cheveux à la mode rasta.
Troisième
mouvement, le professeur et les fauves à l'affût de la moindre faiblesse.
Savent-ils, ces parents aimants, ce que c’est
qu’une classe et que l’élève est le
prédateur de l’enseignant ? L’attention de Daniela, sa sensibilité rare à
la poésie, l’avait mise, elle, le professeur, en danger.
Que
croient-ils, les parents ? Qu’enseigner ou bosser n’importe où c’est pareil ?
Parfois, un rayon de soleil, un soupçon d’air marin, entré, clandestin, dans la
salle de classe lui fait monter les larmes aux yeux. Ici Marie N’Diaye établit un parallèle
discret entre les voyages La Rochelle/La Guadeloupe de Desborde-Valmore et ceux
du professeur, Oran-Marseille, puis Marseille-Royan. En arrière plan toujours,
une guerre, une révolution, un exil, une femme seule en charge d’une
adolescente, la maladie, la douleur et la mort.
Quatrième
mouvement dialectique. La folie du professeur. A se prétendre tellement
intégrée et à paraître si parfaite, la professeur a épousé un jeune homme de
bonne famille, un jeune homme idéal, parfait rejeton de ce que Bourgeoisie offre de meilleur, feutre et
confort, mutisme et hypocrisie. Elle a eu un enfant. Une fille. L’ingrate l’a nourrie, sevrée et
puis tout doucement, sur la pointe des pieds, s’en est allée, à Royan, ville
tant de fois effacée et toujours reconstruite, à présent cité balnéaire et
fleuron des “Laboratoires de recherches sur l’urbanisme” en compagnie du Havre,
de Dunkerque, Toulon, Saint Dié et Calais. Elle s’est fait une bonne vie, une vie bonne, ici où personne
ne la connaît. Sa biographie omet l’excurcus marseillais, la jeune fille en
proie au désir matricide, celle qui saura ne souffrir ni pleurer, capable de
rejeter aussi son enfant est devenue une native d’Oran, professeur apprécié et femme estimée. Elle a des amis, des collègues… Garcia
s’embrouille, bafouille, commence à perdre sa superbe et les pédales. Humour et
distance mettent à bas notre stupeur et notre dégoût.
Cinquième
mouvement, l’aveu.
Daniela n’a
cessé de lui écrire. En vain, confessé le harcèlement dont, par sa faute à
Elle, le Professeur, qui disait la
splendeur des mots et la douceur mystérieuse de pays inconnus, en vain avoué
vouloir mourir. Jamais le professeur ne lui a répondu. Au contraire, tenu ferme
son rôle, exigeant davantage. La souffrance de Daniela l’affolait, les nattes
rastas, certains jours, devenues ces
serpents qui sifflaient sur sa tête, signes de sa propre folie. Daniela, à
ses bourreaux, filles, qui lui soufflaient
en passant des noms de shampoing et garçons qui, lui demandaient comment
pouvait-on être si moche, murmurait : Qu’est-ce que je vous ai fait ? sans
jamais obtenir de réponse et le professeur d’hurler aux parents de la jeune
morte : Vous avez tant gâté votre fille
que vous en avez fait un être impossible à aimer. Vous deviez l’endurcir,
lui apprendre à résister à un monde brutal et de prendre pour exemple les mille
gifles, par elle, toute son enfance
reçues de cette mère, qu’elle a souhaité étouffer sous un oreiller, durant une
de ses ordinaires crises d’asthme et qu’elle bénit encore, à l’aube de la
vieillesse de l’avoir si bien endurcie, protégée, jusqu’à ce que Daniela
paraisse, élève miraculeuse qui la reconduit, sous nos yeux, dans l’antre de la
folie.
Voilà tout.
Garcia, dirigée
par son propre fils, Frédéric Bélier-Garcia, dans ce rôle de mère froide
s’impose, effroyablement juste. La folle n’est pas l’hystérique mais celle ci,
glaciale, réservée, casquée d’une impeccable blondeur dont le menton tremble
soudain, évoquant la minuscule tache de
vin, au menton du bébé qu’elle a abandonné. Froide encore, quand elle
surjoue la crise d’asthme maternelle, qu’elle sait juste réponse à la situation
: l’enfermement d’une pied-noir, habituée au soleil et à la liberté, dans un
sordide appartement au fond d’une courette de ville sans lumière. Hivernale
encore, quand elle avoue ne pas comprendre les parents de Daniela et remettre
du rouge à lèvres chaque soir à l’heure de descendre sa poubelle. Etre folle
signifierait ici répondre au monde.
Rarement le
paradoxe du professeur - charge qui ne peut être accomplie - n’aura été
démasqué avec plus de rigueur et interprété aussi fidèlement par une
comédienne, maître, un pléonasme, du Paradoxe.
Ce murmure de
l’authenticité passe par une technique, un métier. Garcia allume fiévreusement
une cigarette et manque de mettre le feu à l’immeuble, renverse son cartable en
ouvrant sa boîte aux lettres, ses mains bougent peu, excepté pour signifier et
la voix sait des modulations qu’aucun laïc (non comédien) ne saurait. Ses pas
décidés ne la mènent nulle part et son corps de lumière, sous les feux de la
rampe, sans vergogne, du haut de ses soixante-dix ans triomphants et sonnés,
fait la nique à l’épaisseur douloureuse d’un corps d’adolescente outragé,
martyrisé… libéré par l’indicible, que constitue le suicide d’un enfant.
L’attelage est
en fait un trio. Un fils remercie sa mère d’avoir été ce qu’elle fut, un auteur
offre un rôle à une actrice qui, trois fois déjà l’a interprété, et l’actrice,
tour à tour et Seyrig et Duras, fait sourdre en filigrane de son jeu la
question ou déesse F, la féminité et
ses furies, Maternité, Castration,
Soumission, Séduction avec une délicatesse et une grâce dont Seyrig a fixé le
modèle, Desborde-Valmore le tremblé et Duras la folie.
Pour clore cet
éloge, l’exactitude tendre du Breakfast
club, revisité par une consœur de Jelinek, interprétée par une comédienne,
qui, des contre-modèles inventés, King
Kong théorie, par les femmes pour
rivaliser avec les mâles, se contrefiche avec une rare et splendide insolence.