Ayant atteint ma destination, j’offris des roses rouges au Frate Francesco au Vatican, je lançais plus de roses rouges, comme preuve d’amour, pour la Reine et le Peuple au dessus du Quirinal. Sur le Montecitorio [le parlement italien], je lançais un ustensile de fer rouillé attaché à un chiffon rouge, avec quelques navets attachés à la poignée et un message : Guido Keller – Entrepris sur les ailes de la Splendeur – offre au parlement et au gouvernement qui a régné grâce aux mensonges et à la peur depuis quelques temps, une allégorie tangible de leur valeur.
Rome, 14e
jour du 3e mois de la Régence.[1]
Voilà comment Guido Keller – aventurier
et aéro-poète futuriste – raconte le « bombardement » du parlement
italien qu’il accomplit le 14 novembre 1920 à bord de son monoplan Ansaldo SVA
5.2, afin de protester contre la signature du traité de Rapallo le 12 novembre
1920 par l’Italie et la Yougoslavie.
En 1919, le premier ministre Vittorio
Emanuele Orlando avait quitté Paris, où se tenait la conférence de la paix
entre les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, ulcéré par les décisions
prises à l’égard de son pays. Démentant leurs promesses de 1915, les alliés remettaient en cause les conditions auxquelles avait été négociée l’entrée en guerre de
l’Italie à leurs côtés contre les puissances centrales[2].
Néanmoins, le président du conseil, Francesco Saverio Nitti, plus préoccupé par
les troubles sociaux qui secouaient l’Italie du Biennio rosso[3],
avait accepté les conditions offertes à l’Italie par les puissances alliés et
signé officiellement l’armistice le 10 septembre 1919.
Parmi toutes les voix qui s’étaient
élevées à ce moment pour dénoncer la lâcheté de Nitti, qui acceptait aussi
facilement cette « victoire mutilée », celle du poète-guerrier
Gabrielle D’Annunzio semblait couvrir toutes les autres. Non content de traiter
publiquement Nitti de cagoia, D’Annunzio, entouré d’un petit groupe de
fidèles et à la tête d’une véritable armée personnelle composée de soldats
démobilisés et ralliés à son panache, prit la décision de marcher sur la
ville de Fiume, dont il expulsa sans difficultés les corps expéditionnaires
américains, anglais et français qui l’occupaient, dans le but de restituer la
ville à l’Etat italien. Malheureusement le gouvernement italien déçut toutes
ses attentes en refusant son offre généreuse. D’Annunzio pris alors la décision
d’instaurer à Fiume un gouvernement basé sur une charte rédigée par
l’anarcho-syndicaliste Alceste de Ambris, tenant lieu de constitution pour la
cité de Fiume, et prévoyant la création d’une « anti-société des nations »
alliée de tous les « peuples opprimés de la terre ». La « Régence du
Carnaro », ainsi créée et dénommée par D’Annunzio, inaugurait une
expérience politique unique en Europe qui allait s’étendre de septembre 1919 à
décembre 1920. Autour de D’Annunzio se pressaient les nouveaux maîtres de la
ville de Fiume : les arditi[4],
mais également des futuristes, des dadaïstes, des anarchistes, des
monarchistes, et toutes sortes d’aventuriers de tout acabit. La Russie
bolchevique fut le seul état à reconnaître l’existence de cette Cité-Etat
insurrectionnelle dans laquelle les notables locaux observaient, terrifiés mais
impuissants, leur cité se transformer en une immense scène de théâtre où l’on
organisait des mises en scènes baroques en l’honneur du Vate et des
débats publics dans lesquels on discutait d’amour libre, de libération de la
femme, débat auxquels on prenait même le soin de convier les animaux.
Le ravitaillement de cette île de la tortue moderne,
assiégée dès le début de l’année 1920 par l’armée italienne, était assuré par
d’audacieux coups de mains, supervisés par le principal lieutenant de
D’Annunzio : Guido Keller, un personnage si fantasque qu’il ne semble encore
aujourd’hui n’avoir pu exister que dans un roman. Ancien as de l’aviation
italienne, aéropoète futuriste et mystique fantasque, Keller
avait réinventé dans les airs une forme de duel courtois consistant à prendre
le dessus sur son adversaire avant de le laisser avec noblesse prendre la
fuite. Il était également le fondateur de la confrérie des cheveux coupés, que
l’on intégrait après avoir démontré que l’on était capable de se couper les
cheveux en vol, et avait fait installer un service à thé dans son avion qu’il
pilotait d’ailleurs la plupart du temps en pyjama.
A Fiume, au beau milieu de la joyeuse
anarchie constitutionnellement instaurée par la Régence du Carnaro, il n’était
pas rare de voir Keller passer une partie de la journée dans le plus simple
appareil ou éventuellement grimé en Poséidon. Il dormait dans les arbres, était
végétarien et considérait comme une manifestation de joie tout à fait opportune
le fait de faire exploser une grenade un peu à tout propos. Il était aussi le fondateur
de la société secrète Yoga qui entretenait dans toute l’Europe des relations
avec les futuristes de toute l’Italie, les dadaïstes allemands et les
bolcheviques russes et hongrois. Lénine avait dit avant
la guerre qu’il considérait Gabrielle D’Annunzio comme le seul véritable leader
révolutionnaire en Italie. Il avait omis de mentionner l’indispensable
compagnon du Vate, Guido Keller, capable aussi bien d’organiser un
assaut romantique et théâtral – intitulé « Le château d’Amour » - du
palais de la présidence de Fiume, comme de s’emparer de cinquante chevaux au
nez et à la barbe de l’armée italienne. Comme d’Annunzio, Keller était
convaincu que Fiume était devenue à la fois la « cité de l’Holocauste » et
la « cité de l’Amour », l’épicentre du séisme qui devait ébranler
l’histoire, libérer les peuples et renverser les Etats assassins et les
gouvernements d’imposteurs.
Quand le gouvernement et le parlement italien
acceptent finalement de signer le traité de Rapallo et d’intimer l’ordre à
D’Annunzio et à ses troupes d’évacuer la cité de Fiume, Keller se lança alors
dans une des plus folles équipées de son existence, traversant en avion toute
l’Italie du nord, là encore au nez et à la barbe de l’armée italienne, pour
aller lâcher un pot de chambre contenant trois navets et son message sur le Montecitorio.
Les « dons » de Keller étaient inspirés par le manifeste d’Apollinaire, L’antitradition
futuriste, publié en 1913 et republié dans Roma futurista en 1920.
Dans cette proclamation, les « roses » métaphoriques étaient offertes aux
protagonistes de l’avant-garde, tous les passéistes de la culture se voyant
offrir des excréments que Keller, remplaçant le contenu par le contenant pour
des raisons pratiques bien compréhensibles, avait figuré par cet « ustensile
rouillé », qui n’était autre qu’un pot de chambre, lancé sur le toit du
parlement.
Le « Noël sanglant » du 24 décembre 1920
mit fin à l’aventure de Fiume et à la tentative de révolution ésotérique et
an-historique de D’Annunzio, contraint d’évacuer la ville
après une semaine de rudes combats contre l’armée italienne. Le poète-guerrier
verra avec amertume Mussolini s’emparer du pouvoir et se rapprocher de l’Allemagne
nazie. Le Vate terminera
sa vie presque assigné à résidence dans sa demeure du lac de Garde, devenu
invalide après être mystérieusement « tombé » de sa fenêtre dans la
nuit du 13 au 14 août 1922. Pour Guido Keller, l’échec de Fiume fut le début
d’une errance qui le mènera de l’Italie à l’Amérique du sud, où il tentera
encore de donner vie à ses rêves libertaires. Le dernier acte de son existence
le vit s’associer au peintre et sculpteur Hendrik Andersen afin de créer une «
cité de vie » sur une île perdue de la mer Egée où aucune loi ou forme d'ordre ne
devait avoir cours et où seuls les artistes et les aventuriers auraient été
autorisés à vivre. Le projet n’aboutira jamais. En 1929, Guido Keller décède,
victime d’un accident de moto sur une route d’Italie, comme Thomas Edward
Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, six ans plus tard. D’Annunzio meurt quant à
lui en 1938 et Mussolini lui accorde des funérailles nationales dont il se
serait sans doute bien passé. La paix est impitoyable pour les
aventuriers et les guerriers.
[1]
Guido KELLER.
Feuillets autographes. in Janez JANSA. Il porto dell’amore. Texts by Domenico Cuarenta. Quis
contra nos 1919-2019. www.reakt.org/fiume
[2]
Des négociations qui prévoyaient que l’Italie, en échange de sa participation
au conflit, obtienne, après la guerre les régions : du Trentin, du Tyrol
du Sud jusqu'au Brenner, de l'Istrie, de la Dalmatie, des villes de Trieste,
Gorizia et Gradisca, d'un protectorat sur l'Albanie, de la souveraineté sur le
port de Vlora, de la province de Antalya en Turquie, en plus du Dodécanèse et
d'autres colonies en Afrique de l'Est et Libye. La quasi-totalité de ces
accords seront ignorés à la conférence de Paris en 1919.
[3]
Cette expression désigne les deux années, de 1918 à 1920, qui après la fin de
la guerre sont marquées en Italie par une très forte agitation sociale et la
crainte d’une prise de pouvoir par les communistes, d’où le nom de
« Biennale rouge ».
[4]
Les « ardents ». Compagnons de D’Annunzio, pour la plupart d’anciens
soldats, dont l’uniforme, le cri de ralliement, me ne frego, et
l’organisation devait par la suite grandement inspirer Mussolini lors de la
création des faisceaux de combat.
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