Après une lutte sans relâche contre l’ennemi et, en vérité, contre le monde, le soldat Hiro Onoda rendit les armes le 11 mars 1974, soit 29 ans après la capitulation du Japon et plus de 10 000 jours passés dans la jungle philippine. Reclus sur l’île de Lubang au mois d’août 1944 avec pour mission d’empêcher le débarquement des troupes américaines, le lieutenant Onoda, après que sa compagnie ait été décimée, se retrouve à la tête d’un petit groupe d’hommes qui prend le maquis et qui poursuit la lutte sans savoir, évidemment, que la guerre était terminée. C’est l’histoire intrigante que raconte le réalisateur français, Arthur Harari, dans son beau film Onoda, 10 000 nuits dans la jungle.
En dépit d’un parti pris quelque peu démonstratif, et d’une réalisation plutôt conventionnelle, le film marque les esprits par sa dimension métaphysique. En effet, au-delà de l’histoire singulière de soldats perdus au cœur d’une île à la fois paradisiaque par ses paysages et hostile par son climat, se pose la question vertigineuse du rapport à soi et au réel – question plus que jamais d’actualité dans un monde où le vrai apparaît comme un moment du faux. Au début du film, le spectateur ne peut s’empêcher d’éprouver une forme d’affliction pathétique pour des hommes condamnés à vivre dans une illusion d’autant plus terrible qu’elle les mène à combattre et parfois à tuer de pauvres innocents considérés comme des ennemis. On peut même y voir une énième dénonciation de la guerre et, surtout, des méthodes d’enrégimentement militaire qui poussent de jeunes soldats à un fanatisme sans retour, tout particulièrement dans le Japon nationaliste et crépusculaire des années 1930.
Pourtant, au fil des années d’une résistance perdue d’avance, ce que devinent sans se l’avouer Onoda et son dernier compagnon d’arme (les autres ont « déserté » ou ont été tués), le combat prend une allure métaphysique qui montre que la fidélité à la vie, et au soi qu'elle révèle, surpasse l’attachement à l'ordre social, et aux constructions sur lesquels il repose. Ainsi, ce qui s'efface un peu plus chaque jour passé dans la jungle, ce sont toutes les représentations sociales qui permettent à une collectivité de s’imaginer tenir ensemble par la force du droit et le nouage des institutions. Au bout de trente ans d’une guérilla souterraine, se crée un formidable écart entre l’être à soi et l’être au monde à partir duquel l’homme devient sa propre loi et la nature son propre univers. Attention, Onoda ne se retrouve pas seul avec lui-même, comme le bon sauvage chez Rousseau, mais fonde sa réalité épurée sur ce qu’il a toujours été au fond de lui : une fidélité, au père, à sa terre, à l’empire. D’où le sens de l’honneur chevillé au corps, jusque dans le plus grand dénuement, et la force irréductible d’un homme qui tient debout face à lui-même et fidèle à la mission qu’il s’est donné ; en un mot, il se sacrifie – se rendre sacré, comme ce qui se tient en dehors de la profanité.
Bien sûr, cette vie est une folie vue de l’extérieur, et de la représentation commune du monde telle qu’elle émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Une scène du film révèle cette désaffiliation radicale lorsque les deux derniers résistants se voient approchés au cours des années 1960 par les autorités philippine et japonaise afin qu’ils déposent les armes. A l’aide de hauts parleurs, le père d’Onoda invite son fils à prendre corps avec la nouvelle réalité et donc à capituler honorablement ; le Japon n’étant plus ce qu’il était. Caché dans les fourrés, Onoda entend cet appel, le fusil en joue. La nuit venue, avec son compagnon d’arme, ils viennent récupérer la pile de journaux ainsi qu’une petite radio laissées par les pacificateurs pour les convaincre de revenir dans le monde.
Plus de vingt années ont passé, aussi lisent-ils avec stupéfaction les dernières informations sans forcément en saisir la tonalité. Eberlués, ils comprennent à demi-mots que le Japon impérial a disparu mais se persuadent qu’ils sont les sujets d’une propagande tellement inventive qu’elle ne peut être que viciée, preuve que la guerre continue sous d’autres formes. Mieux, ils perçoivent dans les signaux envoyés un message codé, lequel devient une formule d’espérance, un nouvel horizon d’attente, qui les convie au sud de l’île pour rencontrer un informateur. Naturellement, ils ne rencontreront personne. Mais cette scène est un condensé d’une vie en dehors du réel : portés par cette folle espérance, les deux soldats baissent un moment les armes pour aller plonger dans les flots de la mer puis s’étirer sur la plage devant le soleil couchant. Ils sont plus que jamais seuls, isolés, perdus, ce sont les derniers soldats de l’empire, ceux qui conservent dans leur for intérieur le secret de ce qui a été, de ce qui n’est plus, de ce qui sera, peu importe, les témoins d’un idéal qui s’inscrit sur leur propre chair, dans le quotidien d’une guerre secrète.
La réalité sociale n’est qu’une illusion collective ; le soldat Onoda retournera, en 1974, à cette illusion après avoir déposé son sabre aux pieds du président philippin – qui lui octroiera la grâce pour les crimes commis par cette drôle d’armée des ombres. La guerre est terminée. Dans un certain sens seulement puisque, dans le monde ou en dehors du monde, la fidélité à soi est une lutte permanente, une lutte d’autant plus difficile à mener que la société vous enveloppe de sa bienveillance. Or, il n’y a rien de plus étranger à soi que le bien qui pousse dans les fanges de la collectivité.
Que cette lecture m'a fait du bien, croyez-moi! Ce que le génie français (ou francophone) a -je ne sais pas quoi exactement- de savoir mieux exprimer qu'aucun autre, ce qui est latent au plus profond de l'âme des peuples qui lui sont proches. Et que cela me promet un beau sommeil! Encore merci, vraiment!
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