samedi 28 juillet 2012

Mauvais genre (1)


Il y a quelque temps, la publication conjointe sur Hipstagazine et Idiocratie d’un article assez critique sur la Gay Pride du 30 juin dernier suscitait une levée de boucliers et une avalanche de commentaires outrés. Découvrant l’article, un certain nombre de commentateurs ont cru bon de hurler à la discrimination et de dénoncer l’homophobie de l’auteur, jouant, dans un magnifique ensemble et avec un professionnalisme presque trop exemplaire, sur toutes les nuances du tragi-comique victimaire. Dans un bref échange nous avons tenu à préciser nos positions : non, nous ne cultivons pas l’homophobie ; oui, la gay pride est, au même titre que l’Euro 2012 ou l’Eurovision, une bonne grosse machine à faire du fric, un bon gros Disneyland-sur-Seine, une démonstration supplémentaire qu’on peut décidément faire passer n’importe quelle kermesse pour un rendez-vous de la subversion en lui collant l’étiquette adéquate. La dénomination « marche des fiertés » est un habillage rhétorique destiné à un produit médiatique parfaitement calibré. Le but premier de cet article, « Pas de quoi être fier », était, avec un ton certes provocateur et sans prendre particulièrement de précautions de langage, de rappeler ces quelques évidences et non de faire de l’homophobie de bas étage, il est presque dérangeant d’avoir à le préciser. Au cas d’ailleurs où cette simple justification ne rassurerait pas nos détracteurs, convaincus désormais qu’Idiocratie est une succursale francophone du Ku Klux Klan, je ferai remarquer qu’il se trouve visiblement des représentants de la communauté « LGBT »[1] qui semblent partager cet avis[2]. 
Il semble cependant que la gay pride soit devenu trop bankable, comme on dit à Hollywood, pour être attaquée. Comme le martelaient certains commentateurs, l’événement de par sa capacité de « monstration » (en voilà un terme élégant…) acquiert une légitimité de fait. Enfin, il nous a été tout simplement reproché de « n’avoir aucune légitimité » pour aborder le sujet. Doit-on comprendre qu’il est nécessaire d’obtenir une accréditation officielle des associations LGBT pour évoquer tout ce qui touche à la communauté gay ? Il semble que oui. Nous entrons ici de plain-pied dans le domaine du tabou et dans le balisage extrême du discours. L’infortuné auteur de l’article « Pas de quoi être fier » a eu le tort d’écrire que la Gay Pride tient plus de l’animation de supermarché mégalomane que d’une quelconque marche des droits et qu’elle lui rappelait la scène des comices de Flaubert. Ah le con. L’audacieux a donc été immédiatement et commodément assimilé à un monstre rétrograde, homophobe et sexiste en vertu des règles d’une bienséance idéologique qui tend à disqualifier toute forme de propos critique au nom de la sacro-sainte lutte contre la pensée discriminante. Bien fait pour sa gueule. Il ne serait pas étonnant de découvrir que ce monstre réactionnaire collectionne les services en porcelaine marqués du sceau du IIIe Reich et passe ses journées à enfiler des aiguilles dans une poupée vaudou à l’effigie de Jean-Paul Gauthier. On raconte aussi qu’on l’aurait vu courir nu sur la colline une nuit de sabbat et hurler à la lune avec les loups ma bonne dame, pour sûr qu’il est pas clair celui-là.



Je me ferai juste un devoir de rappeler à mes détracteurs si prompts à adopter la posture victimaire que cela fait longtemps que les revendications de la communauté LGBT ne font plus frémir le bourgeois et ne questionnent plus grand monde dans la sphère publique. Même les catholiques viennent au secours du mariage gay[3]. Le fait d’assumer le choix de son identité sexuelle pose encore certainement une foule de problèmes divers dans le cadre privé ou familial, en revanche, je suis encore franchement navré de tenir des propos qui seront certainement jugés immondes, mais j’ai du mal à prendre au sérieux les affirmations selon lesquelles les gays seraient encore aujourd’hui pointés du doigt et considérés comme des monstres dans la société française. Bien sûr, je comprends parfaitement que la logique communautaire impose de devoir se trouver toujours un ennemi pour exister médiatiquement. C’est une question de survie. C’est ce qu’on appelle une rente de situation. Le problème est qu’à trop exploiter ce genre de position on finit par passer soi-même du côté des conservateurs honnis et par se lover avec délice dans un marigot culturel qui sent le rance et le moisi. Bref on devient des vieux cons en somme. C’est Jacques Brel qui chantait ça très bien non ?

Et c'est en sortant vers minuit Monsieur le Commissaire
Que tous les soirs de chez la Montalant
De jeunes "peigne-culs" montrent nos leur derrière en nous chantant

Les bourgeois, c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux, plus ça devient bête
Les bourgeois, c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux, plus ça devient...




Laissons les sarcasmes et les remarques acrimonieuses. Les réactions épidermiques à cet article sont utiles et précieuses en ce sens qu’elles nous donnent l’occasion de proposer une réflexion sur trois points essentiels. Il nous semble tout d’abord intéressant de revenir sur la question du genre qui connaît une si belle fortune actuellement et parce qu’on nous a reproché de manière fort véhémente de confondre identité sexuelle et identité de genre (encore qu’on peut remarquer, à l’instar de Camille Loty Malebranche que la gay pride elle-même produit «  l'option sexuelle en idéologie jusqu'à la rendre ostentation invasive dans l'espace public »[4]). Il nous paraît également important, à partir de cette réflexion sur la différenciation sexe/genre de mettre en avant le fait que les revendications exprimées par les LGBT dépassent largement le cadre de la lutte contre les discriminations mais constituent une manifestation de la tendance de nos sociétés contemporaines à ne plus se percevoir que comme de simples agrégats d’individus considérés comme des totalités autarciques et désirantes, imposant la satisfaction des droits individuels comme seul et unique horizon de l’action politique ou civique. Nous sommes en ce sens entrés dans l’ère de l’Etat thérapeute et de l’égotisme législatif, tendance qui s’accorde parfaitement aux exigences d’une civilisation ultra-consumériste. Enfin, et ce n’est pas le moindre des problèmes que nous voudrions livrer au débat ici, le succès des gender studies, déclinées aussi bien sur le plan intellectuel que militant, s’appuie sur une conception radicale du pouvoir performatif de la parole et sur une transformation radicale de notre langage qui reflète lui-même les mutations profondes que nos sociétés connaissent depuis un demi-siècle. Comme l’a très sagement fait remarquer un avisé commentateur, il ne sert pas à grand-chose de s’insulter par profil Facebook interposé ou sur un fil de commentaires interminable. Nous proposons donc à tous ceux qui nous ont reproché une attaque gratuite et injuste de prendre connaissance des quelques considérations qui suivront dans les billets suivants, voire d’y répondre, autrement qu'en se comportant comme des grenouilles de bénitiers poussant des hauts cris dès qu'on fait mine d'attaquer leur religion.

(A suivre)

vendredi 27 juillet 2012

les idiots en folie (3)


Une gorge pleine de sang,
la bouche ouverte,
je bois la vie,
entre mes lèvres de marbre,
rouges, coule la sève
des fantômes enfuis,
et je suis le roi
d'une nuit sans fin. 


mercredi 25 juillet 2012

Chronique estivale de la BNF (2)


            Comme l’écrit David Lodge dans son amusant Un tout petit monde, le mois de juillet est pour la population des professeurs d’université le mois des vacances ou celui des colloques, de même que pour une partie de leurs étudiants. La BNF se trouve alors un peu plus désertée que de coutume. Il ne reste, penchés sur les grandes tables de bois des salles de lecture que les malheureux thésards planchant sur l’évolution de la population de vache pie laitière en Bretagne de 1750 au début du XXe siècle, les modes de gestion déconcentrée au niveau infra-départemental ou la particule ut et ses multiples usages en néo-latin et une poignée d’enseignants-chercheurs enchaînés par quelque malédiction au texte d’une conférence dont la conclusion tarde à venir. De temps à autre, quelques superbes étudiantes étrangères, amenées quelques mois en France par le miracle des processus de cotutelle, passent dans un bruissement de chevelure et d’étoffe en frôlant les tables, fières et hautaines comme des galions espagnols. Le malheureux thésard quitte alors un instant le monde des vaches pie laitières en Bretagne entre 1750 et le début du XXe siècle pour suivre des yeux cette apparition puis retourne avec un peu de regret à ses bovidés. 



            Le subtil équilibre d’une salle de lecture, cette harmonie fragile qui garantit une atmosphère propice au travail, peut être troublé bien plus gravement que par une figure féminine offrant une distraction passagère au chercheur dont la concentration commence à diminuer. Il suffit quelquefois d’un lecteur affligé d’une légère trachéite, et dont les toussotements légers vont finir par se transformer pour des oreilles fatiguées en un équivalent du supplice de la goutte, ou d’une voisine, peut-être un peu nerveuse qui, sans même s’en rendre compte, inflige en tapotant doucement son crayon contre le bois de la table à petits coups réguliers, un véritable supplice à ceux pour qui ce tac…tac…tac…inlassablement répété devient synonyme de désordre nerveux de plus en plus important voire de dévastation psychologique souterraine qui se manifestera peut-être quelques années plus tard par une dépression brutale et de longues et coûteuses séances de psychanalyse. Le pire étant l’habitué des salles de lecture dont l’état de dégradation mentale le pousse à marmonner pour lui-même des commentaires rageurs et abscons ou les deux tire-au-cul qui ont décidé envers et contre tout (et tous) de considérer la salle de lecture comme une annexe de la cafétéria et persistent à se raconter leurs vacances ou leurs misérables rivalités d’UFR.
        Ce jour-là, c’est à une version particulière du premier cas de figure, l’adepte du soliloque, que j’ai affaire, mais le personnage se révèle d’emblée avoir un aspect si fascinant que je comprends bien vite que nous avons quitté la catégorie des TOC, des petits désagréments et des emmerdeurs à la petite semaine pour rentrer de plain-pied dans l’univers d’un authentique génie du mal.
          Il est assis en face de moi, de l’autre côté de la longue table de lecture, légèrement en décalé, deux chaises sur la gauche et je crois que jamais jusqu’alors un visage ne m’avait paru composer une allégorie si parfaite, si fantastiquement expressive, de la fourberie la plus complète. Les sourcils à la fois charbonneux et arqués comme des pattes d’araignées barrent un front fuyant et déploient leurs extrémités griffues de part et d’autre d’un nez aquilin dont le dessin prolonge la fuite d’un visage long aux joues creusées. Au centre d’un masque blême et presque maladif, les paupières lourdes et gourmandes semblent veiller avec jalousie sur un regard cruel qui jette de temps à autre une lueur malfaisante. Une bouche aux lèvres fines qui découvrent quelquefois en un sourire féroce de petites dents pointues achèvent de composer ce portrait de Judas si parfait qu’on le croirait tout droit surgi d’un Cecil B. DeMille.

Joseph Schildkraut dans le rôle de Judas Iscariote. The king of kings (1927). Cecil B. DeMille. 

         Le plus incroyable est que l’attitude du personnage s’accorde en tout point à sa physionomie. Plongé dans un volumineux ouvrage ouvert devant lui, il relève de temps à autre les yeux pour jeter un bref regard circulaire, froid et reptilien, sur ce qui l’entoure puis replonge dans sa lecture. De temps à autre, il rejette la tête en arrière et, les yeux mi-clos, il sourit tandis que ses épaules sont secouées par un tremblement frénétique. Un ricanement qui ressemble à un râle lui échappe qui fait frissonner l’assistance. Je perçois que ma voisine de table se recroqueville sur son siège tandis qu’un autre ramène craintivement vers lui sa pile de livre comme pour s’en faire un rempart. L’inquiétant personnage semble trouver à sa lecture en plaisir grandissant. Le doigt collé sur la page, il se tourne soudain en tous sens, comme s’il invitait ceux qui l’entourent à partager son hilarité malsaine, puis replonge dans sa lecture avant de rejeter à nouveau la tête en arrière, extatique. Autour de la table, la tension et le malaise deviennent palpables. Déjà quelques personnes se sont levées et ont fui cette atmosphère oppressante. Sur d’autres cependant dont je suis, le terrible lecteur exerce une fascination certaine. J’ai affaire, c’est certain, à un être démoniaque et ce Iago de bibliothèque me semble de minute en minute acquérir un relief de plus en plus écrasant, siégeant dans son fauteuil face à son ouvrage mystérieux au centre d’une nébuleuses de complots et de machinations qui passent en grondant au-dessus de nos têtes. Quelles images terribles son esprit malade projette-t-il sur ses paupières baissées ? Quelle infâme trahison illumine ainsi son visage crayeux d’un sourire narquois ? A quelles humiliations, quelles vilenies songe-t-il avec visiblement tant de plaisir qu’il semble sur le point de s’en pourlécher les babines ?
           Et soudain, sans crier gare, il referme son livre dans un claquement sonore et se lève. Le lecteur retranché à côté de lui derrière sa pile de livres sursaute, ma voisine s’est arrêtée de respirer. Peut-être est-elle sur le point de s’évanouir. Le fourbe, scruté par dix paires d’yeux, ne nous prête pas attention. Il plonge dans le lointain, vers le fond des salles de lecture, son regard de fourbe et sourit sans mot dire. Je tremble à l’idée du plan terrifiant qu’il a échafaudé et des méfaits qu’il s’apprête à commettre. Peut-être projette-t-il d’assassiner un malheureux dans les toilettes ? Ou de voler un muffin à la cafétéria pour ensuite faire accuser un employé ? Qui sait ce qui se trame derrière ce masque malfaisant ?
      Mais nous ne le saurons jamais car, aussi brusquement qu’il s’est levé, le sinistre personnage rompt le charme qui le tenait encore immobile et disparaît en quelques souples enjambées par la travée centrale. Sur sa table, il a laissé l’ouvrage qu’il consultait avec une si répugnante délectation.

Il lit Le séminaire de Jacques Lacan.



Chronique estivale de la BNF (1)


                La Bibliothèque Nationale de France est sans doute un des endroits les plus singuliers de Paris. Par son architecture même, qui semble n’avoir pas plus été conçue pour accueillir la plus grande concentration d’ouvrages au monde que pour offrir un asile aux armées de lecteurs et de chercheurs qui s’y précipitent. Il se raconte que l’architecte qui a dessiné les plans des quatre tours monumentales qui constituent les immenses banques d’ouvrages n’a pas pensé un seul instant, en laissant libre cours à son amour du verre et de l’acier, que quelques précieux écrits risquaient de souffrir rapidement de la morsure du soleil et que les incunables ne bronzent pas comme les vacanciers à Ibiza. Il a donc fallu en toute hâte installer ces panneaux de bois pivotant qui protègent les livres de la lumière du jour ainsi que des régulateurs thermiques. Le jour où notre civilisation s’écroulera, et que les régulateurs tomberont en panne, on a au moins l’assurance que notre patrimoine culturel ne nous survivra pas longtemps.

L'étoile noire peut aller se rhabiller...

            La dalle elle-même qui supporte ces quatre tours, et délimite tout le périmètre occupé par les bureaux et les salles de lecture, tient à la fois de l’expérience de sociologie comportementale et du surréalisme technicien. En son centre s’ouvre une impressionnante fosse qui permet au visiteur de plonger son regard sur une forêt de conifères qui plonge ses racines au niveau des salles de recherches dont les couloirs vitrés ceinturent cet étrange sous-bois, loin en contrebas. On raconte là encore qu’un petit malin avait réussi à introduire dans cet étrange asile végétal perdu au milieu du béton deux lapins et un canard dont les chercheurs qui traversaient les longs couloirs feutrés avaient pu découvrir, un peu médusés, la présence de l’autre côté de la vitre et s’étaient mis à guetter avec impatience les apparitions, comme si le règne animal n’était plus représenté que par ces trois derniers rescapés de l’Arche mitterrandienne. Il y a dans la BNF un petit côté Fahrenheit 451.





            En hiver, la dalle de la BNF se transforme en un piège mortel. Elle devient l’esplanade de la mort. Son architecture l’expose particulièrement à la morsure des vent glacés dont la disposition des tours et des différentes cloisons de métal accentue la violence et la rigueur. Le revêtement de bois se couvre rapidement de véritables congères, pour peu qu’il pleuve ou neige de façon très légère, que les vents tourbillonnants et glacés se chargent de transformer en une mer de glace dont aucun épandage de sel ne peut venir à bout. A cette période de l’année, la dalle de la BNF assure en réalité une forme de sélection naturelle visant sans doute à désengorger quelque peu l’Université en faisant grimper en flèches les statistiques de la grippe hivernale, des bronchites, trachéites, voire de la tuberculose, sans compter les bras, coude, genoux et cols du fémur brisés ou les accidents plus tragiques. Chaque hiver on peut voir ainsi de minces files de professeurs, chercheurs et étudiants cherchant avec inquiétude à la queue leu leu un chemin à peu près sûr au milieu du verglas et se rencognant avec un rictus de douleur dans leur cache-nez quand une bourrasque polaire vient leur arracher le visage.

Now it's time to die, brainy....

            Pour un certain nombre de ceux qui la fréquentent régulièrement et depuis plusieurs années, la BNF a gagné plusieurs surnoms. Celui que je préfère restant encore « La zone 51 ». Après avoir réussi à trouver quel détour il convient d’emprunter pour accéder à l’entrée ouest ou est, le visiteur se verra accueilli par un service de sécurité pointilleux qui se montrera selon les cas tout à fait prévenant ou préférera en revanche mourir que de révéler cette information capitale que les pièces de monnaie ne font pas sonner le détecteur et qu’il est donc inutile d’explorer ses poches pendant dix minutes à la recherche de la dernière pièce de un centime. L’entrée dans l’univers du rez-de-jardin, après avoir poussé deux monumentales portes métalliques à double battant, place le visiteur en face d’une architecture démente. Loin au-dessus de lui s’élève une passerelle de béton vers une salle supérieure, encore largement en contrebas du plafond démesurément haut, et, à ses pieds, deux escalators semblent pouvoir l’amener au centre de la terre. Tout autour, derrière les murs de béton, on sent vrombir une vie mystérieuse et mécanique, alors qu’à tout moment, au plus profond des entrailles du monstre, s’ouvrent et se referment des trappes laissant passer de petites nacelles automatisées transportant à toute vitesse vers les banques de salle les milliers d’ouvrages commandés chaque jour par des lecteurs de William Blake ou d’Averroès, des spécialistes des véhicules amphibies de l’armée rouge de 1973 à 1987, des ingénieurs en hydro-électrique ou des chercheurs étudiant la variation des populations de vache pie laitière en Bretagne entre 1750 et le début du XXe siècle. Brasil. Brasil…Mais où se cache donc Sam Lowry ?


(A suivre)

lundi 23 juillet 2012

Seuls au monde (2)


          

           C’est en quelque sorte, et pour finir, la même fraîcheur qui est véhiculée par cet OVNI cinématographique que constitue The Quiet Earth, au casting néo-zélandais et relativement inconnu. Cette fois, à l’issue d’un événement dont on ne comprend que plus tard les tenants et les aboutissants et dont on ne révélera rien pour ceux qui souhaitent le regarder, le protagoniste principal se réveille un matin dans sa chambre d’hôtel complétement nu et complétement seul. Après avoir repris ses esprits et ses vêtements, notre héros explore l’hôtel où il se trouve, arpente les environs sans parvenir à trouver âme qui vive. Son errance dans un monde désert va dès lors se poursuivre durant des jours, puis des semaines sans que se révèle le moindre indice qui puisse l’éclairer sur la catastrophe qui l’a laissé véritablement seul au monde. Se résignant à son sort, Zac Hobson, le héros de The Quiet earth, interprété par Bruno Lawrence,  traverse une phase d’euphorie délirante et mégalomane, s’enivre dans des hôtels de luxe, joue les Gabriele D’annunzio du haut du balcon de sa suite, en robe de chambre, face à un parterre d’effigies en carton figurant une foule fanatique et dévalise les épiceries des environs. On retrouve ici la jouissance consumériste et le désespoir nihiliste qui s’emparait également du personnage interprété par Charlton Heston dans Omega Man. Zac Hobson, à la fois désespéré et de plus en plus détaché de son propre sort tente de combler par les caprices les plus saugrenus le vide qui s’est emparé de ce monde devenu un terrain trop vaste et trop solitaire.
            Il semble cependant que le genre post-apocalyptique ne tolère la solitude que dans un temps limité[1], et The Quiet earth ne fait pas exception à la règle. Au cours de ses errances sans but, Zac finit par rencontrer Joanne, une survivante comme lui, avec laquelle va s’ébaucher une relation amoureuse, puis Api, un Maori de prime abord assez inquiétant, qui tend une embuscade à notre héros et le force sous la menace d’une arme à le conduire auprès de Joanne dont il apprend l’existence grâce à un talkie-walkie grésillant au moment inopportun. Toute l’originalité de The Quiet earth se déploie à partir de cette rencontre. De la même manière que On the beach, ce à quoi l’on pouvait s’attendre ne se produit par forcément et, contre toute attente, la rencontre entre Zac, Api et Joanne, au milieu d’un parc ne donne pas lieu à une explosion de violence mais à une scène de fraternisation entre les trois rescapés. Le film donne dès lors lieu à une nouvelle variation sur le thème de la reconstruction des relations affectives dans un contexte post-apocalyptique et une situation de triangle amoureux que les personnages tentent d’affronter au mieux, de la même manière que dans The world, the flesh and the devil (1959) avec Harry Belafonte. Tout comme dans ce classique de la science-fiction des années 50, dont The Quiet earth constitue un remake assez psychédélique, le trio devra apprendre à vivre avec les nouvelles normes imposées par un changement de situation radicale.



            Au-delà des représentations à grand spectacle ou des scénarios post-apocalyptiques figurant un basculement dans la barbarie à grande échelle, ces quelques productions plus ou moins atypiques, délaissant l’évocation du cataclysme, laissent une plus large place à une représentation plus intimiste de la fin des temps. Dans les quelques films évoqués ici, les différents personnages ressentent avec plus d’intensité la fragilité de leur existence, alors que leur statut de survivants les condamne soudain à l’isolement réservé aux dieux, car seuls les bêtes et les dieux peuvent vivre en dehors de la cité des hommes.
  


Note : les photographies utilisées pour illustrer cet article proviennent toutes de l’excellent site http://www.abandoned-places.com/index.htm dont nous recommandons vivement la visite à nos lecteurs.


[1] Il faudrait cependant ici citer quelques fantastiques épisodes de la série Twilight Zone, notamment Solitude et Time enough at last qui figurent avec cruauté l’expérience d’une solitude complète dans un monde complétement abandonné. On pense aussi à la nouvelle The silent towns, dans les chroniques martiennes de Ray Bradbury. 

samedi 21 juillet 2012

Seuls au monde (1)


Qui ne s’est pas déjà laissé bercer par le doux rêve misanthrope d’une terre vidée soudain de ses habitants que l’on pourrait arpenter à loisir dans le silence et la quiétude de la fin des temps ? Evidemment, tout le monde n’est peut-être pas sujet à tout moment à ce genre de manifestations asociales mais tout de même, après une bonne journée à galoper aux basques de la foule des travailleurs pendulaires, qui n’a jamais été effleuré par ce fantasme démiurgique d’être le dernier habitant de la planète ?



            L’idée n’a cessé en tout cas d’inspirer le cinéma, bien qu’elle débouche le plus fréquemment sur des œuvres assez peu optimistes. Plutôt que de s’appesantir sur le poids lourd I am legend (2007) avec Will Smith dont les quelques bonnes idées sont gâchées par une réalisation au tractopelle, on pourrait évoquer pour commencer son illustre ancêtre The last man on earth (1964), de Ubaldo Ragona (diffusé en France sous le titre Je suis une légende), qui a bénéficié de la collaboration directe de Richard Matheson (l’auteur de la nouvelle à l’origine de Je suis une légende) et de celle de l’immense Vincent Price dans le rôle du scientifique portant sur ses épaules le poids écrasant et la culpabilité d’être le dernier être humain à avoir survécu à l’effroyable épidémie qui a transformé l’humanité en zombies assoiffés de sang. Condamné à subir chaque nuit le siège des monstres qui assaillent sa demeure fortifiée et à arpenter le jour la ville déserte qu’il tente de débarrasser des milliers de cadavres infectés qui jonchent les rues, Price réussit à retranscrire par son interprétation le combat qui oppose sa santé mentale de plus en plus vacillante et cette routine effroyable qui le vide peu à peu de toute humanité. Sept ans plus tard, le réalisateur Boris Sagal donnera en 1971 dans The Omega Man (Le survivant) une version nettement plus funky et réjouissante de la survie en terre isolée, avec un Charlton Heston tous flingues dehors et nettement plus détendu que Vincent Price, découvrant les joies d’une société de consommation livrée entièrement à ses caprices et à ses envies. Le I am legend de 2007 a tenté de mélanger avec plus ou moins de bonheur les deux atmosphères mais l’on dira que c’est surtout le Georges Romero de Night of the living dead[1] (1968) puis de Dawn of the dead (1978, Le crépuscule des morts-vivants)[2] qui doit beaucoup à ces deux interprétations du livre de Richard Matheson.



            Dans le cas des adaptations du Je suis une légende de Matheson, si la solitude du personnage principal est dans un premier temps complète et l’éradication de l’humanité consommée, cet état de fait finit par être contredit par l’irruption d’un autre représentant du genre humain ayant lui (ou elle) aussi survécu à l’épidémie. Si l’adaptation de Ubaldo Ragona est celle qui se rapproche le plus du pessimisme de la nouvelle de Matheson, elle préserve cependant les caractéristiques d’une situation marquée par l’irruption du surnaturel (même si la mystérieuse épidémie qui transforme les êtres humains en vampires, zombies ou enragés semble avoir une origine humaine) et elle ouvre la voie au genre du survival horror dont Dany Boyle a le plus sûrement retrouvé les codes en l’extrayant avec 28 jours plus tard (2002)[3] de la voie creusée par Romero avec l’increvable (c’est le cas de le dire) genre du film de morts-vivants. 
       Appartenant à un courant cinématographique parallèle, lui aussi en partie largement enrichi à partir de la riche matrice du roman de Matheson, Virus, film japonais sorti en 1980, a la particularité d’avoir été le film japonais le plus cher de l’histoire du cinéma (16 millions de dollars de l’époque) et d’être aujourd’hui tombé dans le domaine public après un échec commercial aussi colossal que le désastre qu’il décrit. Virus représente une variation intéressante du genre post-apocalyptique. Alors que l’humanité est soudainement décimée par un virus d’origine militaire, les seuls survivants se trouvent être les 863 scientifiques de nationalités diverses vivant dans des bases antarctiques, ainsi que l’équipage du HMS Nereid, un sous-marin nucléaire britannique. A partir de cette situation de départ, le film développe quelques questionnements intéressants et tout d’abord celui de la cohabitation entre les survivants au sein d’un univers clos et confiné au sein duquel les différences de cultures et de nationalités ne tardent pas à être génératrices de tensions. Ces tensions sont d’ailleurs largement aggravées par l’inégale représentation des deux sexes : le groupe de 863 survivants ne comprenant en effet que…8 femmes, de difficiles questions morales ne tardent pas à se poser. Au sein de la petite communauté, c’est donc rapidement toute l’organisation des relations affectives et sociales qui vient à être repensée de façon plus ou moins raisonnée voire violente puisque le problème du viol se pose de manière brutale au sein de cette communauté isolée du reste du monde. En plus d’être confronté à cette redéfinition des relations humaines, le groupe des rescapés de l’Antarctique doit faire face à la menace d’un nouvel holocauste puisqu’alors que les dirigeants des grandes nations ont été eux aussi victimes du virus meurtrier, les systèmes de défense atomique des deux superpuissances (l’histoire rappelons-le est censée prendre place dans les années 1980) assument désormais seuls mais avec une rigueur tout informatique le maintien de l’équilibre de la terreur et menacent d’utiliser l’arsenal nucléaire des superpuissances défuntes au moindre frémissement de la lithosphère. 
            Il serait fâcheux de dévoiler plus, pour ceux qui seraient tentés par son visionnage, le scénario d’un film[4] riche que l’on peut rapprocher de deux autres œuvres de par les thèmes qu’il aborde : On the beach[5] d’une part, réalisé en 1959 avec, s’il vous plaît, Fred Astaire (sans claquette), Grégory Peck, Ava Gardner et Antony Perkins dans les rôles titres et The Quiet Earth[6] (aka Le dernier survivant, film néo-zélandais réalisé lui en 1985). Le point commun qui réunit un classique un peu oublié des années 50, un bide commercial japonais et une obscure production néo-zélandaise est la valeur accordée à la question des relations, ou plutôt de la reconstruction des relations humaines dans le contexte extrême qui prend place après la catastrophe, quelle qu’elle soit. Dans Virus, on l’a vu, le problème provient des tensions qui agitent un microcosme assiégé dans un environnement hostile et claustrophobique, celui d’un Antarctique dont on ne sait s’il est le dernier bastion ou le tombeau de l’humanité. Dans On the beach en revanche (Le dernier rivage en français), le traitement du thème de l’apocalypse mêle la tragédie et l’étude de mœurs. Après une guerre nucléaire dont on n’apprend pas grand-chose, le continent rescapé est cette fois l’Australie qui accueille d’ailleurs comme dans Virus l’équipage rescapé d’un sous-marin nucléaire, américain cette fois. Mais si la vie semble reprendre son cours dans une Australie présentée dans un premier temps comme le nouvel Eden au beau milieu d’un monde dévasté, les habitants de la dernière parcelle habitée du monde comprennent vite qu’ils sont condamnés quoiqu’ils fassent. Les particules radioactives libérées par les déflagrations ont contaminé l’atmosphère, scellant l’arrêt de mort à plus ou moins brève échéance de tout ce qui vit à la surface de la planète. Les différents personnages du film vont donc être contraints d’accepter leur destin inéluctable après avoir tenté inutilement de se rebeller contre celui-ci, principe de toute tragédie. C’est à partir du moment où la résignation s’installe que le film s’oriente vers une étude de caractère qui fait tout son intérêt et toute sa beauté. Chacun ayant compris que la fin est proche mais cependant impossible à prédire avec précision abandonne tout projet survivaliste et s’attache à assouvir la passion ou à rechercher peut-être l’amour que les contraintes de l’existence lui avaient fait négliger. 
        En dépit de son scénario très sombre, On the beach délivre un message extrêmement optimiste. Ce ne sont pas des scènes d'émeutes ou de pillages crépusculaires qui attendent le spectateur mais quelques séquences au cours desquelles on entonne confraternellement au coin du feu le Waltzing Mathilda, hymne officieux des Australiens et des clochards de tous les pays[7] ou une scène durant laquelle un des protagonistes peut enfin s’adonner à sa passion d’enfance : la course automobile. On the beach délivre alors un message empli non plus de tristesse mais de tendresse et de nostalgie, et donne l’impression au spectateur de contempler une humanité que sa fin annoncée pousse une dernière fois à redécouvrir avec émerveillement le spectacle du monde et de l'existence.

(A suivre)

Article également publié sur le site http://hipstagazine.com/

Photographies d'illustration tirées du site: http://www.abandoned-places.com/thumbnails02.htm

[1] Tombé dans le domaine public et donc téléchargeable légalement à cette adresse : http://archive.org/details/Night.Of.The.Living.Dead_1080p
[2] Contrairement d’ailleurs à I am a legend (2007), remake raté, celui de Dawn of the dead (2004) me semble au contraire être une vraie réussite et la scène d’ouverture mise en musique par le grand Johnny Cash est une merveille.
[3] Si d’ailleurs, The last man on earth ou Omega Man ont pu exercer une influence sur La nuit des morts-vivants ou Le crépuscule des morts-vivants de Romero, on remarquera que Dany Boyle avec 28 jours plus tard revient aux codes initiaux du roman de Matheson : d’une part les infectés courent et se comportent avec bien plus de sauvagerie et de vélocité que les zombies de Romero, d’autre part leur origine est humaine et non plus ou moins mythique, voire semi-biblique, comme cela est suggéré dans les films de Romero. Richard Matheson s’était d’ailleurs lui-même amusé de cette origine ambigüe en faisant adopter dans un premier temps à son héros des moyens de défense inspirés de la lecture de Bram Stoker avant qu’il ne prenne conscience de l’inutilité des chapelets d’ail ou des crucifix pour se défendre contre les attaques nocturnes de ses anciens amis transformés en monstres.
[4] Qui doit à son infortune commerciale d’être tombé dans le domaine public et donc d’être disponible en téléchargement gratuit et légal à l’adresse suivante : http://archive.org/details/cco_virus ou sur Youtube ici : http://www.youtube.com/watch?v=6vBAwc23sD8&feature=related
[5] Pour regarder On the beach : http://www.youtube.com/watch?v=8mxvx9gQ8k0&feature=relmfu (Youtube, deux parties)
[6] Visible sur Youtube en plusieurs parties, ça commence là : http://www.youtube.com/watch?v=tOYmHTeXrio
[7] Et en cadeau la très belle version des Pogues qui n’est pas celle du film mais qui vaut largement d'être écoutée : http://www.youtube.com/watch?v=cZqN1glz4JY&feature=related

mardi 17 juillet 2012

Parades amoureuses

 
         La première réalisation d’Alessandro Comodin, L’été de Giacomo (sur les écrans depuis une quinzaine de jours), est un film documentaire consacré à un sourd, récemment opéré, qui retrouve le bruit de vivre. Cela n’est qu’un prétexte à une longue déambulation entre deux adolescents qui se donnent au soleil écrasant de l’été, le plus souvent près d’un bout de plage perdu au fond d’un bois touffu. Le bruit des insectes, des pas qui craquèlent dans le chemin boisé, des peaux qui s’effleurent, cela pourrait faire jaillir une poésie brute comme une musique concrète. Pourtant, le film est plus âpre, comme un documentaire, comme la réalité : les moustiques grésillent de toutes parts, une branche morte sort de l’eau, le sable est vaseux, etc.

          Ce cadre est tout simplement réel, sans mise en abîme formelle, et accueille le véritable sujet du film : les vacances de deux adolescents qui partagent des moments, ni beaux ni laids, à travers lesquels montent doucement, presque subrepticement, la petite vague désirante, que l'on n'ose pas appeler amour. Une étrange mélancolie étreint le spectateur qui se rappelle de ces moments fugaces où l'on ne sait trop que faire de cette pulsion embarrassante. Le garçon est volontiers cru dans son expression, et masque son désir dans une bravade qui tourne souvent à la brusquerie. La fille est beaucoup plus silencieuse, à la fois distante et proche, et goûte ce plaisir nouveau au fil des situations. Elle est instinctive quand, lui, se réfugie dans les mots. 
 
Ce petit jeu du chat et de la souris, tout empreint de maladresses, se poursuit dans diverses saynètes : au bord de l’eau, autour d’une batterie, au milieu d’un bal populaire ou dans une fête foraine. Il n’y a pas d’amour entre ces jeunes gens, mais la chair qui palpite, les mots qui trébuchent, les regards qui se croisent. Le romantisme n’appartient pas au monde de l’adolescence, sauf dans les mauvaises représentations. Le désir est brut, jusqu’à ce moment où il est prêt à s’exprimer, parce que la situation l’impose. La jeune fille sort de l’eau avec du sable dans les yeux, le jeune garçon la regarde tendrement : tout en elle attend le baiser quand lui ne sait trop comment s’y prendre (scène ci-dessous). Quelques phrases, et il est déjà trop tard. Le désir s’est enfui, et le destin poursuit sa marche, et la mélancolie vient.





Mais ce moment, ils l’ont partagé, comme un secret. Personne ne sait d’où il vient, ni comment le reproduire. L’amour était là, dans son matériau brut. Et lorsqu’ils reviennent de leur échappée, ils goûtent l’ivresse de la nature en mouvement. Ils sont heureux, ils ont été amoureux sans même le savoir.

Étrangement, et très justement, le dernier quart d’heure du film montre l’amour que le jeune garçon partage avec une autre jeune fille, un peu sourde comme lui. Le sentiment est comme sorti de sa taverne – après l’initiation ? – et il tisse sa toile entre les deux cœurs. La jeune fille raconte comment, le désir montant, elle a entraîné ce jeune homme dans l’union des corps. Et le regrette presque, malgré son inéluctabilité. L’innocence s’est enfuie pour laisser la place à la mélancolie du souvenir. Après, ce n’est plus jamais pareil. Bataille ne disait-il pas que l’union est comme une déchirure, une blessure qui ne se referme jamais. 








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