Les
minorités ont fait les frais de la plupart des tragédies du XXè
siècle, que ce soit de la part des totalitarismes et même des démocraties (le
cas le plus flagrant demeurant la politique d’Apartheid en Afrique du
Sud). Pour y remédier, et en gage de
réparation, des associations font entendre leurs voix afin de faire valoir
leurs intérêts sur la place publique. Média et tribunaux deviennent leurs
moyens de recours principaux, allant jusqu’à éclipser la désormais célèbre
«majorité silencieuse». Même le Parti communiste français semble avoir fait le
deuil du «Peuple» pour préférer les sans-papiers, les femmes, et la «diversité
culturelle».
Minorité oppressée vs majorité oppressante
D’aucuns
parlent du triomphe de l’idéologie dite « post-moderne » qui fait la part belle
aux minorités contre la majorité, par essence opprimante. Le philosophe ayant
le mieux développé cette thématique serait Gilles Deleuze qui écrivait dans
Mille plateaux :
«
Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un
mètre–étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou
l’étalon soit Homme–blanc–mâle–adulte–habitant des villes–parlant une langue
standard–européen– hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound).
Il est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que
les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les
homosexuels…, etc. (…) La majorité suppose un état de pouvoir et de domination,
et non l’inverse. »
Pour
Deleuze, la minorité n’a pas à devenir majoritaire, mais à devenir minorité. Ce
qui importe est le processus lié à la minorité, qui suppose affirmation de la
différence : le noir est toujours dans un devenir noir, le juif dans un devenir
juif, la femme dans un devenir femme, et ce devenir ne peut se réaliser qu’en
débordant le système, le mètre-étalon de la majorité qui suppose homogénéité et
clôture, compatibilité et police.
Dans
son livre Kafka, Pour une littérature mineure, Deleuze montre la façon dont
Kafka, contraint d’apprendre l’allemand à Prague, a pu minorer cette langue
majeure, en l’hybridant avec le yiddish et le tchèque, créant ainsi un nouveau
langage au sein de la langue majeure. Deleuze conçoit alors la possibilité de transversales
entre minorités capables de subvertir à la fois le capitalisme et l’Etat, une
internationale des minorités en quelque sorte, où la majorité n’est personne (à
part l’étalon des dominants) et la minorité potentiellement tout le monde. En
ce sens, le devenir minoritaire s’oppose à toute forme de communautarisme, qui
plus est lorsqu’il utilise la courroie de l’Etat pour justifier son pouvoir
privé à l’instar de ce que revendiquerait tout lobby économique.
Deleuze à l’envers
Une
lecture serrée de Deleuze ne nous permet donc pas de faire de lui le parangon
de certaines associations concourant à une police des conduites (Foucault)
inscrite dans la logique de majorité dont Deleuze parle. Cependant, nous
assistons à un curieux renversement impensé par ce dernier : celui du devenir
majoritaire de la minorité et du devenir minoritaire de la majorité. Deleuze
aimait faire des enfants dans le dos des philosophes. Nous ne nous en priverons
donc pas à son égard.
En
érigeant les marges et les minorités en nouveaux sujets du politique, comme
d’autres autrefois le faisaient avec les masses, Deleuze met de côté la
majorité qu’il réduit à l’étalon du système. Qui plus est, il ne perçoit pas
que jouer la minorité contre le capitalisme est un non sens, dès lors que les minorités,
qui sont avant tout d’ordre culturel, n’ont rien à voir avec les rapports de
production et ont, bien au contraire, servi d’alibi pour enterrer la lutte de
classes. Aussi ne perçoit-il pas que la majorité, hommes et femmes de classe
moyenne ou prolétaire, blanc et de culture chrétienne, peut potentiellement
être exclue du système, l’amenant notamment à se jeter dans les bras de
mouvements populistes avec l’espoir d’être reconnue sur la scène politique. En
ce sens, la majorité se trouve prise dans un processus de devenir minoritaire
(Deleuze parlait de résistance) à l’écart de l’idéologie dominante relayée par
les média et l’Etat.
Alors
que la majorité comme devenir majoritaire pouvait s’opposer à la minorité comme
devenir minoritaire, la majorité comme devenir minoritaire s’oppose aujourd’hui
à la minorité comme devenir majoritaire.
Hannah
Arendt, dans son livre L’impérialisme, remarquait que les associations
de défense de droits en tous genres d’avant guerre « témoignaient tous d’une
inquiétante similitude de langage et de contenu avec les sociétés protectrices
des animaux. » Force est de constater que cette analyse reste toujours
d’actualité, ce qui ne présage rien de bon. Sans doute, seule une transversale
d’ordre politique et sociale permettrait de briser la logique perverse de la
dialectique majorité/minorité, et éviterait aux anarchistes de se sentir
obligés de défendre le Pape.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire