dimanche 29 septembre 2013

La dictature du premier venu



Les années trente ont été le cadre en Europe, et particulièrement en France, d’une des plus graves crises qu’ait eu à affronter la démocratie libérale. La remise en cause des principes de la démocratie représentative a été à ce moment largement influencée par les expériences totalitaires menées un peu partout en Europe. A ce titre, la première guerre mondiale puis la Révolution bolchévique ont ménagé une rupture déterminante en favorisant l’émergence d’une nouvelle culture politique en Europe. Comme le rappelle Robert O. Paxton dans son ouvrage Le Parti unique et Drieu la Rochelle :

Il fallut attendre les lendemains de 1914 pour qu’un régime quelconque pût faire l’expérience concrète d’un parti unique de masse. Il fallut la guerre et la révolution pour déblayer le terrain de cette expérience, et l’arrivée d’une ère où le parlementarisme pluraliste eût cessé d’offrir du nouveau à tous les mécontents.

La guerre de 1914-1918 a en premier lieu libéré des forces nouvelles en réalisant la promesse de « l’identification de l’individu à la contrainte absolue de l’appartenance. L’individualisme, autrement dit, s’affirme au travers de l’assomption du holisme. »[1] La guerre a arrêté les expériences esthétiques, psychologiques et idéologiques du XIXe pour les verser au creuset du conflit et forger un nouvel outil de pensée qui va s’affirmer peu à peu à travers la période de maturation des années trente et jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.
Dans ce contexte particulier, alors que le régime de la démocratie libérale fait face à une contestation sans précédent, les institutions culturelles revêtent une importance déterminante en tant que médiateur de l’opinion. Les années d’entre-deux guerres consacrent déjà le « pouvoir intellectuel » [2] en France tandis que « l’engagement » devient une valeur cardinale pour tous ces essayistes et écrivains. La cacophonie qui résulte des engagements multiples et contradictoires de tous ceux qui considèrent à tort ou à raison comme leur devoir d’influer directement sur le cours des décisions politiques contribue largement à entretenir cette atmosphère de guerre civile verbale et de confusion intellectuelle qui marque la fin des années trente en France. En mars 1939, six mois après la signature des accords de Munich, Jean Paulhan, directeur de la N.R.F., produit un article tout à fait étonnant intitulé : « La démocratie fait appel au premier venu ». La première caractéristique de ce court essai est de développer une virulente charge à l’encontre des élites intellectuelles, des « princes de la pensée », qui, selon Paulhan, ont contribué, par leurs engagements contradictoires, à décrédibiliser le régime du pluralisme d’opinions dont Paulhan est pourtant un des défenseurs les plus fervents. Paulhan entend bien cependant se défendre d’instruire le procès de l’intelligence au profit du populisme :

Et Dieu me garde de dire le moindre mal de l’intelligence. Il en faut. Il faut des savants et des techniciens. Je crois seulement - si du moins je suis démocrate - que là où les techniciens et savants sont en dispute (comme ils ont coutume) le dernier mot doit revenir - plutôt qu’à un accord nègre-blanc entre spécialistes qui satisfait apparemment chacun, et nuit à tous - à l’Arbitrage, à l’Arbitraire de qui n’est ni savant, ni astucieux, ni génial, ni particulièrement doué d’éloquence, ni fort en thème, ni champion d’aucun sport. De qui ne tient sa fonction ni de ses mérites éclatants, ni de son charme, ni d’un plébiscite. Du premier venu, j’y reviens.[3]

Ce passage, en particulier, de l’article de Paulhan a suscité beaucoup d’interrogations. Qu’entendait le directeur de la N.R.F. par le recours « à l’Arbitrage, à l’Arbitraire » ? Quel est donc par ailleurs le visage de cet énigmatique « premier venu » auquel il fait appel ? Ne serait-ce pas, comme l’a déjà souligné Antoine Compagnon[4], la tentation du césarisme qui habite ici le philosophe-écrivain, réclamant un Etat fort et charismatique capable de subjuguer ses adversaires et de s’affranchir de la dissension ?
Dans une des rares tentatives d’interprétation du texte de Paulhan, Laurent Jenny récuse pourtant cette interprétation. Paulhan, écrit-il, pour fonder radicalement la démocratie, reprend le geste maurrassien qui justifie le royalisme : c’est-à-dire l’idée que c’est dans l’Arbitraire que réside l’unique chance d’un Arbitrage. Seuls diffèrent les modes de production de cet Arbitraire : ici l’indifférenciation que la démocratie postule entre les hommes, là le jeu purement contingent de l’hérédité[5]. Cet apparent paradoxe, explique encore Laurent Jenny, peut être retrouvé dans les écrits de G.K. Chesterton qui esquisse peut-être dans Orthodoxie la genèse intellectuelle de la doctrine que Paulhan précise dans « La Démocratie fait appel au premier venu » :

Le véritable terrain sur lequel le christianisme et la démocratie se rencontrent est beaucoup plus sérieux. Si jamais notre foi discute le principe du gouvernement, elle doit nous dire la chose suivante : l’homme qui devrait gouverner est celui qui ne pense pas être capable de gouverner. […] : nous ne sommes pas tenus de couronner l’homme exceptionnel qui sait qu’il peut gouverner. Il nous faut  plutôt couronner l’homme beaucoup plus exceptionnel qui sait qu’il en est incapable.[6]

Ce paradoxe chestertonien en amène un autre qui n’a sans doute pas échappé à Paulhan, c’est que le principe du vote est profondément chrétien : « Mais solliciter des suffrages est tout à fait chrétien dans son principe, écrit encore Chesterton. C’est encourager les humbles ; c’est dire à l’homme modeste: ²Ami, monte plus haut.² »[7] En suivant le même cheminement, Paulhan a pu en arriver ainsi à une conclusion là encore parfaitement chestertonienne, c’est que la démocratie se  renie quand elle donne voix aux puissants, à ceux que Paulhan appelait les « princes de la pensée », mais qu’elle se réalise pleinement quand elle sollicite « le premier venu ».
La tentative  de Chesterton de penser la relation entre gouvernés et gouvernants, entre peuple et pouvoir, et l’appel de Paulhan à « l’Arbitrage, à l’Arbitraire » du « premier venu », pourrait se rapprocher de ce que Pascal énonce dans ses Pensées : « On ne choisit pas, écrit ainsi le philosophe dans la pensée n°30, pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. » Pour Pascal, en effet, l’appel au mérite personnel, et à ce que l’auteur des Pensées nomme la « grandeur naturelle » ne peut guère éveiller que l’égoïsme et la concupiscence de ceux qui, pour affirmer leur propre grandeur, tendront à ne plus se concentrer que sur la conquête du pouvoir et à rivaliser d’orgueil et de fatuité. Le pouvoir, nous dit Pascal, n’est pas nécessairement justifié par la grandeur naturelle de celui qui l’exerce, mais il l’est par une grandeur d’apparat qui maintient les formes protocolaires nécessaires à sa justification et à l’harmonie sociale en faisant accepter de tous la préséance nécessaire de certains :

Tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir ils n’auraient que faire de bonnets carrés.[8]

La conception défendue par Paulhan de l’exercice du pouvoir et du rôle du « premier venu » n’est pas si différente de celle de Pascal. La démocratie représentative repose, Paulhan l’admet implicitement, sur une part de fiction et sur une part d’Arbitraire. Le « premier venu » de Paulhan assumerait dans l’exercice du pouvoir cette situation de par le crédit que lui accorde le peuple. Pour Pascal, les lettrés, qui se servent de leur science à seule fin de s’attirer les grâces du peuple ou de complaire à l’opinion générale, se comportent en tyrans car ils confisquent à leur profit cette relation paradoxale entre le pouvoir et ceux qui le subissent, en oubliant la loi qui détache soigneusement la grandeur naturelle et la grandeur d’apparat.
Philosophe du langage, l’auteur des Fleurs de Tarbes qui avait par ailleurs consacré ses premiers travaux de linguiste aux Hains-Tenys, aux proverbes populaires malgaches, savait à quoi s’en tenir quant à la « voix du peuple » qui, volatile et changeante par essence, ne parvient jamais à constituer, ne serait-ce qu’un instant, une forme fixe qui lui permette d’exister. La « voix du peuple », pour Paulhan, avant de se déployer au travers de discours perpétuellement contradictoires sur ce forum de la démocratie moderne qu’est la place publique, de l’homme de la rue à la scène politique, se forme tout d’abord en des méandres insaisissables dans notre « for intérieur », qui n’est ni plus ni moins qu’un « forum intérieur ». Nous nous trouvons ballotés par le peuple bigarré de nos émotions avant de réussir à trouver en nous une voix qui s’exprime. « Je ne suis pas fâché, écrit Paulhan, qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi aristocrate et le soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble, s’appeler libéral. Mais mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni d’indifférence. Il est la simple liberté que je prends d’être, suivant le cas, violemment royaliste, vivement aristocrate, démocrate avec ardeur. » Ainsi pourrait-on dire, si les élections, dans le système de la démocratie représentative, ne donnent au peuple, au premier venu, que de rares et courtes occasions d’exercer sa volonté, elles offrent également la possibilité à la fois à tout un chacun et à la nation assemblée de trancher « en son for intérieur », de saisir à un moment donné, à la manière dont un photographe saisit une image, un instantané politique et psychique. Les élections terminées, il ne reste plus au peuple « retombé dans l’esclavage » et au souverain nouvellement reconstitué que la ressource pascalienne de l’imagination pour soutenir, grâce à l’illusion de l’apparat, cette construction fragile et constamment recommencée et cette « duperie nécessaire » que représente l’exercice du pouvoir.

[1] Marcel GAUCHET. L’Avènement de la démocratie, t. III. p. 41
[2] Voir La Trahison des clercs de Julien Benda ou Le scribe de Régis Debray.
[3] Ibid. p. 479-483
[4] Antoine COMPAGNON. Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes.
[5] Laurent JENNY. « Terreur et lieu commun. » in : Pierre GLAUDES (directeur et éditeur). Terreur et représentation.  Edité par Pierre GLAUDES et Pierre BAYARD. ELLUG. 1996. p. 197
[6] Gilbert Keith CHESTERTON. Orthodoxie. [Climats] Flammarion. 2010. p. 190
[7] Ibid. p. 191
[8] Blaise PASCAL. Pensées. Pensée 44 : « L’imagination. »





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