Les
années trente ont été le cadre en Europe, et particulièrement en France, d’une
des plus graves crises qu’ait eu à affronter la démocratie libérale. La remise
en cause des principes de la démocratie représentative a été à ce moment
largement influencée par les expériences totalitaires menées un peu partout en
Europe. A ce titre, la première guerre mondiale puis la Révolution bolchévique
ont ménagé une rupture déterminante en favorisant l’émergence d’une nouvelle
culture politique en Europe. Comme le rappelle Robert O. Paxton dans son
ouvrage Le Parti unique et Drieu la Rochelle :
Il fallut attendre les lendemains de 1914
pour qu’un régime quelconque pût faire l’expérience concrète d’un parti unique
de masse. Il fallut la guerre et la révolution pour déblayer le terrain de
cette expérience, et l’arrivée d’une ère où le parlementarisme pluraliste eût
cessé d’offrir du nouveau à tous les mécontents.
La
guerre de 1914-1918 a en premier lieu libéré des forces nouvelles en réalisant
la promesse de « l’identification de l’individu à la contrainte absolue de
l’appartenance. L’individualisme, autrement dit, s’affirme au travers de
l’assomption du holisme. »[1] La
guerre a arrêté les expériences esthétiques, psychologiques et idéologiques du
XIXe pour les verser au creuset du conflit et forger un nouvel
outil de pensée qui va s’affirmer peu à peu à travers la période de maturation
des années trente et jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.
Dans ce contexte particulier, alors que le
régime de la démocratie libérale fait face à une contestation sans précédent,
les institutions culturelles revêtent une importance déterminante en tant que
médiateur de l’opinion. Les années d’entre-deux guerres consacrent déjà le
« pouvoir intellectuel » [2] en France tandis que
« l’engagement » devient une valeur cardinale pour tous ces
essayistes et écrivains. La cacophonie qui résulte des engagements multiples et
contradictoires de tous ceux qui considèrent à tort ou à raison comme leur
devoir d’influer directement sur le cours des décisions politiques contribue
largement à entretenir cette atmosphère de guerre civile verbale et de
confusion intellectuelle qui marque la fin des années trente en France. En mars
1939, six mois après la signature des accords de Munich, Jean Paulhan,
directeur de la N.R.F., produit un article tout à fait étonnant
intitulé : « La démocratie fait appel au premier venu ». La première
caractéristique de ce court essai est de développer une virulente charge à
l’encontre des élites intellectuelles, des « princes de la pensée »,
qui, selon Paulhan, ont contribué, par leurs engagements
contradictoires, à décrédibiliser le régime du pluralisme d’opinions dont
Paulhan est pourtant un des défenseurs les plus fervents. Paulhan entend bien
cependant se défendre d’instruire le procès de l’intelligence au profit du
populisme :
Et Dieu me garde de dire le moindre mal de
l’intelligence. Il en faut. Il faut des savants et des techniciens. Je crois
seulement - si du moins je suis démocrate - que là où les techniciens et
savants sont en dispute (comme ils ont coutume) le dernier mot doit revenir -
plutôt qu’à un accord nègre-blanc entre spécialistes qui satisfait apparemment
chacun, et nuit à tous - à l’Arbitrage, à l’Arbitraire de qui n’est ni savant,
ni astucieux, ni génial, ni particulièrement doué d’éloquence, ni fort en
thème, ni champion d’aucun sport. De qui ne tient sa fonction ni de ses mérites
éclatants, ni de son charme, ni d’un plébiscite. Du premier venu, j’y reviens.[3]
Ce passage, en particulier, de l’article
de Paulhan a suscité beaucoup d’interrogations. Qu’entendait le directeur de la N.R.F. par
le recours « à l’Arbitrage, à l’Arbitraire » ? Quel est donc par
ailleurs le visage de cet énigmatique « premier venu » auquel il fait
appel ? Ne serait-ce pas, comme l’a déjà souligné Antoine Compagnon[4], la tentation du césarisme qui habite ici le
philosophe-écrivain, réclamant un Etat fort et charismatique capable de
subjuguer ses adversaires et de s’affranchir de la dissension ?
Dans
une des rares tentatives d’interprétation du texte de Paulhan, Laurent Jenny
récuse pourtant cette interprétation. Paulhan, écrit-il, pour fonder
radicalement la démocratie, reprend le geste maurrassien qui justifie le
royalisme : c’est-à-dire l’idée que c’est dans l’Arbitraire que réside
l’unique chance d’un Arbitrage. Seuls diffèrent les modes de production de cet
Arbitraire : ici l’indifférenciation que la démocratie postule entre les
hommes, là le jeu purement contingent de l’hérédité[5].
Cet apparent paradoxe, explique encore Laurent Jenny, peut être retrouvé dans
les écrits de G.K. Chesterton qui esquisse peut-être dans Orthodoxie la
genèse intellectuelle de la doctrine que Paulhan précise dans « La
Démocratie fait appel au premier venu » :
Le véritable terrain sur lequel le
christianisme et la démocratie se rencontrent est beaucoup plus sérieux. Si
jamais notre foi discute le principe du gouvernement, elle doit nous dire la
chose suivante : l’homme qui devrait gouverner est celui qui ne
pense pas être capable de gouverner. […] : nous ne sommes pas tenus de
couronner l’homme exceptionnel qui sait qu’il peut gouverner. Il nous
faut plutôt couronner l’homme beaucoup plus exceptionnel qui sait qu’il
en est incapable.[6]
Ce paradoxe chestertonien en amène un
autre qui n’a sans doute pas échappé à Paulhan, c’est que le principe du vote
est profondément chrétien : « Mais solliciter des suffrages est tout
à fait chrétien dans son principe, écrit encore Chesterton. C’est encourager
les humbles ; c’est dire à l’homme modeste: ²Ami, monte plus haut.² »[7] En suivant le même cheminement, Paulhan a pu en
arriver ainsi à une conclusion là encore parfaitement chestertonienne, c’est
que la démocratie se renie quand elle donne voix aux puissants, à ceux
que Paulhan appelait les « princes de la pensée », mais qu’elle se
réalise pleinement quand elle sollicite « le premier venu ».
La
tentative de Chesterton de penser la relation entre gouvernés et
gouvernants, entre peuple et pouvoir, et l’appel de Paulhan à
« l’Arbitrage, à l’Arbitraire » du « premier venu »,
pourrait se rapprocher de ce que Pascal énonce dans ses Pensées :
« On ne choisit pas, écrit ainsi le philosophe dans la pensée n°30, pour
gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure
maison. » Pour Pascal, en effet, l’appel au mérite personnel, et à ce que
l’auteur des Pensées nomme la « grandeur naturelle »
ne peut guère éveiller que l’égoïsme et la concupiscence de ceux qui, pour
affirmer leur propre grandeur, tendront à ne plus se concentrer que sur la
conquête du pouvoir et à rivaliser d’orgueil et de fatuité. Le pouvoir, nous
dit Pascal, n’est pas nécessairement justifié par la grandeur naturelle de
celui qui l’exerce, mais il l’est par une grandeur d’apparat qui maintient les
formes protocolaires nécessaires à sa justification et à l’harmonie sociale en
faisant accepter de tous la préséance nécessaire de certains :
Tout cet appareil auguste était fort
nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les
docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre
parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette
montre si authentique. S’ils avaient la véritable justice, et si les médecins
avaient le vrai art de guérir ils n’auraient que faire de bonnets carrés.[8]
La conception défendue par Paulhan de
l’exercice du pouvoir et du rôle du « premier venu » n’est pas si
différente de celle de Pascal. La démocratie représentative repose, Paulhan
l’admet implicitement, sur une part de fiction et sur une part d’Arbitraire. Le
« premier venu » de Paulhan assumerait dans l’exercice du pouvoir
cette situation de par le crédit que lui accorde le peuple. Pour Pascal, les
lettrés, qui se servent de leur science à seule fin de s’attirer les grâces du
peuple ou de complaire à l’opinion générale, se comportent en tyrans car ils
confisquent à leur profit cette relation paradoxale entre le pouvoir et ceux
qui le subissent, en oubliant la loi qui détache soigneusement la grandeur
naturelle et la grandeur d’apparat.
Philosophe du langage, l’auteur des Fleurs
de Tarbes qui avait par ailleurs consacré ses premiers travaux de linguiste
aux Hains-Tenys, aux proverbes populaires malgaches, savait à
quoi s’en tenir quant à la « voix du peuple » qui, volatile et
changeante par essence, ne parvient jamais à constituer, ne serait-ce qu’un
instant, une forme fixe qui lui permette d’exister. La « voix du
peuple », pour Paulhan, avant de se déployer au travers de discours
perpétuellement contradictoires sur ce forum de la démocratie
moderne qu’est la place publique, de l’homme de la rue à la scène politique, se
forme tout d’abord en des méandres insaisissables dans notre « for
intérieur », qui n’est ni plus ni moins qu’un « forum intérieur ».
Nous nous trouvons ballotés par le peuple bigarré de nos émotions avant de
réussir à trouver en nous une voix qui s’exprime. « Je ne suis pas fâché,
écrit Paulhan, qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi
aristocrate et le soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble,
s’appeler libéral. Mais mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni
d’indifférence. Il est la simple liberté que je prends d’être, suivant le cas,
violemment royaliste, vivement aristocrate, démocrate avec ardeur. » Ainsi
pourrait-on dire, si les élections, dans le système de la démocratie
représentative, ne donnent au peuple, au premier venu, que de rares et courtes occasions
d’exercer sa volonté, elles offrent également la possibilité à la fois à tout
un chacun et à la nation assemblée de trancher « en son for
intérieur », de saisir à un moment donné, à la manière dont un photographe
saisit une image, un instantané politique et psychique. Les élections
terminées, il ne reste plus au peuple « retombé dans l’esclavage » et
au souverain nouvellement reconstitué que la ressource pascalienne de
l’imagination pour soutenir, grâce à l’illusion de l’apparat, cette construction
fragile et constamment recommencée et cette « duperie nécessaire »
que représente l’exercice du pouvoir.
[1] Marcel
GAUCHET. L’Avènement de la démocratie, t. III. p. 41
[2] Voir La
Trahison des clercs de Julien Benda ou Le scribe de
Régis Debray.
[3] Ibid.
p. 479-483
[4] Antoine
COMPAGNON. Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes.
[5] Laurent JENNY. « Terreur et
lieu commun. » in : Pierre GLAUDES (directeur et
éditeur). Terreur et représentation. Edité par Pierre GLAUDES
et Pierre BAYARD. ELLUG. 1996. p. 197
[7] Ibid. p.
191
[8] Blaise
PASCAL. Pensées. Pensée 44 : « L’imagination. »
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