Quelles sont les implications
d’une existence sans dieux ? En premier lieu, la propension à oublier ce
monde qui nous enlace et auquel nous sommes si totalement liés, aussi bien
comme individus que comme espèce. Nous ne sentons plus que nous avons à répondre
de cet enlacement qui agit en nous sous les espèces de la mémoire, de
l’imagination et de la conscience, et hors de nous sous les espèces de la
terre, du soleil, de l’air et de l’eau. Nous oublions que ce ne sont pas là
simplement des choses de notre environnement, mais les puissances naturelles et
les fibres dont nous sommes faits et qui nous permettent de soutenir
l’existence à chaque instant. Ce sont des verbes et pas des substantifs ;
or, la notion de sans-dieux étant adverbe, elle qualifie ces verbes, hélas
aujourd’hui dans un sens négatif.
C’est de façon inconsidérée que nous concevons
la nature en tant qu’environnement extérieur. Penser, et vraisemblablement
aussi se remémorer, sont supposés être des choses « non naturelles ».
Mais ce qui nous soutient dans l’être comprend aussi bien les activités non
matérielles de la pensée, de la mémoire et de la création, que la digestion, la
respiration, la locomotion et ainsi de suite. Il est fort possible que ces
choses ne soient pas d’un genre si différent, comme peut-être un jour nos
sciences l’établiront.
Une telle existence sans dieux signifie que
notre espèce se figure être le but final de la création, et peut-être pas
seulement de notre minuscule planète, mais aussi, à présent que nous avons
franchi les limites de l’atmosphère terrestre, de tout le cosmos dans son
amplitude et étendue inconcevables. Cela suppose une capacité à oublier le fait
le plus évident de notre mortalité, à
savoir que nous sommes dans la création des tard-venus, et probablement aussi
des partants de la première heure. Un autre élément constitutif du caractère
monstrueux de la civilisation contemporaine est la dissociation de l’homme,
comme individu et comme espèce, à l’égard de l’arrière-plan multiple et
illimité de son existence.
Par d’étranges voies, la religiosité conformiste
de certains met en évidence le phénomène de l’absence des dieux tout aussi
sûrement, si ce n’est plus, que l’athéisme avoué de certains autres. En se
raccrochant à un univers centré sur l’homme et en façonnant dieu à notre image,
ils abjurent de façon trop caricaturale l’arrière-plan multiple de l’homme qui
pense. En insistant sur la croyance – qu’ils ne différencient pas de la foi -,
ils montrent qu’ils se défient des idées contemporaines et cèdent à leur atavisme
dans le pire sens du mot. Le dieu qu’ils cherchent est toujours le « Dieu
de nos pères », et jamais le dieu des enfants de nos enfants. Leur
religion semble à peine proposer quelque chose de plus que superstition et
consolation. Pour eux, vivre sans dieux reviendrait à nier l’existence physique
du dieu des juifs et des chrétiens, que toujours ils représentent comme une
Personne et conçoivent en lettres majuscules, un dieu qu’ils prient lorsqu’ils
sont en détresse et qu’ils louent quand les temps sont meilleurs. […] Peu
nombreux sont ceux qui considèrent sérieusement le fait que d’autres religions
du monde ont leur propres dieu ou même leurs propres dieux, et encore moins
nombreux ceux qui tiennent compte du fait, pourtant évident, que le dieu des
juifs et des chrétiens n’est pas vraiment le même pour chaque croyant. Ceux là
ne pourraient pas davantage comprendre la remarque simple et profonde de cet
ancien soldat qui disait que « nous avons à répondre de nos actes devant
quelque chose, devant quelqu’un – peut-être simplement devant
nous-mêmes ».
Si, à la rude lumière des réalités de l’époque,
la tentative des hommes de vivre sans dieux paraît avoir échoué, est-il
possible de renverser le cours des choses ? Perplexes, certains penseurs
sont persuadés qu’on ne peut rien faire. Ils considèrent que notre culture
techno-électronique est comme un destin qu’il nous faudrait vivre jusqu’à son
accomplissement final. D’après eux, le problème que pose le phénomène de
l’absence des dieux ne relève pas d’une crise morale, ou d’un échec de
l’homme ; il consiste plutôt en un retrait des divinités du champ de
vision humain. Un tel retrait s’est accompli graduellement et lentement au
cours des siècles derniers, coïncidant avec la lente ascension de l’homme
jusqu’à la domination et l’exploitation de la nature extérieure. Séparé de sa
source et de son habitat originel, l’esprit laisse inévitablement place aux
idéologies subjectives, qui prennent alors leur essor en conflit les unes avec
les autres. Ces idéologies constituent la forme et la substance mêmes de la
réalité d’aujourd’hui. Penser que nous pourrions modifier notre destin grâce à
une réforme morale, aussi profonde fût-elle, c’est se bercer d’illusions. Les
puissances de l’histoire sont supérieures à toutes les résolutions des hommes,
y compris celle de l’homme même.
Je reconnais que la réforme morale est loin de
pouvoir répondre de façon appropriée au retrait du sens du divin dans
l’existence humaine. La religion n’est pas la moralité ; elle est à la
fois plus et moins que la moralité. Pourtant, je ne suis pas disposé à accepter
la conclusion que rien ne peut être « fait » pour modifier notre
destin. Bien qu’une conscience profondément religieuse […] ne soit pas une
chose que nous pourrions vouloir ou qui serait en notre pouvoir de faire
advenir, elle peut néanmoins surgir quand notre véritable condition nous
apparaît avec suffisamment de clarté.
Ce qui signifie que les dieux absents et cachés
se révéleront peut-être à nouveau quand nous serons prêts pour leur venue. Il
est improbable qu’ils adviennent sous la forme d’une répétition du judaïsme ou
du christianisme, encore moins sous la forme d’une religion
« étrangère » comme le bouddhisme zen ou d’autres religions. Si
jamais ils se manifestent, ce sera probablement d’une nouvelle manière et sous
une forme nouvelle. Pourtant, comme toujours en cas de changement profond, la
nouveauté est à bien des égards « l’ancien le plus ancien ». Un tel
rétablissement de la foi religieuse constituerait une sorte d’autorétablissement
de notre société. Par conséquent, il ne pourrait certainement pas avoir lieu
sans notre concours, bien que nous ne puissions pas non plus en avoir la
maîtrise.
Jesse Glenn Gray. Avant-propos à la nouvelle édition (1970) de Au combat. Réflexion sur les hommes à la guerre. Préface de Hannah Arendt et introduction de Bruno Cabanes. [Texto]. Editions Tallandier. 2012. pp. 36-39
Note: les crochets [...] indiquent des passages faisant référence à d'autres parties de l'ouvrage qui ont été supprimés ici pour faciliter la compréhension du texte.
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