« Nous
devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans » avait dit
Mussolini à la suite de l’incarcération d’Antonio Gramsci en 1926. Secrétaire
du Parti communiste italien et chef de son groupe parlementaire, Gramsci est
effectivement jugé pour conspiration et condamné à 20 ans d’emprisonnement.
Pendant onze années, jusqu’à son décès en 1937, il noircit plus de deux mille
feuillets qui constitueront la matière de son œuvre, tout entière contenue dans
les Cahiers de prison. La parution d’une belle synthèse (Introduction
à Antonio Gramsci de George Hoare et de Nathan Sperber) nous donne
l’occasion de revenir sur ce penseur original et plus complexe qu’il n’y paraît
au premier abord. En effet, le penseur italien voit la réalité là où elle
commence, dans la rue, puis remonte la colonne vertébrale de l’être pour
comprendre que cette réalité se niche dans la tête de l’homme (comme
représentation), et si l’on monte encore, on finira par trouver que cette tête,
une fois coupée, roule dans le pannier commun que l’on nomme
« culture ». C’est donc dans un paysage abstrait, décérébré, que la
vraie lutte se déroule, à la condition bien sûr d’être parti de la plus plate
des réalités.
On l’aura compris, Gramsci est un
penseur de la culture. D’où vient-il ? Fils d’une famille pauvre de
Sardaigne, il intègre l’université de Turin grâce à une bourse d’études et
s’engage dans le métier de journaliste, autant par convictions politiques que
par goût de la littérature et des arts. D’emblée, il récuse l’acception
classique de la culture comme « système de valeurs » pour lui
préférer une conception dynamique articulée autour de la « succession de
pratiques quotidiennes ». Penseur de la complexité, Gramsci n’omet pas la
dimension individuelle (conquête d’une conscience supérieure) comme il ne
néglige pas les contraintes politiques (domination d’une élite culturelle) de
ce processus ancré dans l’histoire.
Dans
ce contexte, l’intellectuel ne doit pas être considéré comme une figure particulière
(clerc, philosophe, etc.) qui devise des affaires du monde, mais comme un
acteur social engagé dans la production et la diffusion du savoir dans la
société. Il existe, dès lors, deux grandes catégories : d’une part,
l’« intellectuel organique » qui remplit un rôle d’éducateur et
d’organisateur auprès d’une classe sociale et, d’autre part, l’« intellectuel
traditionnel » qui veut se situer en dehors de l’histoire pour témoigner
de valeurs supposées universelles. Pour Gramsci, il ne fait bien sûr aucun
doute que l’intellectuel doit se mêler activement à la vie pratique et devenir
ce « persuadeur permanent » qui informe le prolétariat de sa mission
historique.
Cette conception originale de la
culture doit être rattachée à une pensée du politique. En bon lecteur de
Machiavel, Gramsci entrevoit le politique comme une « science
autonome » présente dans toutes les activités humaines. Elle est la
contribution de chaque être humain à la transformation de son environnement
social. Il faut cependant distinguer la « société civile » qui
englobe toutes les relations sociales de la « société politique » qui
se limite au territoire de la coercition. Selon ce schéma, l’Etat peut être
compris comme l’unité concrète de la société politique (domination) et de la
société civile (consentement). D’où l’importance des institutions culturelles
(administrations, tribunaux, presse, radio, armée, etc.) qui ont pour fonction
de conformer l’ordre social à la réalité du pouvoir symbolique.
Homme
d’action, Gramsci transpose cette analyse dans le cadre de son engagement
politique, et porte un regard critique sur les stratégies de conquête de
pouvoir. Pour lui, la révolution n’est pas forcément le produit d’un
déterminisme historique lié à l’économie (Marx) ou l’effet d’une action violente
et soudaine élevée au rang de mythe (Sorel), elle suppose au contraire de
s’inscrire dans le présent et de prendre en compte la spécificité de chaque
situation. En Europe de l’Ouest par exemple, il vaut mieux favoriser la
« guerre de position » – par opposition à la « guerre de
mouvement » – menée sur le terrain des luttes culturelles et idéologiques,
et ancrer progressivement dans les mentalités l’inéluctabilité du changement
politique.
Ces deux modalités (culture et politique)
débouchent sur une véritable philosophie de la praxis. Réfutant
l’idéalisme des philosophes italiens (Croce, Gentile) comme le matérialisme de
certains marxistes (Boukharine, Lapidus, etc.), Gramsci conçoit l’homme comme
un animal social et historique dont la réalité est constituée par les relations
qui l’unissent aux autres hommes. Relation double et circulatoire puisque les
circonstances sociales conditionnent l’individu qui peut en retour, en tant que
porteur de praxis, influer sur la marche de l’histoire (de ces relations).
Ce qui fait, en dernier ressort, de tout homme un philosophe, c’est-à-dire une
personne qui établit un rapport mental original avec son environnement social.
Et Gramsci de rappeler l’injonction socratique : il appartient à chacun de
connaître les strates qui le déterminent pour sortir du chaos, et passer à
l’action située.
Ce
travail critique doit également être poursuivi à l’échelle collective et se
répercuter au niveau du « sens commun ». Cette dernière expression
désigne tout simplement la conception la plus répandue de la vie et de l’homme,
d’où son caractère multiple et labile. Ce sens commun est d’autant plus décisif
qu’il constitue le terrain de jeu privilégié des luttes politiques, là où les
intellectuels organiques devront opérer la jonction entre la vision du monde et
les réalités quotidiennes en sorte de provoquer la révolution communiste (i.e.
la « révolution du sens commun »). Sans cette mise en abîme pratique,
toute pensée est condamnée à se perdre dans les volutes de l’intellectualisme.
Autrement dit, et pour reprendre les termes de Marx, « c’est dans la
pratique que l’homme prouve sa vérité ».
Ces trois points (culture, politique et
philosophie), on les retrouve dans son idée-force, celle
d’« hégémonie ». Cette notion doit être comprise comme la
« dimension culturelle et morale de l’exercice du pouvoir
politique », laquelle comprend deux dynamiques consécutives. Primo,
un processus de recomposition de la culture qui s’appuie sur la persuasion
intellectuelle et la négociation politique en vue de former un « bloc
historique » dominant. Deuxio, l’accession à un nouveau plan
« éthico-politique » qui résulte du projet social en voie de
réalisation. Autrement dit, la classe sociale émergente doit dépasser le cadre
restreint de ses revendications pour s’ouvrir à une nouvelle conscience dans
laquelle le sujet recouvrera sa liberté.
Le communisme peut ainsi se comprendre comme le dépassement de la nécessité au moyen de la liberté. Mais aussi comme l’accession à une modalité d’être qui ne serait autre que la nouvelle culture redescendue dans la rue. Ainsi, le combat pour la culture pourrait être compris comme la lutte avec nos propres fantômes, ne serait-ce que pour savoir lesquels nous décidons (en commun et après le combat) d’incarner, dans nos chairs fragiles.
Le communisme peut ainsi se comprendre comme le dépassement de la nécessité au moyen de la liberté. Mais aussi comme l’accession à une modalité d’être qui ne serait autre que la nouvelle culture redescendue dans la rue. Ainsi, le combat pour la culture pourrait être compris comme la lutte avec nos propres fantômes, ne serait-ce que pour savoir lesquels nous décidons (en commun et après le combat) d’incarner, dans nos chairs fragiles.
Très vrai. Heureusement que Staline ne l'a pas suivi et l'a même très mal traité. Nous avons développé un Kulturkampf pour l'Europe du Nord : www.HansaSeminar.zxq.net
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