Le spectre de la propagande demeure synonyme de
totalitarisme. Les démocraties occidentales en ont pourtant aussi usé, mais
désormais l’art de gouverner demande une utilisation plus subtile de la
persuasion. Les experts en psychologie sociale sont les nouveaux spin
doctors : avec eux la manipulation a de beaux jours devant elle, mais aussi
grâce à eux il devient possible de la déjouer.
PAR LE PROFESSEUR DU DIMANCHE en direct du territoire Apache.
Règle n°1 :
« Faire en sorte que les citoyens soient incités à agir de telle sorte qu’ils
aient l’impression d’être libres et autonomes »
En août 2014 Angela Merkel lançait une annonce
d’offre d’emplois somme toute assez originale, consistant à faire appel à trois
experts comportementalistes (en psychologie, en anthropologie et en économie
comportementale) pour créer au sein du département politique de la Chancellerie
un groupe baptisé « Gouverner efficacement », largement inspiré par le
best-seller américain Nudge de l’économiste Richard Thaler et du juriste
Cass Sunstein. Pris en flagrant délit, le gouvernement allemand soutient que
les gouvernements américain, britannique et danois ont déjà mis en place de
telles équipes. La théorie comportementaliste qu’entend exploiter ces
gouvernements consiste en rien de moins qu’à faire en sorte que les citoyens
soient incités à agir de telle sorte qu’ils aient l’impression d’être libres et
autonomes. Leurs décisions répondront en fait bel et bien aux desseins
préalables d’une volonté grâce à la mise en place de techniques psychologiques
bien rôdées.
Règle n°2 : « En substituant au régime visible de la
propagande le régime invisible de la manipulation, le « libre » consentement
devenait le garant de la stabilité politique »
Ces théories sont en grande partie redevables
aux expériences de psychologie sociale du début de la première moitié du XXème
siècle qui ont voulu rendre compte de la possibilité pour une société dite «
civilisée » de sombrer dans le totalitarisme. Par extension, ces expériences
ont été reprises comme autant de techniques de gouvernement par des régimes
dits « démocratiques » ou comme techniques de marketing. En substituant au
régime visible de la propagande le régime invisible de la manipulation, le «
libre » consentement devenait le garant de la stabilité politique.
Le chercheur en psychologie sociale Cialdini a
ainsi montré en 1978 comment s’y prendre pour faire se lever des étudiants tôt
sans qu’ils y soient ouvertement contraints. Il comparaissait ainsi deux
méthodes : la première était directe et transparente. Il était annoncé que les
étudiants devaient être présents à sept heures du matin pour l’expérience. Le
taux de présence ne fut que de 31%. La deuxième méthode était plus perverse :
Il était proposé aux étudiants de participer à l’expérience le lendemain. C’est
seulement dans un second temps, une fois que leur approbation à cette
participation était manifeste, qu’il leur était indiqué l’heure de présence
requise, toujours à sept heures du matin. Grâce à cette seconde méthode, le
taux remontait à 51%, en raison de l’engagement déjà pris par les étudiants. Engagement
général, sans connaissance de cause pleine et entière des éléments que ce
contrat impliquait, en l’occurrence se lever à sept heures du matin.
Nous retrouvons ce même mécanisme dans la
célèbre expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, qui
consistait pour des volontaires, sous prétexte d’une expérience scientifique
sur la mémoire, à infliger des décharges électriques de plus en plus puissantes
à une personne tierce en réalité complice. La plupart des individus allait
jusqu’à infliger des décharges mortelles en se cachant derrière l‘autorité
morale du scientifique. Si les gens se déclarent à peu près tous unanimement
contre la douleur humaine, leur libre engagement dans un processus (sans savoir
au préalable ce que leur demandera exactement ce processus) peut néanmoins les
inciter à commettre des actes de barbaries qu’ils n’auraient pu imaginer
pouvoir commettre.
Règle n°3 : « C’est en ayant l’humilité,
vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une société décente, de
reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance qu’il devient possible
de conjurer le pire »
L’obéissance librement consentie au système
conduit l’individu à renoncer à sa responsabilité et à sa faculté de jugement :
il souhaite avant tout être digne de l’engagement qu’il a pris en exécutant les
ordres de l’autorité qui lui fait confiance. C’est ce que Milgram appelle
l’état agentique : l’individu est réduit à un moyen entre les mains d’une
autorité. Il est comme un somnambule oscillant entre l’assoupissement et
l’engourdissement profond. L’obéissant a le sentiment de devoir accomplir une
mission dans la mesure où il se doit d’honorer le contrat qu’il a librement
consenti avec l’autorité. C’est paradoxalement parce qu’il a conscience que la
civilisation ne peut exister que si les contrats sont respectés qu’il va
pouvoir commettre des actes de barbarie. L’alibi du devoir au nom de l’intérêt
général peut ainsi permettre à l’individu de se dédouaner de tout jugement
moral. Plus précisément, son jugement moral va se limiter à l’impératif : ce
qui est bon est ce qui concourt à l’accomplissement de la mission. Ce qui va à
son encontre est mauvais. L’engagement est d’autant plus fort qu’il est libre
et volontaire : des expériences de psychologie sociale montrent ainsi que les
agents sont plus zélés lorsqu’ils accomplissent leur mission gracieusement que
contre rémunération. Dans une certaine mesure, l’argent désengage : que l’on
songe par exemple à la rémunération d’une prostituée qui permet de ne pas
s’engager affectivement dans une relation amoureuse. L’engagement libre et
bénévole induit au contraire une forte implication emprunte de charge
affective.
L’expérience de Milgram a le mérite de montrer
que les nazis n’étaient pas tous des fous incarnant un mal hors humanité. C’est
en ayant l’humilité, vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une
société décente, de reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance
qu’il devient possible de conjurer le pire.
Considérer que nous sommes supérieurs moralement
aux autres en supposant que la barbarie ne vient que de l’extérieur rend
d’autant plus vulnérable à toutes sortes de manipulations. « L’autosatisfaction
est inversement proportionnelle à la vigilance ». Les protestations et les
oppositions constituent aussi souvent autant de soupapes de sécurité pour
continuer à obéir aux acteurs de l’autorité et au système. Comme une bouffée
d’air pour mieux replonger en apnée dans ce qui semble à l’agent une politique
du moindre mal : si au mieux la rupture avec le système lui semble moralement
fondée, elle lui semble néanmoins beaucoup trop risquée en termes de rapport
coûts / avantages. « Plus nous nous croyons autonomes, voire rebelles, plus
nous sommes enclins à la soumission, et devenons manipulables. » D’autre part se
pose le problème des réelles capacités de révolte contre des autorités qui ne
se présentent plus comme telles.
Règle n°4 :
« L’individu est beaucoup plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se
représente comme prenant part à un système »
Dans les sociétés néolibérales, il existe bien
sûr toujours des acteurs qui détiennent l’autorité, mais ils deviennent de plus
en plus difficilement identifiables. En d’autres termes, l’autorité est
désymbolisée, fonctionne davantage sur le mode du réseau que de la pyramide, et
par conséquent s’identifie à un système abstrait. Or, l’individu est beaucoup
plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se représente comme prenant
part à un système (L’abstraction paraît aller de soi, l’idéologie qui la
soutient se parant d’atours scientifiques et techniques), et d’autre part il
lui est beaucoup plus difficile pour lui de se révolter (sentiment
d’impuissance). Ainsi, l’affaiblissement des médiations en phase de liquidation
et liquéfaction par le capitalisme néo-libéral (On se souvient de la prophétie
de Marx selon qui le capitalisme transforme tout ce qui est solide en liquide),
s’accompagne des stimuli d’une gouvernementalité pour maintenir les têtes sous
l’eau. La jouissance généralisée d’une liberté aquatique consiste alors pour
les quelques milliards de poissons que nous sommes à tourner en rond dans un
aquarium, ravis que nos besoins puissent être satisfaits grâce à une manne
tombant du ciel. Lorsque la manne n’est pas au rendez-vous, il reste toujours
la possibilité de dévorer le poisson qui ne tourne pas dans le même sens que
vous.
Si le travail de civilisation décrit par Freud
réside dans la sublimation, qui consiste à détourner nos pulsions naturelles
pour les canaliser vers des activités positives (art, culture, sport,…), alors
la barbarie réside dans la désublimation qui consiste à assouvir nos pulsions
dans l’immédiat. Nous l’aurons compris, lorsque Marcuse crée ce néologisme de «
désublimation » dans L’Homme unidimensionnel, ce n’est pas pour
caractériser quelque époque arriérée ou quelque contrée perdue où règneraient
encore quelques sauvages.