En 1998, le philosophe Eric Werner évoquait,
dans un ouvrage au titre éponyme, « l’avant-guerre civile »[1],
s’inquiétant de la propension des Etats contemporains à user à leur profit des
multiples tensions internes des sociétés contemporaine afin de légitimer leur
pouvoir, distribuant ici et là des subventions, des droits, des statuts, des
avantages à tel ou tel segment de la population, utilisant à leur avantages la
destruction du tissu social, les conséquences de l’immigration de masse et la
menace d’affrontements sociaux-ethniques pour consolider une position d’arbitre
incontournable dans un contexte de délitement postmoderne.
Les troubles liés à la
contestation de la loi El Khomri donne à nouveau l’occasion de vérifier la
viabilité des thèses de Werner. La majorité des Français assistent en
spectateurs médusés aux explosions de violence auxquelles donnent lieu les
exploits des antifas et autres casseurs au nom d’un romantisme révolutionnaire
et d’un projet anarcho-utopistes qui laissent nombre d’observateurs dubitatifs
voire franchement atterrés. Pour les routiers et salariés qui tentent de
bloquer autoroutes et raffineries, la remise en cause de la loi travail et la
question de la rémunération des heures supplémentaires reste le point essentiel
d’un discours contestataire et de revendications salariales assez classiques.
Pour les manifestants autoproclamés « anticapitalistes » qui ont
dévasté les centre-villes rennais ou nantais, on a dépassé en revanche depuis
bien longtemps ces préoccupations très terre à terre pour afficher des
exigences nettement plus abstraites : « Pour rappel, NuitDebout c’est
horizontal, c’est-à dire qu’il n’y a ni prises de position officielles, ni
revendications officielles », rappelle de façon assez cryptique le compte
Twitter du mouvement Nuit Debout rennais. La furie chaotique qui anime les
casseurs se voudrait-elle simplement l’illustration d’un nouveau « mal du
siècle » au chevet duquel se penchent les médias compatissants et d’un
projet de société « idéale » qui coûte surtout cher en mobilier
urbain ?
Le spectacle des centres
urbains de Paris, Rennes ou Nantes, livrés à la rage de demander l’impossible,
irrite l’opinion publique et embarrasse le gouvernement dont on ne sait s’il a
péché par incompétence ou amateurisme machiavélien. Les idiots utiles se
trouvent à tous les étages de l’avant-guerre civile dont Eric Werner a très
bien décrit les contours mouvants dans son ouvrage, il y a dix-sept ans. Avec
une lucidité certaine, Werner détaillait alors le mécanisme de dislocation de
la démocratie livrée à elle-même à la fin de la guerre froide. On peut
d’ailleurs relier quelques réflexions à celle de Werner. Fukuyama tout d’abord,
énormément et quelquefois injustement moqué et dont La fin de l’histoire[2]
ne pronostique peut-être pas tant une fin de l’histoire globale que
l’incapacité de l’homme occidental à s’inscrire encore dans cette histoire.
Marcel Gauchet[3]
également, qui analysait ce système étrange d’une démocratie dont le triomphe
absolu menace l’existence même, et dont les institutions ou les gouvernements
n’ont plus pour fonction que de servir de self-service législatif à des
sociétés atomisées et individualistes.
Werner va plus loin
cependant dans L’avant-guerre civile.
Le constat fait en 1998 dépasse celui de l’anomisme durkheimien. En
encourageant une immigration de masse dont ils refusent paradoxalement
d’assumer les conséquences en termes d’intégration sociale et culturelle, les
Etats européens ont délibérément cherché à détruire le tissu social et attiser
les tensions en son sein pour diviser et neutraliser l’opinion. La gestion de
la question sécuritaire est par ailleurs aussi aberrante que le thème est
central dans toute les campagnes politiques d’importance depuis trente ans.
Incompétence ou aggravation délibérée du climat sécuritaire et social ?
Eric Werner ne doutait pas, en 1998, que la deuxième explication était la
bonne : l’insécurité sociale, culturelle et physique est dans tout les cas
un levier de pouvoir formidable et un instrument de contrôle des masses. Il
s’agit donc de la susciter et de l’aggraver par une politique délibérée de
culture du chaos dont la gestion des troubles liés à la loi El Khomri donne
aujourd’hui un autre exemple.
On se demande en effet
comment le gouvernement et le ministère de l’Intérieur ont pu laisser aller les
choses aussi loin depuis les premières violences liées à Nuit Debout jusqu’aux
saccages intervenus à Nantes ou Rennes. La police et la gendarmerie y sont
logiquement les premières exposées : près de 400 blessés depuis le début
des violences, sur lesquels les médias s’attardent moins que la malheureuse
victime rennaise d’un tir de flashball. Il est vrai que le syndrôme Rémi
Fraisse – après Malik Oussekine – étant très présent dans les esprits, les
forces de l’ordre peuvent se plaindre à bon droit de ne jamais recevoir de
directives claires ou de n’obtenir l’autorisation d’intervenir que quand la
situation a déjà largement dégénéré. Syndicats et manifestants peuvent alors
hurler à la répression policière tandis que l’opinion a sous les yeux le
spectacle de casseurs brutaux et de syndicats irresponsables justifiant le
recours à la violence au nom d’arguments et d’une rhétorique de la
victimisation qu’une grande partie de l’opinion ne comprend plus. C’est exactement
le scénario pensé par Werner dans un contexte où frontières et autorités
étatiques deviennent si floues qu’elles justifient l’emploi du vocable
« d’avant-guerre civile » décrivant une situation de déliquescence
avancée du pouvoir politique et de fragmentation territoriale qui prélude à des
troubles bien plus graves. C’est ce contexte dont les gouvernements modernes
tentent avec plus ou moins d’habilité de tirer parti pour maintenir un pouvoir
fragile…et de plus en plus fragilisé par ce qui apparaît comme un cynisme bas
du front et suicidaire.
Dans un ouvrage plus
récent, publié en 2012, Le début de la
fin et autres causeries crépusculaires[4],
Werner retente à nouveau la démonstration faite dans L’Avant-guerre civile, cette fois sous la forme originale de brefs
dialogues entre plusieurs archétypes qui s’entrecroisent, l’Avocate,
l’Ethnologue, le Visiteur, l’Étudiante… Dialogues que l’auteur poursuit
d’ailleurs sur son blog personnel, en livrant quelques analyses acides sur
l’actualité la plus récente :
Cela étant, les gens,
parfois, se réveillent. Vous parlez de Verdun, dit l'Etudiante? C'est très rare
que le pouvoir recule, dit le Visiteur. Surtout quand des symboles sont en jeu.
En règle générale, il ne cède pas. Là, en revanche, il a cédé. Cela mérite attention.
Expliquez-moi, dit l'Etudiante. La peur est le commencement de la sagesse, dit
le Visiteur. Ces personnels, je pense, ont eu peur: peur pour eux-mêmes, tout
simplement. Peur qu'il ne leur arrive quelque chose. Juste quelque chose. Ils
sont habitués à prendre des risques, dit l'Etudiante. Quand, dans ce
domaine-là, les gens se réveillent, en règle générale cela fait
particulièrement peur, dit le Visiteur. On ne sait jamais où cela mène, je veux
dire: jusqu'où.[5]
[1] http://www.lagedhomme.com/ouvrages/eric+werner/l'avant-guerre+civile/2478
[2]
https://www.forum.lu/wp-content/uploads/2015/11/2961_137_Campagna.pdf
[3]
http://gauchet.blogspot.fr/2006/05/la-dmocratie-contre-elle-mme.html
[4]
http://livre.fnac.com/a5017701/Eric-Werner-Le-debut-de-la-fin
[5]
http://ericwerner.blogspot.fr/
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