Les « nuit-au-boutistes »,
comme il est merveilleusement convenu de les appeler, ont levé un espoir
immense dans les milieux de la gauche radicale, à tel point que plusieurs de
ses figures se sont raccrochés aux wagons de la révolte, avec plus ou moins
d’entrain il est vrai. Reconnaissons au journal alternatif Fakir d’avoir lancé la mobilisation, suite à la grande
manifestation du 31 mars contre la loi Travail, en s’installant place de la
République et en organisant le soir même une projection du film de François
Ruffin Merci patron ! Depuis ce
jour, la galaxie des « nuit-au-boutistes » s’est déployée dans
quelques grands centres urbains avec l’œil bienveillant des autorités publiques
en général et du parti socialiste en particulier. On ne soulignera jamais assez
la capacité des mouvements dits « révolutionnaires » à s’abriter sous
la protection du système tout en continuant à hurler face à l’insupportable
brutalité policière. De son côté, la machinerie médiatique s’est tout
naturellement entichée d’une jeunesse en révolte qui rappelle les petites
heures de mai 68, comme un léger courant d’air printanier. Enfin, la France
allait avoir son Occupy wall street,
son Podemos pour remobiliser une
conscience de gauche quelque peu déboussolée par les options libérales du Parti
socialiste.
On l’aura compris rapidement, Nuit
Debout est une nébuleuse sympathique qui rappelle aux soixante-huitards qu’il y
a encore des oreilles pour écouter les discours lénifiants de l’émancipation,
désormais ouverts à toutes les chapelles revendicatrices. Et si les intentions
sont tout à fait louables, soutenues en particulier par la détestation des
professionnels de la politique et des obsessionnels de la croissance, les
réalisations n’en restent pas moins anecdotiques : « réappropriation
du politique par le bas », « circulation de la parole
citoyenne », « dénonciation de l’Etat policier et patriarcal »,
etc.
Pourtant,
les spécialistes de la révolution – ou des « moments
révolutionnaires » dans le nouveau jargon anticapitaliste – sont accourus
au chevet des nuit-au-boutistes pour leur prodiguer les recettes à suivre. On
constatera une nouvelle fois que la majorité des intellectuels de la gauche
radicale sont bien installés dans le paysage institutionnel dont il tire des
revenus très confortables. Ainsi, Frédéric Lordon (directeur de recherche au
CNRS) a harangué les jeunes foules à mettre par terre la « chefferie
éditocratique » au nom d’un « souverainisme de gauche » enfin
retrouvé. Prônant la sortie de l’euro, le retour aux Etats et l’essor d’une
nouvelle démocratie, il est cependant difficile de comprendre comment cet appel
à la souveraineté populaire se conjugue avec la régularisation de tous les
sans-papiers. Pour sa part, Jacques Rancière (professeur émérite à l’université
de Paris VIII) se présente comme un
simple « observateur extérieur » tout en incitant la jeunesse à
suivre ses petites leçons démocratiques :
« cultiver le dissensus », « faire circuler la parole »,
« constituer la volonté d’un peuple », etc. La coqueluche des
sciences politiques poursuit son propos par une remise en cause très classique
du régime présidentiel et conclut par un slogan innovant : « De toute
façon, c’est le Capital qui est la cause de tout ». Geoffroy de Lagasnerie
(professeur à l’Ecole nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise) est un peu
plus circonspect face à un mouvement qui n’a pas encore compris, contrairement
à lui, que les catégories fantasmatiques de « communauté »,
« citoyenneté », « espace public » appartenaient au passé.
En tant qu’intellectuel de gauche, il souhaite bien sûr que la
« mobilisation réussisse », étant lui-même attaché à la
« prolifération des luttes et des contestations ». Quant à Emmanuel
Todd (Institut National d’Etudes Démographiques. Récent auteur de Qui est Charlie ?), il avait déjà
eu la prescience d’identifier l’ennemi principal sous les traits du
« catholique zombie » à la suite des attentats du 11 janvier, il se
réjouit cette fois-ci d’un mouvement qui s’attaque à une société placée
« sous la coupe des vieux et des banques » – on appréciera la photo
qui illustre l’entretien paru dans Fakir.
Enfin, on sera gré à Alain Badiou de ne pas nous avoir donné une petite leçon
de communisme révolutionnaire et d’accord avec Eric Hazan pour dire
qu’« aucune insurrection ne se prépare place de la République ».
En tous les cas, Nuit Debout nous
révèle, si besoin était, que la gauche radicale-institutionnelle se complait
dans les recettes éculées de l’anticapitalisme et se nourrit du vieil
imaginaire des années 1970. Certes, le logiciel marxien s’applique encore à un
système entièrement centré sur le capital, mais est-il besoin pour autant de se
laisser porter par les réflexes pavloviens des révoltes passées : contre
le fascisme, contre l’Etat policier, contre les médias dominants. On sourira de
la dernière bravade tant les médias officiels tombent à pâmoison devant la
moindre attitude rebellocrate. Il est vrai que les intellectuels radicaux ne
tolèrent que très difficilement le surgissement d’une autre parole que la leur
dans l’espace public, surtout quand cette dernière prend des accents
« réactionnaires » et reflète les attentes d’une partie importante
des citoyens. Rancière parle d’ailleurs d’une véritable « contre-révolution
intellectuelle » qui s’instille dans les esprits faibles pour y semer la
haine. La rhétorique antifasciste n’est jamais très loin, aussi ridicule
soit-elle, puisque certains antifas ont même trouvé le moyen de qualifier Nuit
Debout de mouvement d’extrême droite ! Frédéric Lordon, toute rage sortie,
s’est félicité de l’éviction de Finkielkraut de la place de la République tout
en se fendant d’un message christique : « Nous n’apportons pas la
paix ». On aimerait franchement le croire et interpréter avec Gaël Bustier
le mouvement comme une espèce de contre-offensive culturelle, prélude à une
révolte de grande ampleur. Mais il faut une fois encore se rendre à l’évidence,
les appareils idéologiques d’Etat cher à Althusser sont entre les mains de
soixante-huitards qui ont parfaitement su concilier discours libertaire et
économie libérale.
Enfin, il ne nous semble pas que l’aube
révolutionnaire se lève place de la République. La fameuse convergence des
luttes, pardon l’intersectionnalité des pratiques contre toutes les formes
d’altérophobie, révèle plutôt l’intoxication des esprits par les formules en
vogue, tout droit sorties du logiciel libéral-libertaire. L’insistance sur les
discriminations en tous genres finit par rabattre l’égalité sur les plis de la
diversité, encourageant la reconnaissance d’une multitude de droits individuels
qui vont à l’encontre de la justice sociale. A cela il faut encore ajouter que
les débats en la matière s’enlisent dans d’invraisemblables nœuds de paroles
vaines : l’une des commissions féministes a par exemple déploré que les
pratiques sexistes persistaient chez les nuit-au-boutistes et qu’en matière
d’égalité il était finalement préférable de parler entre soi, à la suite de
quoi une énième commission s’est formée pour dénoncer les propos discriminatoires
des premières. Il faut dire qu’en matière de mixité sociale, comme le souligne
le très représentatif Geoffroy de Lagasnerie, Nuit Debout reste un
rassemblement de la « petite bourgeoisie blanche urbaine » qui se
targue de parler au nom du peuple ou, plus précisément, des
« communs » qu’ils sont en train d’échafauder. On imagine mal, en
effet, les prolétaires qui triment toute la journée aller pactiser le soir
venu, une bière à la main et entre deux sons de djembé, avec les ravis de la
crêche contents de pouvoir s’exprimer librement. Les nietzschéo-deleuziens ont
peut-être beau jeu de se délecter du surgissement des possibles
révolutionnaires et du déploiement rizhomatique des subjectivités, mais
l’événement censé déchirer la toile de l’histoire peine à faire surface.
Pour conclure, il faut également
rappeler les oppositions entre les multiples factions gauchisantes qui ne
savent plus trop sur quel pied danser à propos de l’Etat-nation. Il était
d’avis général de dire que « l’Etat, c’était mal » mais voilà que
Lordon en appelle à un « souverainisme de gauche » tandis que
Lagasnerie se méfie au contraire des « curieux fantasmes d’appartenance et
d’inclusion ». En tous les cas, ce retour du peuple ou encore ce désir de
communauté nous semblent plus en phase avec les attentes citoyennes que
l’éparpillement des luttes subjectives. Il reste que les solutions proposées ne
sont guère entraînantes ; là aussi, les vieilles lunes de la démocratie
participative et conviviale sont remises au goût du jour : mandat
impératif, assemblée constituante, tirage au sort, etc. On le voit, les bonnes
intentions en politique ne suffisent pas à faire un programme révolutionnaire.
Tout du moins pour l’heure, car tout arrive à qui sait attendre.
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