lundi 10 décembre 2018

Des peuples, Une Nation

Le peuple ne s'est jamais aussi bien porté. Il se décline sous toutes les formes, on s'en réclame, on l'exhibe, on le fait défiler, on s'en revêt en toute occasion. La dernière collection automne-hiver du prêt-à-porter du peuple s'appelle « Gilet jaune ». On connaissait le bonnet phrygien, sa déclinaison médiévale puis plus récente des bonnets rouges. On avait aussi apprécié le sobre dépouillement des sans-culottes, puis la nudité inspiratrice de l'égérie de Delacroix, « qui ne prend ses amours que dans la populace, qui ne prête son large flanc qu'à des gens forts comme elle » (Balzac), avant que le rouge prolétarien ne vienne de Russie rhabiller la volonté du peuple. A chaque époque ses symboles : le gilet jaune de la sécurité routière est devenu le symbole d'un peuple qui conchie aujourd'hui le principe de précaution qui lui pourrit la vie à tout instant tout autant que la pédagogie dont on lui a trop farci le crâne. A chaque époque ses barricades : le peuple des gilets jaunes a d'abord dressé les siennes sur les ronds-points et les péages mais de jacquerie en révolte puis en révolution, la même question s'est implacablement posée à tous les Jacques Bonhomme meneurs de fronde : qu'est-ce que le peuple ?


        Au cours de l'Antiquité, les institutions de la démocratie directe se trouvaient enchâssées dans l'écrin protecteur d'une citoyenneté aussi exclusive que restrictive, innovation politique tenant autant aux réformes de Clisthène qu'au collier de l'esclave. A l'époque contemporaine, le problème de la représentation du peuple fut tranché par la terreur jusqu'à ce que l'avènement des systèmes représentatifs permette de formuler une réponse institutionnelle au dilemme impossible : comment représenter tous 
les peuples qui composent le peuple sans mettre en péril le système de représentation lui-même dès que surgit le moindre antagonisme susceptible de se transformer en conflit ouvert. Les Athéniens avaient tranché à leur manière : sur 300000 habitants, dix pour cent exerçaient une véritable liberté politique et au sein de ces dix pour cent, il n'est guère que ceux qui résidaient dans l'asty, l'espace urbain en lui-même, au sein du vaste territoire de la polis, l'Etat-cité grec, qui participaient réellement au jeu des institutions, dominé par l'influence des grandes familles telles que les Alcméonides. A l'exemple grec s'est opposé le modèle romain, élargissant la citoyenneté à mesure que les conquêtes étendait le territoire de l'empire, jusqu'à faire disparaître ce dernier et à remettre l'idée d'une citoyenneté universelle entre les mains de l'Eglise catholique.

       Confrontés à cette impossibilité historique de la représentation, les théoriciens du modèle représentatif, au tournant du XVIIIe siècle, ont eu à cœur de construire un système politique qui autorise à la fois la participation du plus grand nombre à la vie de la cité et de ses institutions tout en garantissant à tout un chacun le respect de ses libertés individuelles et la préservation de sa sécurité. Là où la conception antique présupposait une scission claire, que rappelle Hannah Arendt, entre le monde des contingences matérielles, dont le démos des citoyens peut se décharger à loisir sur la masse des esclaves, et le domaine de l’action et de la parole politique, apanage du démos, les philosophes du contractualisme consacraient l’entrée dans l’ère des régimes politiques modernes dans laquelle les sociétés sont des constructions artificielles s’affirmant comme des agrégats d’individus et non plus comme des entités collectives à la manière antique. Cela complique d'autant plus la tâche de ceux qui entendent théoriser le rapport entre « le » peuple et la nation. De cette nouvelle difficulté ressort un paradoxe contenu dans ce que l'abbé Sieyès nommait la « duperie nécessaire », soit la théorie de la souveraineté nationale, développée par Siéyès, dont il résulte que les élus représentent la nation tout entière et non pas le peuple et qu’ils peuvent donc exercer un mandat long et non impératif, et n’être guère contrôlés par leurs électeurs. De l’autre, la théorie de la souveraineté populaire, prônée par Rousseau et selon lequel, puisque toutes les décisions ne peuvent être directement prises par le peuple, l’élection de représentants du peuple est un pis-aller acceptable seulement si les élus sont considérés comme les commis du peuple : ils émanent nécessairement du suffrage universel direct, leur mandat doit être court, il peut être impératif, et ils doivent être étroitement contrôlés par les électeurs. En pratique, exception faite du référendum, c’est plutôt la thèse de la souveraineté nationale qui s’impose aujourd’hui en France, comme d'ailleurs aux Etats-Unis – on écartera ici le particularisme britannique et sa « fusion des pouvoirs ».


        Ainsi, comme le notait James Madison, constitutionnaliste américain, dans The Federalist Papers1, les institutions représentatives n'octroient pas le moindre pouvoir au peuple. Bien au contraire elles « recommandent son exclusion » pour la bonne et simple raison que « dans un tel système, il est fort possible que la volonté publique formulée par les représentants serve mieux l'Intérêt Général que si elle avait été formulée par le peuple lui-même. » Rousseau le remarquait avec amertume à propos du système anglais, issu de la Glorieuse Révolution, dont un Voltaire s'inspire volontiers : « Le peuple anglais pense qu'il est libre et il a tort ; il est libre seulement quand il élit les membres du Parlement. Dès qu'ils sont élus, il est esclave et il n'est rien. »2 Un siècle après lui environ, Tocqueville remarquera encore que « la République n'est pas le règne de la majorité, elle est le règne de ceux qui proclament qu'ils représentent la majorité. »3

         Ceux-là forment ce que Sieyès nomme une “profession particulière”. Et leur tâche n'est pas seulement de prendre et d'assurer le pouvoir à travers les élections, elle est aussi de le légitimer. Le pouvoir, nous dit ainsi Pascal, repose toujours sur l’illusion de la justice alors qu’en réalité il est la conséquence d’un rapport de force et maintenu en place par l’imagination. Le souverain a besoin de pompes et de cérémonie pour asseoir l’idée qu’il est légitime. Ainsi les magistrats ont-ils besoin de longue robe, les médecins de sévères lorgnons et les juges de bonnet carrés : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chaffourés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. »
     
         Dans les nations modernes, la légitimité démocratique du pouvoir repose sur sur un certain équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, théorisé par Montesquieu à travers la séparation des pouvoirs. Cette légitimité repose aussi sur l'acceptation collective des règles du jeu électoral qui détermine une origine exotérique et non ésotérique au pouvoir dans les démocraties libérales contrairement aux Etats totalitaires. Mais la légitimation du pouvoir repose encore sur quelque chose qui n'est plus du ressort de l'ordre divin mais conserve tout de même une part de transcendance en puisant sa source dans le cadre historique et la geste particulière à chaque Etat-nation, déterminant, selon le mot célèbre de Renan, un passé et un avenir communs. Comme le souligne le philosophe Pierre Manent : « La pression homogénéisante, la destruction de tous les éléments intermédiaires entre l’individu et la nation fut peut-être plus marquée en France qu’ailleurs, mais le processus fut le même partout. Il est inséparable du devenir démocratique des sociétés modernes. Bref, le mouvement démocratique moderne est inséparable du mouvement national.» 


        Et ce mouvement national est aussi roman national, bien que l'expression fasse grincer de nombreuses dents et heurtent bien des sensibilités rationalistes. C'est pourtant ce roman national qui tient ensemble les peuples qui composent une nation. Et l'on prendra soin ici d'écrire les peuples, car en si chaque classe, courant politique, catégorie sociale ou ethnique développe sa propre conscience historique, il est impossible qu'elle puisse toutes ensemble prétendre à la légitimité, de la même manière qu'une seule d'entre-elle peut difficilement prétendre faire naître d'elle-même la légitimité à dominer toutes les autres. Cette légitimité ne peut passer qu'au tamis de la nation, et à travers elle au tamis de l'histoire, et elle est en même temps le produit d'un consensus incessamment reproduit par le jeu électoral, accepté sur la base d'un cadre de civilisation commun et garanti par des dirigeants qui doivent démontrer leur volonté de préserver ce cadre, ainsi que la liberté et le sentiment d'adhésion de celles et ceux qui y vivent. Quand ces éléments ne sont plus réunis, alors on voit à la fois les règles collectives être violemment contestées et l'unité garantie par le consensus national se fragmente alors à nouveau en divers groupes dont chacun peut se prétendre garant de la préservation d'un cadre de civilisation commun au nom de revendications particulières.

          C'est exactement ce qu'il s'est passé en 2017. Au ressentiment accumulé depuis plus de vingt ans à l'égard d'élites politiques incapables de reconnaître et donc de maintenir l'illusion du pouvoir à laquelle elles doivent pourtant tout, s'est ajouté lors des élections présidentielles la remise en cause des règles collectives de légitimation par le pouvoir lui-même. En clair, les élections ont été une vaste blague et tout le monde s'en est aperçu. En cela d'ailleurs, le “vote volé” lors de la consultation référendaire de 2005 à propos du traité constitutionnel européen avait été un précédent fâcheux qui avait préparé le décrochage auquel nous assistons maintenant. Et il a suffi qu'Emmanuel Macron, qui avait capté à son profit une partie des énergies liées au mouvement “dégagiste”, se révèle en dix-huit mois un monarque pris lui-même suffisamment au piège de l'illusion du pouvoir pour que le roi, soudain, se révèle nu aux yeux de tous.

         
La situation présente confronte tout un chacun, du politique au citoyen lambda, à la question on ne peut plus dangereuse qui ouvrait cet article : qu'est-ce que le peuple ? Car si le mouvement des Gilets jaunes se présente volontiers comme le peuple face aux élus, impuissants, cyniques et corrompus, de la nation, on ne sait pas, et les Gilets jaunes ne peuvent pas savoir eux-mêmes, quel peuple ils représentent pour la bonne et simple raison qu'ils en représentent plusieurs à la fois. Est-ce le peuple de droite, trahi par Giscard et la droite libérale en 1974 ? Est-ce le peuple de gauche, trahi par Mitterrand en 1983 ? Est-ce, comme le pense un éditorialiste, le peuple des petits entrepreneurs, des salariés et des artisans contre les “fonctionnaires et les privilégiés” ? Est-ce au contraire le peuple des fonctionnaires – ambulanciers, flics, profs, pompiers – qui ont eux-mêmes les meilleures raisons de se considérer comme le peuple en colère ? Est-ce encore le peuple des retraités qui protestent contre leurs retraites amputés ou celui des jeunes chômeurs qui accusent à bon droit les retraités d'avoir largement profité des Trente Glorieuses et de se comporter aujourd'hui comme les pires des égoïstes Les seules réponses qui aient été trouvées dans l'histoire pour résoudre la question du peuple furent celles de la démocratie antique, reposant sur l'esclavage, celle de la monarchie de droit divin et pour finir celle de la nation. Nous ne vivons plus ni dans l'Antiquité, ni sous une monarchie de droit divin. Il ne nous reste comme solution pour rassembler les peuples en un seul, que la nation. Mais une nation ne se décrète pas aussi facilement. Toute nation a besoin d'un moment fondateur comme d'une référence à un passé commun pour se constituer. Or, nos sociétés modernes semblent cultiver une indifférence pour leur passé qui est inédite dans l'histoire de l'humanité et nos élites, depuis trente ans, proposent avec la construction européenne non pas un acte fondateur mais une fuite en avant qui n'intéresse plus grand-monde en France et suscite même une détestation commune qui est l'un des rares ferments d'unité de cette contestation multiformes qui a surgi depuis plusieurs semaines. Comme le notait encore Pierre Manent il y a déjà six ans : « Ayant discrédité gouvernements corrompus et peuples paresseux, la gouvernance européenne rencontrera sa propre faiblesse intrinsèque, qui réside en ceci qu’elle n’offre aux citoyens que la perspective d’une course indéfinie à la poursuite d’un horizon toujours repoussé, sous le contrôle de critères arbitraires venus d’on ne sait où, administrés par des bureaucrates sans visage à la compétence de qui l’on est obligé de croire. » Fiction de gouvernement universelle régnant désormais sur une fiction de nation où la mesure du monde se réduit au Soi et à l'Entre-Soi malgré les antiennes inlassablement répétées à la gloire du "Vivre-Ensemble" auquel personne n'aura aussi peu cru qu'aujourd'hui. 



David Vela Cervera. Libertad guiando el Pueblo
 
          Puisque plus personne n'a envie de croire aujourd'hui en cela et en bien d'autres choses, il faudra qu'Emmanuel Macron déploie des trésors d'inventivité rhétorique pour convaincre cette nation sur le point de se fragmenter en plusieurs peuples qu'il est encore possible pour elle de retrouver un moment fondateur, de retisser un roman national qui lui permette de ressouder son unité. En est-il seulement capable celui qui s'autocélébrait comme le dirigeant de la start-up nation et qui voit en dix-huit mais toute une stratégie de com' arrogante et sa "pensée complexe" être balayée par une lame de fond venue tout droit des réseaux sociaux, symboles, d'une terrifiante efficacité, de la fragmentation des nations modernes en de multitudes de microcosmes qui font peuple chacun dans leur coin et dont les ambitions ou la colère s'échappent quelquefois de la cage numérique pour mettre au diapason le ressentiment ancien et puissamment ancré de tout un peuple qui aimerait bien refaire nation mais ne sait, pas plus que ses dirigeants, comment s'y prendre. 

Pour soutenir IDIOCRATIE, commandez le dernier numéro :

https://idiocratie2012.blogspot.com/2018/12/idiocratie-commandez-vos-numeros.html


 

1 1787
2  Rousseau, Contrat social, liv. III, chap. XV.
3 De la Démocratie en Amérique. T. 1. 1835

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire