L’intitulé de cet article évoque un
célèbre ouvrage de Julius Evola mais se veut également, dans le cas présent,
une représentation exacte de la vie de son auteur entre 1943 et 1951. Avec la
parution de Julius Evola. Dans la guerre
et au-delà, l’historien Gianfranco de Turris mène une enquête méticuleuse
et passionnante pour éclaircir les zones d’ombre et, incidemment, tordre le cou
aux nombreuses interprétations fantaisistes, souvent malveillantes, qui
entourent cette période troublée de la vie du penseur italien. Ce travail, qui
a déjà fait l’objet de plusieurs rééditions en Italie, est remarquablement traduit
par Philippe Baillet – autre grand connaisseur de l’œuvre d’Evola – et
accompagné d’opportunes notices biographiques ainsi que d’annexes et d’un index
des noms.
L’auteur, s’il ne cache pas sa
sympathie pour la personnalité d’Evola, n’en reste pas moins objectif, avançant
avec beaucoup de tact, prévenant le lecteur lorsqu’il émet des hypothèses,
tranchant dans le vif lorsqu’il explore des documents inédits et corrigeant
avec autorité les erreurs commises par d’autres « spécialistes ».
Cela est d’autant plus méritoire que le principal intéressé a été extrêmement
discret sur cette période de sa vie, notamment dans son autobiographie Le Chemin du Cinabre publié en 1963.
L’ouvrage commence, donc, au mois de
septembre 1943 avec la proclamation de l’armistice signé par le gouvernement de
Pietro Badoglio suite à l’arrestation de Mussolini. Or, Julius Evola se trouve
à ce moment à Berlin et plus précisément au quartier général de Hitler, dans un
wagon de train immobilisé au cœur de la forêt noire. Le motif de cette présence
secrète : « Livrer un rapport sur la situation et pour contribuer à
un éclaircissement par voie directe ». En tout état de cause, c’est dans
ce wagon fantôme qu’Evola assiste à la libération de Mussolini et à
l’établissement de la République sociale italienne. S’il semble avoir joué un
rôle tout à fait négligeable dans cette opération, il se retrouve tout de même
au cœur des premiers cercles fascistes. Il décrira Mussolini à son arrivée à
Berlin sous les termes suivants :
« Il
portait encore des vêtements civils au moment de sa libération au Gran
Sasso : je me rappelle ses grosses chaussures sales et sa cravate toute
froissée. Une certaine lumière spéciale émanait de lui, avec une exaltation
fébrile dans les yeux. »
Cela
est d’autant plus surprenant qu’Evola n’a jamais joué un rôle important au sein
du fascisme institutionnel et qu’il était très réservé par rapport à
l’instauration de la République sociale italienne - jugée trop
« plébéienne » à son goût.
Le mystère est en partie résolu par de
Turris qui parvient à faire le point sur les relations particulièrement
complexes que le penseur italien entretient avec les services secrets
allemands. S’il ne peut pas être considéré comme un espion à part entière,
Evola noue des contacts étroits avec certains responsables du SD, un service de
sécurité à mi-chemin de la police et de l’espionnage dépendant de la SS. Son
retour à Rome, déclarée « ville ouverte »[1],
se fait sous le couvert d’une mission aux contours plutôt fluctuants :
mettre en place des réseaux d’influence plus ou moins parallèles de la
République sociale italienne. Dans le même temps, Evola doit récupérer une
partie des archives secrètes de Giovanni Preziosi relatives à la
franc-maçonnerie afin de les mettre en sécurité. Pendant cette période troublée,
il parvient encore à faire paraître La
doctrine de l’éveil, à réviser ses articles écrits dans le cadre des
groupes d’Ur et Krur et à traduire le roman de Gustave Meyrink, L’Ange à la fenêtre d’Occident.
La prise de Rome par les Alliés au mois
de juin 1944 le contraint cependant à une fuite soudaine et rocambolesque, se
faufilant entre deux portes et évitant de justesse les agents venus l’arrêter
au domicile de sa mère. Il s’ensuit un périple de plusieurs semaines à travers
les lignes ennemies, avec l'entremise de certains contacts du SD, pour rejoindre
Vienne. Sur place, il bénéficie du soutien du philosophe Othmar Spann et de la
« Ligue des Cronides », cercle confidentiel qu’Evola avait créé avec
le fils de Spann et pour lequel il avait donné plusieurs conférences les années
précédentes. Sous un nom d’emprunt « Carlo de Bracorens » (découvert
par de Turris !), il habite dans un petit appartement viennois et commence
à travailler sur une vaste documentation mise à sa disposition par le SD afin
d’écrire un ouvrage consacré à l’histoire des sociétés secrètes.
Au début du mois de janvier 1945, toujours selon son propre témoignage, Evola défie les lois de la destinée en refusant de se mettre à l'abri lors des bombardements; le 21 janvier, il est touché par un éclat de bombe et se retrouve à l'hôpital, paralysé des membres inférieurs. Dans son autobiographie, il relate avec
ironie cet événement tragique :
« Je
me suis fait avec calme à la situation, pensant parfois avec humour qu’il
s’agit peut-être de dieux qui ont eu la main un peu trop lourde, alors que je
plaisantais avec eux ».
C’est
incontestablement par rapport à cette longue période de convalescence, de 1945
à 1948, que l’ouvrage de de Turris est le plus significatif, révélant le nom
des personnes qui ont assisté un Julius Evola très affaibli et s’appuyant pour
la première fois sur le contenu des rapports établis par les médecins. Au mois
de janvier 1947, par exemple, le philosophe est opéré d’une laminectomie –
intervention chirurgicale consistant à supprimer une ou plusieurs lames
vertébrales. Et quelques mois après, il parvient à se rendre à Budapest – sous
influence soviétique ! – pour suivre une thérapie alternative qui ne
donnera aucun succès. Finalement, il est transféré le 28 octobre 1948 dans une
clinique de Bologne. C’est alors un homme diminué (en partie infirme) qui
s’interroge beaucoup sur le sens de son existence et tout particulièrement sur
les raisons profondes de son écroulement physique. En dépit de ses souffrances,
il a continué de travailler pendant cette période avec la réédition de deux
ouvrages et la parution d’un troisième : La tradition hermétique (1948), Masques
et visages du spiritualisme contemporain (1949) et Le yoga tantrique (1949).
L’ouvrage se clôt au début des années
1950 avec la première conférence publique donné par Evola devant un parterre de
jeunes appartenant au Mouvement social italien ; conférence qui se
prolongera par la publication du fascicule Orientations.
L’auteur des Hommes au milieu des ruines
trace finalement un nouveau sillon, duquel il n’a jamais véritablement dévié,
faisant preuve d’une rare persévérance et d’une implacable logique
existentielle : combattre jusqu’au dernier souffle la modernité en tentant
de concilier la droiture du Kshatriya
et la connaissance du Brahmane - ce que confirmera son dernier essai Chevaucher le tigre.
Retrouvez plusieurs références à l'oeuvre de Julius Evola dans les deux numéros d'Idiocratie (cliquez sur la photo) :
[1] Une neutralité très largement
théorique puisque les Alliés continuent de bombarder certains secteurs de la
ville tandis que les Allemands y mènent plusieurs actions de représailles.
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