vendredi 7 décembre 2018

Le péril jaune


         Il a eu le nez creux, Gérard Collomb. On voyait bien qu’il enfumait gentiment son monde en prétendant vouloir abandonner ses fonctions de Ministre de l’Intérieur pour retrouver ses chers Lyonnais. Tu parles Charles ! Elle n’est pas née de la dernière conférence pour le climat, la vieille colombe rusée, elle avait bien senti qu’il y avait quelque chose de vraiment pourri en Macronie, à tel point que les relents putrides d’un système en décomposition après seulement dix-huit mois de quinquennat refluaient à tous les étages de la maison mère et jusqu’à la place Beauvau. Le vieux briscard voyait bien que la « start-up nation » qu’il avait soutenue dès les premiers jours menaçait de déposer prochainement le bilan. Collomb avait déjà dû subir le cirque de l’affaire Benalla et des audiences parlementaires, il n’était pas question qu’on le prenne jusqu’au bout pour un pigeon. Vu la tournure prise par les événements, il était plus que temps de tirer sa révérence.

          Aujourd’hui Gérard Collomb doit pousser un grand soupir de soulagement, dans son bel hôtel de ville de la place de la Comédie, en observant le chaos de ce week-end sur l’avenue des Champs-Elysées, en regardant son successeur se débattre dans la pire crise qui se soit abattue sur l’exécutif depuis mai 68. Avec sa tête de second couteau d’une série de gangsters des années 80, la mâchoire carrée assénant des avis définitifs (« on a merdé sur la com’ ») tandis qu'il roule des yeux affolés en cherchant la solution qui ne vient pas, Castaner incarne à lui seul l’impuissance et la désorientation du pouvoir. A côté, Edouard Philippe semble un roc, c’est dire, tandis qu’Emmanuel Macron répond à la crise de la même manière qu’il avait géré l’affaire Benalla : par l’absence. Seules les piques de François Hollande, venu faire la roue auprès des Gilets Jaunes, ont pu tirer une réaction du président en déplacement au G20 de Buenos Aires. Depuis son retour en France, Emmanuel Macron s’est contenté d’une nouvelle petite boucle mémorielle sur les Champs-Elysées et d’un « Merci » twitté à la va-vite à destination des forces de l’ordre avant de se replier dans son palais pour y convoquer ses lieutenants. A peine le doux monarque au sourire radieux comme une centrale photoélectrique a-t-il condescendu à envoyer Benjamin Griveaux, sous-fifre parmi les sous-fifres, lâcher dédaigneusement qu’on n’allait pas changer de cap pour quelques ploucs énervés et deux ou trois vitrines cassées. Depuis que la crise des Gilets Jaunes a commencé à prendre des proportions vraiment inquiétantes, le plus inquiétant se révèle être le mutisme présidentiel face à la contestation montante. Peut-être Macron se rêve-t-il en De Gaulle disparaissant le 29 mai 1968 pour réapparaître et sonner la fin de la récré le 30 : « Français, Françaises, étant détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé depuis 24 heures toutes les éventualités... »


N'est pas De Gaulle qui veut. En attendant qu'on sache si Emmanuel Macron joue la montre ou est simplement en train de sucer son pouce en position foetale derrière son bureau, le gouvernement d'Edouard Philippe gère l'insurrection qui vient au doigt mouillé. Après avoir tenté d’assimiler purement et simplement le mouvement des protestations des Gilets Jaunes à « l’ultra-droite » après les manifestations du 24 novembre, la tactique adoptée après les ravages du 1er décembre et les images de l'Arc de Triomphe portant les stigmates des tags et des exploits des antifas et autres Black Blocs fut plus classique : distinguer manifestants et casseurs, de nouveau largement indifférenciés, et laisser monter l'angoisse dans l'opinion en promettant le chaos pour dissuader au maximum les gens d'aller manifester le 8 décembre. Les grands médias ont aussi changé de braquet. L'inénarrable Sylvain Boulouque, « spécialiste des mouvements sociaux », à peu près aussi compétent que Christophe Castaner au Ministère de l'Intérieur, n'a plus été invité sur les plateaux de BFMTV pour expliquer qu'une manif où l'on trouvait des drapeaux français était d'extrême-droite (à ce compte-là, la manif du 11 janvier 2015 est donc la plus importante manif d'extrême-droite de l'histoire de France).


Les antifas ont certes été rejoints samedi dernier, comme celui d’avant, par les cohortes hétéroclites de « l’ultradroite ». Face aux black blocs et autres ultragauchistes énervés, les groupuscules les plus divers se réclamant du GUD, de l’Action Française ou plus fréquemment du compte ou du groupe Facebook sur lesquels leurs membres paradent et se mettent en scène à loisir, étaient effectivement là pour aller cogner de l’antifa de la même manière que leur indispensable Nemesis se mobilisait pour casser du facho. Un camp ne saurait survivre sans l’autre. Chacun a besoin de l’autre pour alimenter son romantisme de la guerre civile et sa rhétorique de meute… aux dépens bien sûr de la cause qu’ils croient servir, qu’elle soit nationale ou au service d’une internationale fantasmée. Les deux servent ainsi utilement le pouvoir qu'ils croient contester. Les Black Blocs en décrédibilisant les mouvements sociaux dans lesquels ils s'invitent – au plus grand bonheur du gouvernement en place jusqu'à ce que les choses dégénèrent vraiment comme samedi dernier – et les excités d'ultra-droite en servant d'épouvantail politique bien commode, vieille recette qui fait toujours ses preuves. Après tout, Jean-Marie le père ne fut-il pas pendant des décennies le parfait instrument permettant à la pensée dominante d’asseoir médiatiquement son emprise et de passer outre tous les questionnements sur l’immigration de masse ou la validité du projet européen en brandissant à chaque fois l’épouvantail rêvé de ce Front National à la fois clownesque et infréquentable ?

Un dangereux chef de l'ultradroite à la manoeuvre

Les « quartiers », bien sûr, étaient aussi de la fête, pour participer au grand défouloir festif et à la distribution d'accessoires de téléphonie, Hi-fi et produits de luxe sur les Champs et au théâtre de Guignol ne manquaient plus que les apprentis révolutionnaires des facs et des lycées qui se sont bien rattrapés depuis. A l'université de Tolbiac, on s'est dit que ce serait une belle occasion d'achever de détruire ce qui ne l'avait pas encore été à l'occasion de Nuit Debout, et partout en France, des lycéens se sont sentis obligés de sécher les cours et accessoirement de tenter de cramer leur lycée. Dans tel lycée parisien, on brûlait sous les vivats la porte en bois, dont l'original, datant du début du XIXe siècle, avait déjà été endommagée et réparée à grands frais durant Nuit Debout. Dans d'autres établissements, on balançait dans la joie et la bonne humeur des bonbonnes d'acide ou des cocktails Molotov sur les flics. On notera d'ailleurs que ceux-ci sont bons à plaindre à la rigueur quand ils prennent les coups pour le compte du gouvernement qui les emploie pour protéger l'Arc de Triomphe mais qu'on leur tombe sur le rable dès qu'ils s'avisent d'arrêter 150 « jeunes » qui se baladaient, barre de fer ou bidon d'essence à la main en quête de quelque chose de plus à cramer pour se réchauffer le cœur. Face aux insoutenables images de ces casseurs en herbe agenouillés ou menottés contre un mur, un concert de pleureuses – journalistes ou politiques en mal de reconnaissance dégainant le tweet ou le statut Facebook larmoyant - s'est élevé pour dénoncer les « traitements inhumains » et se lamenter en choeur des malheurs faits par la police aux pôvres jeunes. Etrangement, pas une de ses bonnes âmes ne s'est émue plus que cela du fait qu'à Marseille, à Saint Exupéry, le lycée des quartiers nord, ce sont les dealers qui sont intervenus pour calmer tout le monde à coups de paint-ball en demandant aux profs de faire rentrer leurs élèves qui foutaient le bordel et dérangeaient le trafic de shit. « La prochaine fois qu'on revient, c'est pas avec des paintballs », ont prévenu ces honnêtes commerçants, eux aussi dérangés par la police aux méthodes inhumaines.

           Inutile ici de verser plus dans le pathos revanchard. D'autres s'en chargent déjà très bien. Rappelons seulement aux différents trous du cul qui hurlent comme des puceaux excités à la vue des flammes ou taguent « Vive le vent, vive le vent, vive le vandalisme » sur l'Arc de Triomphe qu’une des dernières manifestations sur les Champs-Elysées avait eu lieu le 11 novembre 1940. Ce jour-là, des étudiants, des lycéens, avaient décidé de braver l’occupant allemand pour aller honorer la tombe du soldat inconnu, rappeler la mémoire des morts de Verdun et protester contre l’invasion de leur pays. Ils furent arrêtés, torturés et pour beaucoup envoyés dans des camps dont la plupart ne revinrent pas. En souillant le monument, car le mot « souiller » est on ne peut plus juste, les pauvres types – et les pauvres filles, soyons égalitaires – qui s’en sont donnés à cœur joie samedi n’ont pas seulement insulté la mémoire de ceux qui crevaient dans les tranchées en 14-18, ils ont également insulté la mémoire de tous ceux qui ont payé le 11 novembre 1940 le prix du courage. Vive le vent, vive le vandalisme hein ?



Le mouvement des Gilets Jaunes ne se limite pas à ces opportunistes de la révolution, il traduit un ressentiment bien plus profond que les journalistes ou les politiques si habitués à servir la lacrymocratie semblent bien en peine de comprendre. Le génial Sylvain Boulouque, chercheur en sciences sociales qui est à la recherche ce que Stephen Hawkins fut à la course à l’aviron, avait raison sur un point : la France des Gilets Jaunes, c’est aussi en partie celle qui a dit non en 2005 au traité européen. En partie parce que les revendications des Gilets Jaunes, c’est aussi un peu tout et n’importe quoi, allant du salarié qui fait valoir à raison qu’à 1200 euros par mois on s’excuse de ne pas arriver à survivre en jetant 400 balles d’essence par la fenêtre par mois, jusqu’au retraité un peu plus aisé qui a du mal à comprendre que oui les Trente Glorieuses et la consommation effrénée, oui c’est bien fini. Mais le combustible le plus efficace de ce mouvement hétéroclite, dont un représentant apostrophait un Jean-Jacques Bourdin atterré pour lui hurler aux oreilles qu’ils reviendraient samedi prochain pour tout péter, c’est l’inertie, le cynisme et l’inanité des gouvernements qui se succèdent depuis trente ans. Après le machiavélisme et le clientélisme mitterrandien, l’attentisme et l’immobilisme chiraquien, la vulgarité sarkozienne et le pathétique hollandien ont tellement traîné la fonction politique et présidentielle dans la boue que le mouvement de révolte qui a pris corps ces derniers jours affirme avant tout un dégoût absolument radical de la classe politique dans son ensemble, ce que n’ont pas saisi les responsables politiques toujours prêts à revenir à la mangeoire, à l'image du très misérable François Hollande prêt à entamer une danse du ventre sur un rond-point devant trois Gilets Jaunes et un barrage filtrant pour revenir encore un peu sur le devant de la scène.


Le politique d’aujourd’hui se rapproche plus du junkie que de l’homme d’Etat. Inlassablement, il veut retrouver la sensation du premier shoot mais s’il déploie une fantastique activité et est prêt à toutes les bassesses pour retrouver le goût du pouvoir, il ne sait qu’en faire quand il le possède vraiment. On n’exonérera pas Emmanuel Macron de toute responsabilité, lui qui est arrivé au pouvoir par le miracle du dégagisme, d’une enquête du Canard Enchaîné et du goût malheureux de François Fillon pour les costumes de prix, et qui ne paraît lui non plus pas savoir quoi faire de la France maintenant qu'il est censé la diriger. Cette attitude présidentielle et l’incurie ministérielle ne peuvent qu'alimentent le nihilisme radical des Gilets Jaunes qui hurlent la détestation du politique, des syndicats et des médias tout ensemble. La fracture entre la « France périphérique » et ses élites est devenue une béance que rien ne semble pouvoir combler, et réunir les dirigeants des principaux partis d’opposition ou convoquer un débat à l’Assemblée nationale ne calmera pas la colère qui s'enracine profondément dans le malaise français dont parlait déjà Paul Yonnet en 1993.1 Et même si la révolution se fait encore attendre samedi 8 décembre et que les blindés de la gendarmerie circulant sur les Champs-Elysées dissuadent les « factieux » de pousser plus loin leur avantage, les nuages qui s'accumulent à l'horizon laissent présager d'autres tempêtes. Alors que l’Europe panse à peine les blessures de la crise de 2008, celle qui couve s’annonce plus terrible encore que la précédente, à en croire les économistes qui tirent sans succès la sonnette d’alarme. Parce que, conduits par un progressisme et un technocratisme aveugle, sourd et écervelé, les chefs d’Etat répètent inlassablement les erreurs du passé le plus récent sans prêter la moindre attention aux signes avant-coureurs d’un effondrement que personne ne peut raisonnablement souhaiter, sauf les « révolutionnistes » professionnels, tout à leur haine du flic et leur fantasme de guerre civile dont ils s'imaginent bien entendu qu'ils seront les héros. Nous pouvons bien sentir que nous venons d’entrer dans une nouvelle séquence qui n’est pas le « retour de la bête immonde » ou des « années sombres », comme nous l’ont répété jusqu’à l’écoeurement tous les Sylvain Boulouque que l’abêtissement et la pensée consensuelle ont produits depuis vingt ans. L’histoire ne repasse jamais les plats car elle a trop faim d’hommes et de peuples nouveaux. « D’autres civilisations sont mortes. Cette civilisation moderne, le peu qu’il y a de culture dans le monde moderne, est elle-même essentiellement mortelle. » Voilà de quoi nous avertissait Péguy, mort aux premiers jours du conflit de 1914-1918, et les imbéciles qui ont aussi insulté la mémoire sous l’Arc de Triomphe confirment de manière funeste sa prophétie.








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1Paul Yonnet. Voyage au centre du malaise français. Gallimard. 1993

2 commentaires:

  1. L'Etat-Providence mis en cause pour la première fois depuis l'après-guerre, les institutions européennes clairement vomies par les Européens, le succès du trumpisme aux USA, celui de politiques que l'euro-intelligentsia qualifierait volontiers de "populistes" en Australie et en Nouvelle-Zélande si celle-ci en avait quoi que ce soit à foutre de ces pays, et j'en oublie... L'Occidental a maintenant soif de subsidiarité, le temps des bureaucraties kafkaïeno-marxistes est clairement révolu.

    Vers un Roi en Gilet Jaune ;-) ?

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  2. Les Gilets jaunes ont l'air tout de même assez attachés à l'Etat-providence pour qu'ils réclament le retour des services publics en milieu rural alors que l'Etat est de moins en moins providentialiste depuis Giscard et plus encore Fabius. Pour ce qui est de la subsidiarité, je vous renvoie à un article publié plus récemment https://idiocratie2012.blogspot.com/2018/12/des-peuples-une-nation.html

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