samedi 29 décembre 2018

Memento Mori : Clément Rosset


Clément Rosset est né le 12 octobre 1939 à Carteret dans la Manche et mort le 27 mars 2018 à Paris. Il est l'auteur de plus de quarante ouvrages dont La Philosophie du tragique (1960), Le Réel : Traité de l'idiotie (1977), Le principe de cruauté (1988) ou L'Endroit du Paradis. Trois études, publié aux Belles Lettres en 2018. Le dernier numéro de la revue Idiocratie lui rend hommage.


Le 28 mars dernier, un idiot s’est envolé. Clément Rosset est mort. Un idiot-philosophe qui affirmait que la réalité était singulière, littéralement idiote (« unique »), et qu’il était vain d’y rechercher un double, c’est-à-dire un sens caché voire une essence subtile. Tout est là, devant nous : à l’état brut, chaotique, cruel, irrémédiable. Cela ne signifie pas qu’il faille vivre comme des spectateurs, des marionnettes d’un jeu qui nous dépasse mais, au contraire, comme des individus qui regardent le réel tel qu’il est, sans fioritures, et qui sont capables de se rendre présents au monde pour en goûter la saveur unique, en retirer la joie simple d’être là, dans le miracle continu de la vie. Le dramaturge allemand Botho Strauss a rédigé de très belles lignes sur la capacité des idiots à créer des espaces de liberté, de silence, de calme et de solitude dans un monde trop plein de bruits, de connexions et d’intelligences. « Intérieurement, écrit-il, l’idiotie est tendre et transparente comme une aile de libellule, elle chatoie d’intelligence surmontée. » Clément Rosset parvenait également à s’échapper des constructions mentales pour retourner à la réalité fuyante du monde dont les poètes ont toujours été les voyants, les témoins privilégiés. Pourtant, c’est bien ce réel qui nous échappe complètement aujourd’hui -les mots se sont éteints, les poètes se sont tus. Il a progressivement été dupliqué en une multitude de réalités illusoires, enserré dans la toile gigantesque et industrieuse de la raison, cadenassé à double tour par les règles de droit et finalement disséqué par la logique managériale : systèmes, dispositifs, protocoles, etc. Nous sommes désormais passés de l’autre côté du réel, là où les simulacres défilent en continu sur les écrans, et sommes devenus nous-mêmes des ombres, des automates, un ensemble de données que l’on manipule à l’envi, par la « grâce » de l’outil numérique. En perdant la réalité, nous avons perdu la liberté. Pire, l’espace intérieur (la réalité intime !) est devenu l’enjeu principal des marchands de rêves, des publicitaires cupides et des bricoleurs de la génétique. Nos corps, jusque nos âmes, sont devenus des produits manufacturés comme les autres, soumis à la loi du divin marché. Dans ce contexte, plus que jamais, nous avons besoin des idiots pour ouvrir des brèches, des trouées de lumières par lesquelles passe le souffle du réel. Car « l’idiot n’est pas un sujet, plutôt une existence de fleur : simple ouverture à la lumière ».



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire