Clément
Rosset est né le 12 octobre 1939 à Carteret dans la Manche et mort
le 27 mars 2018 à Paris. Il est l'auteur de plus de quarante
ouvrages dont La
Philosophie du tragique
(1960), Le
Réel : Traité de l'idiotie
(1977), Le
principe de cruauté
(1988) ou L'Endroit
du Paradis. Trois études,
publié aux Belles Lettres en 2018. Le dernier numéro de la revue
Idiocratie lui rend hommage.
Le
28 mars dernier, un idiot s’est envolé. Clément Rosset est mort.
Un idiot-philosophe qui affirmait que la réalité était singulière,
littéralement idiote (« unique »), et qu’il était
vain d’y rechercher un double, c’est-à-dire un sens caché voire
une essence subtile. Tout est là, devant nous : à l’état
brut, chaotique, cruel, irrémédiable. Cela ne signifie pas qu’il
faille vivre comme des spectateurs, des marionnettes d’un jeu qui
nous dépasse mais, au contraire, comme des individus qui regardent
le réel tel qu’il est, sans fioritures, et qui sont capables de se
rendre présents au monde pour en goûter la saveur unique, en
retirer la joie simple d’être là, dans le miracle continu de la
vie. Le dramaturge allemand Botho Strauss a rédigé de très belles
lignes sur la capacité des idiots à créer des espaces de liberté,
de silence, de calme et de solitude dans un monde trop plein de
bruits, de connexions et d’intelligences. « Intérieurement,
écrit-il, l’idiotie est tendre et transparente comme une aile de
libellule, elle chatoie d’intelligence surmontée. » Clément
Rosset parvenait également à s’échapper des constructions
mentales pour retourner à la réalité fuyante du monde dont les
poètes ont toujours été les voyants, les témoins privilégiés.
Pourtant, c’est bien ce réel qui nous échappe complètement
aujourd’hui -les mots se sont éteints, les poètes se sont tus. Il
a progressivement été dupliqué en une multitude de réalités
illusoires, enserré dans la toile gigantesque et industrieuse de la
raison, cadenassé à double tour par les règles de droit et
finalement disséqué par la logique managériale : systèmes,
dispositifs, protocoles, etc. Nous sommes désormais passés de
l’autre côté du réel, là où les simulacres défilent en
continu sur les écrans, et sommes devenus nous-mêmes des ombres,
des automates, un ensemble de données que l’on manipule à l’envi,
par la « grâce » de l’outil numérique. En perdant la
réalité, nous avons perdu la liberté. Pire, l’espace intérieur
(la réalité intime !) est devenu l’enjeu principal des
marchands de rêves, des publicitaires cupides et des bricoleurs de
la génétique. Nos corps, jusque nos âmes, sont devenus des
produits manufacturés comme les autres, soumis à la loi du divin
marché. Dans ce contexte, plus que jamais, nous avons besoin des
idiots pour ouvrir des brèches, des trouées de lumières par
lesquelles passe le souffle du réel. Car « l’idiot n’est
pas un sujet, plutôt une existence de fleur : simple ouverture
à la lumière ».
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