Dans l’Antimanifeste, nous avons dressé la cartographie spirituelle du royaume des idiots, qui flottait dans les espaces de l’imaginal, pour l’opposer à l’emprise matérialiste de l’idiocratie, qui se répandait à la surface du monde – les simples d’esprit contre l’orgueil des sachants. En guise de filiation secrète, le prince Mychkine et Don Quichotte se disputaient le droit d’explorer le monde pour se découvrir anéantis par celui-ci, tandis qu’à l’autre bout du spectre Beckett se moquait de ces êtres qui ne sont qu’une « poussière de verbe, sans fond où se poser ». Il y a toujours un vide quelque part, où tomber. Les imbéciles mystiques ne le savent que trop bien : Machrab titube tout le long des sentes de l’Anatolie, Li Po s’émerveille des cimes tremblantes la tête dans le fossé, Ma’Arrî se perd pas dans l’éternelle nuit noire, Pessoa attend la diligence de l’abîme, etc. Nous avions oublié dans cette galerie des âmes les pas légers du pauvre Yunus qui dansent parmi les astres. Lui, marchait, brûlant, brûlant, barbouillé de sang, ni sage ni fou, et se tournait vers nous, souriant, pour dire : « Vois ce que l’amour a fait de moi ». Pour lui rendre hommage, du royaume où il vagabonde, comme l’oiseau sort de sa cage, nous entendons ces poèmes enlevés, et trinquons à son feu, « comme ivres de l’élixir d’éternité ».
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A nouveau tu es ivre, Yunus
Dans le cœur des saints
le roi a ouvert boutique
Combien d’hommes y sont passés
puis comme nous repartis
Les saints ont pris leur vol
franchi les montagnes, les plaines
Au chaudron de l’amour ils ont bouilli
et voici qu’ils sont cuits
Les affaires de ce monde
sont comme un corps souillé
Les chiens se jettent sur l’ordure
l’ami du Vrai s’enfuit
Qui ne s’est abandonné
est-il un amoureux
Celui seul qui supporte le blâme
on peut dire qu’il sait aimer
« Ah, Yunus, te voici ivre encore
« tu as le visage de Taptuk
« A son cœur tu t’es désaltéré
« vois, une gorgée a suffi à t’enivrer »
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J’ai vu le visage de l’Aimé
Ah, mon Ami, dans l’océan de ton amour
entrer, sombrer – danser
Les deux mondes un seul espace
mener la ronde – danser
Entrer dans l’océan, sombrer
ni un ni deux, ni ceci ni cela
Rossignol au jardin de l’Ami
cueillir des fleurs – danser
Beau rossignol chanter
saisir les cœurs, gagner les âmes
La tête blottie dans ma main
offert à ton chemin – danser
Beau rossignol tomber
combien de cœurs lui conduirai
Mon visage doucement vers la terre
le mener avec amour- danser
J’ai vu le visage de l’Aimé
goûté la saveur de la rencontre
Ah, l’abandonner enfin cette ville
du mien, du tien – danser
Yunus est un perdu d’amour
des malheureux le plus démuni
Elle est en Toi ma guérison
simplement demander – danser
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Ces deux poèmes sont tirés de Yunus Emre, Les Chants du pauvre Yunus, traduit du turc et présenté par Gérard Pfister, Arfuyen, 2004.
Pour aller plus loin, on ne saurait que trop conseiller Les poèmes spirituels de Yumus Emre, traduction de Paul Ballanfat, dans la superbe collection « Théôria » dirigée par Paul-Marie Sigaud, L’Harmattan, 2020.
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