2 décembre 1993 (…) Hier soir, sur France 2, j’ai regardé « L’âme de la Bête », une émission grotesque sur le monstre de Rostov, Andreï Tchikatilo, un serial killer à la mode russe. Je me suis dit que ces tueurs en série étaient curieux. Si on voulait en faire l’éloge noir, on pourrait insister humoristiquement sur le fait qu’ils sont apparus comme par hasard à l’époque où l’éphémère commençait à triompher dans tous les domaines. Eux, résolument à l’inverse, « travaillent » d’arrache-pied sur la longue durée. Il leur faut vingt ans au moins pour composer vraiment leur « œuvre » avant de se faire arrêter. Quelle patience ! Quelle longueur de temps ! Les petits écrivains de maintenant pourraient en prendre de la graine. Ces grands monstres sont de la race de ce qui veut durer, persister, rester, s’accrocher, remonter le courant des innovations et futilités sans lendemain. Leurs crimes n’ont de sens que par rapport à un type de temporalité partout ailleurs abandonné. Contre la vitesse, effacement du temps, ils mettent des années à devenir eux-mêmes, à se parachever, à se fignoler en beaux monstres vertigineux, incompréhensibles, diplodocus d’un temps où le temps existait. Contre la simultanéité, effacement de l’espace, ils voyagent aussi beaucoup à travers les immensités de leur pays, pour recruter leurs victimes (c’est ce qui explique que des contrées minuscules comme la France en aient si peu). En ce sens, ils protestent contre la mort, c’est-à-dire contre notre époque de performances sans finalité. Ce sont peut-être les seuls vrais réactionnaires d’aujourd’hui.
(Philippe Muray Ultima Necat IV)
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