dimanche 12 août 2012

Déresponsabilisation collective, mode d'emploi


          Aujourd'hui c'est dimanche, voici donc un  article du Professeur du dimanche, initialement publié dans http://hipstagazine.com/. En vous souhaitant à tous un bon dimanche irresponsable.         

C’est le 13 mars 1964, vers 3 h 40 du matin, que Kitty Genovese a été violée et assassinée en pleine rue, dans le Queens, à New York. Alors que ses cris ont attiré l’attention de 38 témoins des immeubles voisins, personne ne lui est venu en aide ou n’a prévenu les secours. Le premier à décrocher son téléphone pour appeler la police ne l’a fait qu’au bout de 35 minutes, après avoir tout de même pris soin d’appeler un ami pour lui demander si c’était une bonne idée. C’est à partir de ce fait divers que Lucas Belvaux a réalisé le film 38 témoins, sorti au cinéma le 14 mars dernier, où il met en scène l’un de ces témoins en prise avec sa conscience et se confiant à sa femme sur le silence dont tout le voisinage a été complice.




Consécutivement à ce terrible fait divers, Bob Latane et John M. Darley ont conduit en 1970, aux Etats-Unis, une expérience permettant de comprendre ce phénomène de la non assistance à personne en danger, aussi appelé l’ « effet du témoin », dont les résultats sont parus la même année dans leur ouvrage The Unresponsive Bystander: Why doesn’t he help?
Dans le cadre d'une soi-disant recherche sur les problèmes universitaires, un étudiant est invité à parler de la façon dont ce sont passés ses premiers mois à l'université. Il est placé dans une cabine isolée dont on lui dit que c’est pour éviter la gêne du face à face avec un autre étudiant, cette fois-ci complice, qui va lui aussi raconter sa vie à la fac. Tous deux peuvent réagir aux propos de l’autre via un casque. Au début tout se déroule normalement, mais au bout d’un moment, l’étudiant complice commence à simuler une crise d’épilepsie et appelle à l’aide.
Dans le cas de cette première condition expérimentale où le sujet se trouve seul face à une demande d’aide urgente, 100% des sujets interviennent au bout de 52 secondes en moyenne. Dans une seconde version, il est proposé la même chose à un autre étudiant mais on lui dit qu’il y a deux autres étudiants en cabine. L’étudiant complice réitère le coup de la crise d’épilepsie.
Dans cette deuxième condition expérimentale où le sujet pense qu’une autre personne peut également agir, 85% des sujets interviennent au bout de 93 secondes en moyenne.
Enfin, dans une troisième version, on dit à l’étudiant qu’ils sont six en cabine. Dans cette condition expérimentale où le sujet pense que les quatre autres personnes peuvent également agir, 62% seulement des sujets interviennent au bout de 166 secondes en moyenne. Selon Darley et Latané, « lorsqu'un seul témoin est présent dans une situation d'urgence, il porte la responsabilité de devoir l'assumer ; […] si d'autres sont présents, la charge de la responsabilité se diffuse ».
Ainsi, face à une agression, plus il y a de témoins, moins il y a de chances que quelqu’un intervienne.
Cette dissolution de la responsabilité (y compris pénale) est clairement formulée par le procureur dans le film 38 témoins : "Un témoin qui se tait, c'est un salaud. Trente-huit, c'est M. Tout-le-Monde. Je ne poursuivrai pas." D’autre part, « les individus, par un processus de rationalisation, peuvent inhiber leur réponse à une urgence, dans laquelle ils perçoivent un conflit dans le fait d'intervenir, par une distorsion de leur perception et ce afin de croire qu'en réalité, il n'y a aucune urgence. » Autrement dit, chacun voyant que personne ne se bouge le popotin, tout le monde finit par se persuader qu’une intervention n’est pas nécessaire. Une autre réalité est construite collectivement, histoire de procéder à une déculpabilisation de groupe. Dans 38 témoins, la femme du personnage principal se demande pourquoi il est le seul du voisinage à avoir entendu quelque chose, elle lui suggère alors qu’il a du avoir un cauchemar, ce que tous les voisins doivent se persuader d’avoir vécu. Seulement cette déculpabilisation ne dure souvent qu’un temps… Des individus pris de remords finissent souvent par vouloir briser la loi du silence, ce qui ne va pas sans leur attirer les foudres du groupe coupable.
Au vu de tout cela viennent inévitablement à l’esprit les quelques mots prononcés par Georges Abitbol, l’homme le plus classe du monde, juste avant de mourir, dans le film La classe américaine : « Monde de merde ». Il n’y aurait donc aucun espoir ?




Philip Zimbardo sait comme il est facile pour des gens aimables de mal tourner, puisqu’il a mené en 1971 l’expérience de la Prison de Stanford, où des étudiants divisés en gardiens et prisonniers sont tellement partis en sucette qu’ils ont du arrêter l’expérience au bout de six jours. Cela ne fait pourtant pas de lui un pessimiste invétéré, puisqu’il propose notamment que soient dispensés dans les écoles des cours d’ «héroïsme ordinaire» afin de lutter contre l’apathie individualiste. Plus prosaïquement, pour lutter contre l’effet du témoin, la victime a tout intérêt à désigner une personne précise dans la foule plutôt que d’appeler les gens de façon anonyme. De cette manière, la responsabilité ne s’évanouit pas et la personne désignée, qui à priori se bougera plutôt que de se taper la méga honte, a de fortes chances de mobiliser avec lui l’ensemble des autres gens par son intervention. Ce serait en quelque sorte le côté vertueux de la double face du mimétisme




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