dimanche 5 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (2)

          Le perdant radical



            Il est intéressant de noter que l’affaire Breivik a connu un traitement médiatique caractérisé par une sorte d’inversion symétrique. L’annonce de l’attentat à la bombe perpétré à Oslo a immédiatement fait surgir le spectre du terrorisme islamique avant que, sitôt l’identité du tueur connue, de nombreux commentateurs s’empressent de pointer du doigt le danger représenté par une obscure organisation fondamentaliste chrétienne ayant des ramifications dans toute l’Europe. Quelques voix, parmi lesquelles celle de Jacques de Guillebon[2], s’étaient élevées pour dénoncer cette lecture assez caricaturale de l’événement. Notre propos, tel quel nous le formulions il y a quelques mois, rejoignait le sien. En hasardant une comparaison bien injuste pour l’auteur de Babar et peut-être moins pour celui de Plate-forme, il nous semblait en effet qu’Anders Breivik, en se retranchant sur l’île d’Utoya pour perpétrer son massacre, avait marqué symboliquement et dans le sang le retranchement du monde opéré depuis de longues années par cet individu livré à une fantasmagorie où voisinent Thomas Hobbes, Ogier le Danois, World of Warcraft et Counter Strike.
            Le même processus apparaît aujourd’hui à l’œuvre avec Mohammed Merah et le parallèle peut s’établir entre deux individus qui semblent représenter deux facettes du nihilisme contemporain. Un court essai paru il y a quelques années en Allemagne donne à ce sujet quelques clés de lecture intéressantes. Il s’agit de l’ouvrage Le Perdant radical, essai sur les hommes de la terreur, de Hans Magnus Enzensberger, publié chez Gallimard en 2006, dans lequel l’auteur remarque notamment :

La seule chose qui est sûre, c’est que de la manière dont s’est organisée l’humanité – « capitalisme », « concurrence », « empire », « mondialisation » - le nombre de perdants ne se contente pas d’augmenter chaque jour ; comme dans toute masse considérable, un fractionnement ne tarde pas à se produire ; au cours d’un processus chaotique et obscur, les cohortes de déclassés, de vaincus, de victimes se séparent. Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure.[3]

            Le paradigme de la société mondialisée désignant implacablement les perdants et les gagnants peut sembler à la longue quelque peu caricatural à force d’être ressassé. Il n’est pas pour autant complétement faux et aura du moins inspiré la littérature contemporaine avant les tueurs de masse. Houellebecq, que nous citions à propos de Breivik, pourrait encore être ici appelé à la barre pour nous fournir une description glaçante de ce « perdant radical », à travers un passage bien connu d’Extension du domaine de la lutte :

Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres perdent sur les deux.

Anders Breivik et Mohammed Merah pourraient composer chacun les deux visages du vaincu du libéralisme : vaincu du libéralisme sexuel pour Breivik qui en revanche vit dans une relative aisance, un peu comme Raphaël Tisserand, et vaincu sur le plan économique pour Mohamed Merah, dont les aspirations matérielles sont contredites par un parcours médiocre et un éventail d’opportunités extrêmement limité. L’explication de Houellebecq ne suffit pas pour autant à définir ce qui distingue le « perdant radical », prêt à passer à l’action du simple vaincu résigné, qui est plutôt le modèle des héros de Houellebecq. Dans Extension du domaine de la lutte, l’écrivain dresse d’ailleurs dans une scène glaçante le portrait de ce vaincu intégral en la personne de Raphaël Tisserand, concepteur-programmeur grassement rémunéré et laissé pour compte du marché du sexe[4]. Le discours tenu par celui que Houellebecq nomme seulement le « héros » de l’histoire est une très claire incitation au meurtre ou au viol. Cependant, Tisserand n’ira pas jusque-là et reculera au dernier moment face à la perspective de l’assassinat pour retourner à la solitude et à la masturbation.




Le perdant radical évoqué par Enzesberger dans son essai est d’une autre nature que le vaincu houellbecquien. « Le perdant radical, en revanche, écrit l’essayiste allemand, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »[5] L’heure arrive, un jour, où le perdant radical entreprend de faire payer la note à tous ceux, autour de lui, qu’il peut juger responsables non seulement de son échec mais de la faillite du monde puisqu’il associe de façon obsessionnelle sa propre déroute à l’idée d’une décadence générale de la société autour de lui.
La société est-elle la première responsable de cette dérive qui produit des Anders Breivik, des Mohamed Merah ou des James Holmes, l’auteur de la récente tuerie d’Aurora ? Tout comme il semble un peu facile d’évoquer l’argument du fondamentalisme pour justifier les actes de Breivik ou évoquer le profil soi-disant atypique de Merah, peut-être est-il également un peu réducteur d’incriminer un libéralisme qui endosserait seul la responsabilité d’avoir produit des détraqués de ce type. Du moins faut-il savoir ce que l’on entend par libéralisme car l’accusation impliquerait en elle-même une dangereuse remise en cause du principe énoncé par Benjamin Constant selon lequel : « La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable de tyrannie que le despote qui n'a pour titre que le glaive exterminateur. »[6]
Le principe énoncé par Benjamin Constant trouve en lui-même sa propre limite comme le théoricien suisse ne manque de le faire remarquer lui-même :

Comment borner le pouvoir autrement que par le pouvoir ? Sans doute, la limitation abstraite de la souveraineté ne suffit pas. Il faut chercher des bases d’institutions politiques qui combinent tellement les intérêts des divers dépositaires de la puissance, que leur avantage le plus manifeste, le plus durable et le plus assuré, soit de rester chacun dans les bornes de leurs attributions respectives.[7]

La limitation nécessaire de ce pouvoir s’applique tout autant à la souveraineté du peuple, entendons par là des représentants de la nation, qu’à celle des individus qui ne peuvent eux-mêmes outrepasser les limites imposées par l’intérêt général. Pour imposer cette limitation nécessaire, il est donc tout aussi nécessaire de disposer d’institutions qui permettront et démontreront l’intérêt pour chacun de rester dans les bornes de ses attributions respectives, c’est-à-dire assurer le maintien du compromis qui est, nous dit également Raymond Aron, à la base du fonctionnement démocratique. Or, si la Terreur révolutionnaire avait représenté pour Constant l’exemple historique d’un excès néfaste de la souveraineté du peuple aux dépends de l’individu, la tendance des sociétés démocratiques actuelles est plutôt inverse en ce qu’elle consacre la toute-puissance de l’individu dont le seul horizon n’est plus que la satisfaction de désirs qui sont sans bornes et la propension constante à faire valoir, en son nom ou celui d’un groupe, de nouveaux droits. Au moment où Benjamin Constant énonçait ses Principes politiques, Alexis de Tocqueville, visionnaire, envisageait déjà à quel type de despotisme pouvait aboutir cet excès :

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […] 
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?[8]

C’est donc cette dérive des sociétés libérales qui a donné naissance au perdant radical. L’importance toujours grandissante accordée aux droits individuels a suscité une passion de l’égalité impossible à satisfaire et une déception à la mesure de cette passion qui s’est changée en ressentiment.

Mais peut-être faut-il, pour comprendre le perdant radical, élargir un peu notre perspective. Si le progrès n’a pas fait disparaître la misère humaine, il l’a profondément modifiée. Au cours des deux cent dernières années, les sociétés qui ont eu le plus de succès se sont arrogé de nouveaux droits, de nouvelles attentes, de nouvelles exigences ; elles ont écarté l’idée d’un destin inéluctable ; elles ont mis à l’ordre du jour des concepts tels que la dignité humaine ou les droits de l’homme ; elles ont démocratisé le combat de chacun pour être reconnu et, ce faisant, elles ont donné naissance à des espoirs d’égalité auxquels elles ne peuvent répondre ; et, parallèlement, elles ont fait en sorte que l’inégalité saute aux yeux de tous les habitants de la planète, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, lorsqu’ils regardent n’importe quelle chaîne de télévision. C’est pourquoi le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès.[9]

Cette déception, observe Enzesberger, dégénère dans certains cas en rage meurtrière. « Ce qui occupe l’esprit du perdant de manière obsessionnelle, c’est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage. »[10] Un autre exemple de ce profil psychologique nous a été donné, bien avant Michel Houellebecq, par la littérature. Il s’agit de l’habitant du souterrain dans les Carnets du sous-sol de Fédor Dostoïevski. Dans ce court roman, l’homme du souterrain est animé d’un ressentiment sans limite, d’une rage sans bornes qui s’exerce à la fois contre lui-même et les autres. Le triomphe de ses semblables accentue à ses yeux sa propre médiocrité et alimente la rancœur qui l’anime. La comparaison avec les autres est une constante confirmation de son statut de raté et une justification de sa rage. Ainsi va-t-il s’abaisser pour obtenir d’être invité à une réception dont il méprise pourtant ceux qui l’organisent. L’humiliation qu’il en retire alimente encore son ressentiment, constamment amplifié par le spectacle du monde autour de lui : « Plus je prenais conscience du bien, de tout ce "beau" et ce "sublime", plus je m’engluais dans mon marais, et plus j’étais capable de m’y noyer complètement. »[11]



(A suivre)

[3] H.M. Enzesberger. Le perdant radical, essai sur les hommes de la terreur. Gallimard. 2006. p. 12
[4] Scène du film de Louis Harel. Extension du domaine de la lutte : http://www.youtube.com/watch?v=7gJBvlo3Ozk
[5] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. p. 12
[6] Benjamin Constant. Cours de politique constitutionnelle. Troisième édition. Société Belge de librairie, imprimerie, papeterie, etc. Hauman, Cattoir et Cie. Bruxelles. 1837. p. 66. Egalement dans  Principes de politique, Livre II, chapitre I.
[7] Benjamin Constant. Principes de politique. Chapitre 1 : De la souveraineté du peuple.
[8] Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique. 1840
[9] Hans Magnus Enzesberger. Le perdant radical. Gallimard. p. 17
[10] Ibid. p. 18
[11] Fédor Dostoïevski. Les carnets du sous-sol. 1864

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