samedi 4 août 2012

Merah-Breivik: les perdants radicaux (1)


Petite frappe islamiste et geek givré d’extrême-droite

Il y a un peu plus de dix jours, les Norvégiens ont commémoré le massacre de l’île d’Utoya, perpétré le 22 juillet 2011 par Anders Behring Breivik. En quelque sorte, la manière dont les médias français ont exploité la tragédie norvégienne, n’hésitant pas comme d’habitude à faire jouer de manière souvent outrancière les ressort usés de l’info-spectacle, a contribué à favoriser la création de ce blog en inspirant la rédaction du premier (long) billet à y avoir été posté. En partant d’un mauvais jeu de mots, l’auteur de l’article cherchait à démontrer qu’Anders Breivik, plus qu’un croisé du fondamentalisme chrétien, pouvait davantage être considéré comme un pur produit d’une forme de narcissisme désespéré propre à notre époque. De Breivik, on pouvait écrire comme Debord l’avait fait en son temps à propos de la bien misérable fraternité des cols blancs et de la classe moyenne de la fin des Trente Glorieuses :

Ce sont des salariés pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.

Soldat revendiqué du fondamentalisme et bras armé de la lutte contre la culture du métissage, Breivik s’affirmait surtout comme un parfait représentant d’une forme d’extrémisme bien plus fondamentalement moderne que fondamentaliste. L’ensemble des traits conférés à la civilisation européenne et chrétienne précisés par Anders Breivik dans son pamphlet 2086 dévoile une mythologie très personnelle qui prend racine dans la frustration sociale, une incapacité tout à fait caractéristique de notre époque à établir la moindre échelle de valeur  et surtout une propension à l’égocentrisme obsessionnel et meurtrier. Plus que d’une insaisissable mouvance fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité démocratique. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », écrit encore Debord.




L’affaire Merah survenue il y a un peu plus de trois mois a réactivé ce débat de façon tragique et étrangement symétrique, quelques journalistes ou politiques s’étant montrés assez irresponsables pour tenter d’exploiter à nouveau une situation qu’ils estimaient pouvoir servir leurs desseins idéologiques ou politiques, jusqu’à ce que l’on apprenne que le tueur de Toulouse n’était pas comme on semblait l’affirmer dans un premier temps un nouveau croisé en lutte pour une Europe blanche et chrétienne mais un individu se réclamant ouvertement de la mouvance islamiste et même d’Al Qaida.

On rappellera à ce titre la très intelligente réaction de Nicolas Chapuis et Tristan Dessert, deux publicistes à la déontologie exigeante comme le démontre ici cet échange édifiant qui a fait le tour de la toile. Voir d’ailleurs la réponse de Monsieur Z aux deux nigauds sur Contrepoints : http://www.contrepoints.org/2012/03/23/74228-affaire-merah-quand-nicolas-chapuis-revait-dun-tueur-nazi


            Mohamed Merah, que l’on ne peut guère, au vu de son parcours, qualifier autrement que de petite frappe, a représenté, dans les premiers temps de sa surexposition médiatique, une sorte d’énigme pour les médias qui  se sont jetés sur sa piteuse et intrigante biographie. Quel genre d’individu peut tranquillement sortir en boîte ou aller jouer au foot avec quelques copains après avoir abattu de sang-froid trois militaires ou logé une balle dans la tête d’une fillette ? Les journalistes qui ont traité l’affaire ont hésité dès lors entre la tentation de la banalisation et celle de la spectacularisation. Dans un reportage diffusé sur France 2 Mohamed Merah est présenté de façon assez effarante comme un “passionné de moto et de football”, “calme, gentil et respectueux”[1], qui “n’était apparemment jamais le premier à porter les coups”, voire un “bon travailleur”. Plus tard surgiront quelques informations supplémentaires sur la riche vie intérieure de Mohamed Merah : sa prétendue conversion à un islam rigoriste marquée par un mode de vie partagé entre les parties de playstation et une propension à jouer les tyrans domestiques auprès de sa jeune épousée ou encore les dix-huit condamnations pour vol et vol avec violence et les deux séjours en prison effectués en 2007 et 2009. 
         Le traitement médiatique de l’affaire a aussi révélé la schizophrénie des médias français : une information spectacularisée à l’extrême et dans le même temps la nécessité de se préserver de toute accusation d’ « amalgame » dans le contexte ultra-idéologisé entretenu à la fois par l’hystérie anti-raciste et la montée des extrêmes a donné lieu à une euphémisation systématique pour tout ce qui concernait la biographie de M. Merah. La thèse largement relayée par les analystes les plus en vue, a donc donné à la fois une importance démesurée au déterminant sociologique – M. Merah était un jeune en perdition qui a fait de mauvaises rencontres et n’a pas eu sa chance – tout en jouant sur la séduction du mystère – M. Merah présentait, selon Gilles Kepel ou Jean-Pierre Filiu, le profil « atypique », et assez exceptionnel, d’un jeune djihadiste autoradicalisé ayant rencontré par hasard, sur le chemin d’un rocambolesque voyage initiatique en zone tribale au Pakistan ses « frères d’armes » d’Al Qaida qui l’ont reconnu et adoubé. Loin de constituer un profil atypique, Mohamed Merah, tout comme Anders Breivik, appartient à une armée. Une armée d'anonymes "transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.", nous dit Debord dans In girum imus nocte et consumimur igni. Et eux-mêmes qui ne sont plus que des chiffres et des statistiques sont soigneusement maintenus dans l'imbécillité :

On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi en le leur disant n'importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.


Bernanos nous l'a rappelé pourtant dans Les grands cimetières sous la lune: un jour ou l'autre, "la colère des imbéciles envahira le monde."

(A suivre)


[1] La description a été amplement recyclée. On peut la retrouver par exemple dans cet article du Figaro du 21 mars 2012. http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/03/21/01016-20120321ARTFIG00518-mohamed-merah-un-jeune-carrossier-calme-et-gentil.php

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