lundi 13 août 2012

Le vent d'hiver



« Le temps n’est plus à la clémence. Il s’élève présentement dans le monde un grand vent de subversion, un vent froid, rigoureux, arctique, de ces vents meurtriers et si salubres, qui tuent les délicats, les malades et les oiseaux, qui ne les laissent pas passer l’hiver. Il se fait alors dans la nature un nettoyage muet, lent, sans recours, comme une marée de mort montant insensiblement. Les sédentaires, réfugiés dans leurs demeures surchauffées, s’épuisent à ranimer leurs membres où le sang figé dans les veines ne circule plus. Ils soignent leurs crevasses et leurs engelures, – et frissonnent. Ils craignent de se risquer au dehors où le nomade robuste, tête nue, dans la jubilation de tout son corps, vient rire au vent, enivré de cette violence glaciale et tonique, qui lui claque au visage ses cheveux raidis.

         Une mauvaise saison, peut-être une ère quaternaire – l’avance des glaciers – s’ouvre pour cette société démantelée, sénile, à demi croulante : un esprit d’examen, une incrédulité impitoyable et très irrespectueuses, aimant la force et jugeant sur la capacité de résistance, – et assez rusée pour démasquer promptement les ruses. Ce climat sera très dur, cette sélection vraiment rasante. Chacun devra faire ses preuves devant des oreilles sourdes aux chansons, mais vigilantes et exercées, devant des yeux aveugles aux ornements, mais perçants ; il faudra passer par des mains avides et savantes, par un tact extraordinairement éduqué, ce sens plus matériel, plus réaliste que les autres, que l’apparence ne trompe pas, qui sépare à merveille le creux du plein.

         On reconnaîtra lors de ces très basses températures, ceux qui ont bonne circulation à leur teint rosé, à la fraîcheur de leur peau, à leur aisance, à leur allégresse de jouir enfin de leurs conditions de vie et de la haute dose d’oxygène qu’il faut à leurs poumons. Les autres, alors rendus à leur faiblesse et chassés de la scène, se contractent, se recroquevillent, se blottissent dans les trous ; les agités deviennent immobiles, les beaux parleurs silencieux, les histrions invisibles. Le champ est libre pour les plus aptes : nul encombrement des chemins pour gêner leur marche, nul gazouillis mélodieux et innombrable pour couvrir leur voix. Qu’ils se comptent et se reconnaissent dans l’air raréfié, que l’hiver les quitte unis, compacts, au coude à coude, avec la conscience de leur force, et le nouveau printemps consacrera leur destin. »

                                                                                                Roger Caillois, 1937.



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