160 000 manifestants
selon les organisateurs et 17 000 selon la police. Avec la manifestation
du « Jour de la colère » de dimanche, la guerre des chiffres suscite de
nouvelles interrogations : y avaient-ils vraiment des organisateurs ?
Et combien de pandores faisaient partie du cortège ?
J’ai longuement hésité avant de me rendre sur place. Les
conditions météo n’incitaient pas vraiment à battre le pavé ce jour-là, au
milieu des cortèges de Civitas, des partisans de Dieudonné et des bonnets
encore rouges de colère. Comme le fait remarquer un ami qui a décidé avec
sagesse de rentrer chez lui : « Les révolutions ça se fait au
printemps ou en été. L’hiver on fait juste des martyrs. » La colonne de
Juillet qui se dresse derrière nous lui donne entièrement raison : « À la
gloire des citoyens français qui s'armèrent et combattirent pour la défense des
libertés publiques dans les mémorables journées des 27, 28, 29 juillet 1830. » C’est
imparable. Néanmoins, avec un autre ami, décidé lui à rejoindre la manifestation,
nous pressons le pas pour rattraper le cortège qui file devant nous sur le
boulevard.
Je
suis curieux de voir ce que donne ce rassemblement hétéroclite d’opposants
anti-Hollande qui me semble pourtant se prévaloir de revendications un peu trop
limitées à la seule détestation du gouvernement socialiste. La manifestation
s’appelle « Jour de colère » non ? On devrait donc protester
contre la politique européenne, le protectorat économique Allemand, le
renoncement de la France à toutes ses prérogatives d’Etat souverain, les
progrès du communautarisme, la marchandisation du corps humain ; et pourquoi
pas même la destruction des campagnes et le triomphe de l’horreur
industrielle ? Bon au moins, on dénoncera le lobbying associatif, le
politiquement correct et la corruption des médias, ce qui est déjà une bonne
chose. Mes positions désespérément
réactionnaires m’empêchant de courir assez vite, nous voilà à la peine
pour rattraper le cortège. Je remarque quand même qu’avec notre petite-demie
heure de retard sur l’horaire de départ de la manifestation, les participants
doivent être peu nombreux, ou alors très motivés, pour nous avoir distancés
aussi rapidement. Je m’attends presque à trouver une cinquantaine de
manifestants tout au plus, entourés par un cordon de CRS rigolards. On n’est
pas loin du compte en arrivant au cortège : la présence policière est
impressionnante et la foule des manifestants est singulièrement étirée. Portés
par la rancœur et la rage, les gens avancent vite mais, le soir venu, j’aurai
la surprise de trouver le comptage policier plus réaliste que l’estimation des
organisateurs. 160 000 ? Certains prennent clairement leurs rêves
pour des réalités et l’on est certainement plus proche des 25 à 30 000,
grand maximum. Le cortège est long mais aussi très clairsemé.
Ce qui
ne relève pas du domaine du fantasme en revanche, c’est le dispositif
policier. Les flics et les CRS sont littéralement partout, bloquant les rues
transversales, montant la garde devant les magasins, voire les entrées
d’immeuble. C’est presque inhabituel et cette présence policière ajoute à la
tension. A peine arrivés à la hauteur de la queue de cortège, nous constatons à
quel point l’ambiance est explosive. Un peu partout au milieu des rangs
clairsemés des manifestants, de petits groupes de trois, quatre ou cinq
personnes évoluent avec rapidité sur le théâtre des opérations, certains tenant
déjà des bâtons improvisés à la main. La jeunesse des participants est notable
ainsi que leur diversité, pour reprendre le mot à la mode. Elle est là la France
« black-blanc-beur », dans la rue, en capuche, en doudoune et,
malheureusement pour les bonnes âmes, elle n’est pas venue chanter du Yannick
Noah ou crier gloire à Zidane. Les pétards explosent un peu partout, les
(rares) journalistes se font traiter de collabos et les slogans sans équivoque
fusent un peu partout : « Mort aux juifs et aux sionistes ! »,
ou la variante « Juifs hors de France ! », voisinent avec
« Hollande Démission !» et « Valls facho ! ». Juché
sur un placard électrique, un type enchaîne les quenelles face à la foule,
visiblement très satisfait. Un peu plus loin des partisans de Dieudonné
brandissent un ananas et se font huer par quelques crânes rasés qui passent
avec un grand drapeau arborant une croix celtique. Il y a un ou deux « macaque ! »
qui volent. L’unité ce n’est quand même pas pour demain et les masques tombent dans
cette ambiance de guerre civile verbale. Il est difficile de ne pas voir
l’antisémitisme virulent qui unit cette partie-là du cortège, il crève les
yeux. D’un côté il y a ceux qui font des « juifs et des sionistes »
les responsables de tous les malheurs de leur communauté opprimée, de l’autre
ceux qui n’ont jamais perdu de vue une vieille tradition politique. Les mots
d’ordre, de l’anti-hollandisme à l’antisionisme, sont suffisamment vagues ou
fumeux pour donner à tout ce beau monde un semblant d’unité mais il y a de quoi
s’y perdre entre dieudonnistes, soraliens, partisans de Civitas, bonnets rouges,
patrons en colère et racailles sur le sentier de la guerre. Même un petit
groupe d’anars tout de noir vêtus avec leur drapeau en berne – que font-ils
là ? Ce sont des Black Blocs qui se sont égarés ou des antifas venus
chercher la baston? – ont l’air d’avoir du mal à s’y retrouver. On dépasse les
bannières du rassemblement du NON et j’ai une pensée pour Renaud Camus :
se demande-t-il au fond ce qu’il est venu faire là lui aussi, avec son Grand
Remplacement et sa misanthropie idéaliste, au beau milieu de cette cour des
miracles ? Moi aussi je me le demande quand je vois encore des excités
crier « mort à la finance et aux juifs ! » Seront-ils donc si
sûrs d’avoir détruit la finance quand ils auront exterminé tous les
juifs ? L’ami qui m’accompagne rappelle la sentence d’August Bebel :
« L’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles. »
Manuel
Valls, je ne sais pas s’il connaît Bebel, a dû plus ou moins penser la même
chose à propos du « Jour de colère » et se dire que quelques
imbéciles lui fourniraient un bon prétexte pour démontrer plus que jamais la
réalité de la menace fasciste en France et la nécessité du bouclage
idéologique. Nous réussissons à prendre un peu d’avance sur le cortège pour
déboucher sur la place Vauban et prendre conscience que tout est organisé pour
former une parfaite souricière. Toutes les grandes avenues qui partent de la
place sont barrées de camions de CRS et de barrières de police. En dépit de ce
présage funeste, la fête continue. Une scène géante a été installée et la sono
vomit pour l’instant du Shakira sur la place détrempée par la pluie. Le tube de
la dernière coupe du monde de football, Waka Waka, résonne à pleins
tubes alors que l’avant-garde des premiers manifestants débouche sur la place.
La France Black-blanc-beur est cette fois bien sortie du bus de Knysna et elle
défile avec l’extrême-droite radicale. Je me demande comment les fins analystes
du Nouvel Observateur ou du Monde vont décortiquer ça.
Dans les quelques
heures qui vont suivre, les orateurs se succéderont à la tribune pendant que
les forces de l’ordre se prépareront à exécuter le « coup de filet
antifasciste » qui plairait tant au ministère de l’intérieur et au
gouvernement. Il y a une chose en tout cas qui ne changera jamais en France,
c’est l’inaptitude complète des flics en civil à se grimer en manifestants. Un
type de quarante ans qui se baguenaude en doudoune et jean délavé, bière à la
main, tout en jetant un coup d’œil plus ou moins discret au bouclage du cordon
de flics sur l’avenue de Breteuil, et en furetant à droite à gauche avec l’air
faussement intéressé, aurait l’air moins repérable avec un sweatshirt
« police nationale ». C’est l’autre constatation du jour d’ailleurs :
cette manifestation est bourrée de flics en civil et d’agents provocateurs dont
le rôle est de chercher la cogne pour faire dérailler l’ensemble. Ils n’auront
pas beaucoup de peine à se donner de toute façon au vu de l’ambiance générale
dans le cortège. Mais « le coup de filet antifasciste » n’aura
finalement servi à attraper que quelques sardines : huit mises en examen
sur plus de deux cent cinquante interpellations. Ce qu’il reste de cette
journée, c’est un pauvre flic blessé gravement après s’être pris un pavé dans
la mâchoire, quelques excités complètement intoxiqués par leur antisionisme
obsessionnel, ou leur antisémitisme, appelons les choses par leur nom, une
procession hétéroclite de « jeunes issus de la diversité » groupés
derrière leur idole, une extrême-droite perdue, elle, dans sa diversité et un
gouvernement trop heureux de pouvoir tirer les marrons du feu. Ce jour-là, la
colère n’aura pas été très bonne conseillère.
Article à retrouver sur Causeur.fr