La mort du
mathématicien et prix Nobel d'économie John Nash le 23 mai 2015 a eu trois
effets directs sur le citoyen lambda. Tout d'abord, l'événement a permis de
reparler de l'actualité de Russell Crowe qui n'en demandait certainement pas
tant à l'approche de l'annonce de la cuvée Palme d'Or cannoise 2015. John Nash a fait l'objet en 1998 d'une biographie
écrite par Sylvia Nasar intitulée Un Homme d'exception (A Beautiful
Mind en V.O.), plus tard adaptée au cinéma avec Crowe dans le rôle du
mathématicien. Deuxièmement, la presse quotidienne nous a instruit sur la place
prépondérante qu'a occupé la schizophrénie du génial défunt au cours sa vie :
son incapacité à supporter une vie de famille classique, l'exil en Europe,
l'envoi de messages cryptiques à ses proches et ses collègues. Enfin, au détour
de ces paragraphes peu pertinents, nous avons appris la mort d'un des
scientifiques les plus influents de son temps, celui qui a su résoudre des
problèmes laissés pour insolvables depuis le XIXe siècle et qui a surtout
développé la théorie des jeux non-coopératifs, dont l'influence s'est étendue
des sciences sociales à la biologie de l'évolution en passant par les processus
décisionnels législatifs.
En 1944,
John von Neumann et Oskar Morgenstern développèrent la « théorie
des jeux » dans un traité publié sous le titre de The Theory of Games
and Economic Behavior, dans lequel il parvient à utiliser les mathématiques
pour résoudre des conflits d'intérêts entre êtres humains. Selon Nash qui a
repris le flambeau de Neumann, la résolution d'un conflit entre deux partis
n'aboutit pas nécessairement à la victoire écrasante de l'un sur l'autre mais
il existe toujours une issue stable, un équilibre rationnel dans lequel les
deux opposants trouvent satisfaction bien qu'ils ne se soient pas concertés au
préalable. Un exemple simple : deux voitures circulant sur une même route mais
dans des directions opposées doivent franchir le même pont. Ce pont de taille
très modeste n'a de place que pour un seul véhicule à la fois. Chacun des
conducteurs est pressé et doit donc choisir l'option qui lui fera perdre le
moins de temps. Si les deux s'aventurent sur le pont simultanément, ils seront
bloqués. Si les deux sont courtois, ils patienteront en vain. Il faut donc que
l'un des deux se décide à avancer et que l'autre attende que la voie soit
libre.
Malgré la
facilité pédagogique évidente perçue à travers un exemple aussi concret, très
peu de journaux (via leurs sites internet) n'ont proposé d'énoncés de ce type,
préférant titrer ce jour-là sur le biopic et poursuivre l'article sur la
maladie mentale et l'accident mortel du couple Nash avec force détails
morbides. La théorie des jeux, souvent évoquée en une phrase sans explication
ne tient pas la comparaison face au tweet de l'ami Russell, 120
caractères emplis d'émotions et de souvenirs... La science n'a de force qu'au
travers d'une tragédie intime et de quelques paillettes.
Comme dans un jeu de rôle, un
Créateur a mal distribué les points d'intelligence et de physique à ses
personnages.
Le
cinéma hollywoodien contemporain n’est pas exempt du même reproche. En adaptant
en 2014 l'autobiographie de Stephen Hawking au cinéma, le réalisateur James
Marsh est allé aussi loin qu'il lui était permis dans sa stratégie d'évitement
du sujet scientifique. Hawking, par-delà ses contributions révolutionnaires
dans le domaine de la physique théorique ou de la cosmologie, est surtout
devenu un personnage de culture populaire. Personnage récurrent évoqué et moqué
dans des séries TV et objet de détournements d'images sur internet, il est
devenu cet handicapé cloué à son fauteuil, au visage rabougri mais surtout à la
voix robotique rigolote. Ajoutez à cela le décor des universités d'Oxbridge,
des histoires de cul en fauteuil roulant ainsi qu'une grande histoire d'amour
au-delà de la tragédie... Stop ! N'en jetez plus, vous avez un scénario. Oui,
mais... Quid du big bang et des trous noirs, en tant qu'origine et fin de notre
univers ? Ne peut-on pas y voir un grand sujet romanesque à adosser au biopic ?
Il n'y a pas la place pour tout cela en 90 minutes de film, c'est évident.
Derrière ce diagnostic de candide, il y a l'amère déception que
des sujets scientifiques majeurs comme ceux découverts et étudiés par les vrais
Nash et Hawking ne parviennent pas à passer le crible du divertissement et du
journalisme non spécialisé, ne serait-ce que par des exemples ou des analogies
aussi simples que les deux voitures et le pont. C'est donc à prendre ou à
laisser. Si vous voulez un film sur une découverte scientifique majeure, il
vaut mieux qu'il y ait une bonne histoire sordide ou une tragédie à la grecque
derrière tout cela ou vous pouvez oublier votre projet. Nash aurait pu appeler
ça un véritable choix de Hobson, c'est-à-dire une situation à deux issues, qui
ne sont pas A ou B mais A ou rien. Take
it or leave it.
Pourtant, il est possible d'envisager une fiction qui utiliserait
la science comme matériau narratif subtil déclenchant une série de péripéties,
mais qui agirait également comme de démocratisation des connaissances
importantes. C'est à cette tâche que s'est attelé le romancier américain
Richard Powers depuis la publication de son premier roman en 1985. Trois ans
plus tard, Powers écrit Le
Dilemme du Prisonnier, dans lequel il raconte l'histoire de la famille
Hobson (tiens donc) articulée autour du père, professeur d'histoire qui doit
changer d'université régulièrement en raison des complications dues à son
cancer incurable. L'onomastique révèle la connivence entre Eddie Hobson le
paternel de l'histoire et Hobbes, l'auteur du Léviathan (1651), pour lequel l'existence
humaine est réduite aux mouvements moteurs internes de l'organisme,
individualistes et matérialistes, toujours en conflit avec autrui. Ce qui
explique le repli du héros sur la cellule familiale puis sur lui-même avant de
fuir vers la seule issue stable : la mort. Le roman est construit autour de
trois intrigues : le père de famille, qui tente de maintenir sa famille au-delà
de ses problèmes de santé et de son déclin inexorable en leur posant toujours
le même problème de logique à l'heure du petit-déjeuner et en se réfugiant dans
les poèmes de Kipling, un contrepoint autobiographique à cette histoire et
l'histoire de Hobstown, un monde fantasmé par le père dans lequel Walt Disney
sauve la population américaine d'origine japonaise en les lançant sur un projet
de film animé épique sur la grande Amérique. Dans cet univers parallèle, le
narrateur tente de résoudre le « dilemme du prisonnier », célèbre exemple
dérivé de la théorie des jeux de Neumann. Ce problème se pose comme tel : deux
personnes sont interrogées séparément pour une histoire de crime qu'ils
auraient commis ensemble. Si A dénonce B et B ne dit rien, A est relâché et B
est condamné à dix années de prison. Si aucun des deux n'avoue, A et B sont
chacun condamnés à deux ans derrière les barreaux. Si A et B avouent, alors ils
passent tous deux huit ans en prison. Que faire : avouer ou se taire ? Coopérer
ou agir seul ?
Dans le roman, un collaborateur de Disney refuse
l'ambitieux projet de Walt visant à créer la fable qui montrera au monde son
ineptie à l'approche de la seconde guerre mondiale et choisit de mourir, de
vivre la barbarie humaine pour « voir ». En refusant de collaborer au
projet, il rend possible dans le désordre l'explosion démographie, la montée en
puissance de conflits locaux partout dans le monde, les camps, la bombe
nucléaire et le désastre environnemental. L'intérêt personnel entre ici en
conflit avec l'intérêt collectif, c'est la mise en échec du Other Fellow, le bon camarade, héros du premier roman
de Powers (Trois Fermiers s'en vont au bal, 1985). Celui-ci parvient
tout au long de son œuvre (onze romans et plusieurs nouvelles) à transformer
ses personnages en allégories de problèmes scientifiques complexes (notamment
dans les domaines de la physique quantique, de la génétique, de l'informatique
ou encore de l'histoire) sans pour autant les déshumaniser, les démettre de
leurs subtilités psychologiques et linguistiques comme la critique littéraire
américaine peut l'avancer à chaque parution d'un nouveau livre de l'auteur. Ce
chemin emprunté par le roman semble être la seule véritable marche à suivre
pour mêler fiction, vérité scientifique et démocratisation des savoirs.
.
J. Nash, le vrai
John
Nash a transformé notre vision de la prise de décision rationnelle en
travaillant dans un cadre théorique appelé le zero-sum game, ou jeu
à somme nulle. Dans un cas comme celui-ci, quand A et B s'affrontent, les gains
de l'un équivalent aux pertes de l'autre. En ce qui concerne notre fiction
contemporaine, il semble qu'au visionnage de A Theory of
Everything (Une Merveilleuse histoire du temps, 2014) et
de A Beautiful Mind, le temps perdu dans de telles niaiseries
dépasse largement le gain de connaissances et le travail créatif. Entre le
producteur et le spectateur du film, le choix sans concertation a abouti à la
défaite cuisante du dernier. Pour une issue satisfaisante pour tous, on
retentera notre chance.
Ouvrages cités :
· Hawking, Stephen. Une belle histoire du temps,
trad. L. Mlodinow, Flammarion, 2005.
· Hobbes, Thomas. Léviathan. Traité de la manière, de
la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil, 1ère éd. 1651, Folio, 2000.
· Nasar, Sylvia. Un Homme d'exception, trad. W. O. Desmond, Calmann-Lévy, 2001
· Neumann, John von et Morgenstern,
Oskar. The Theory of Games and
Economic Behavior, Princeton University Press, 1944.
· Powers, Richard. Le Dilemme du Prisonnier, trad.
J.-Y. Pellegrin, Le Cherche Midi, 2013.
· Powers, Richard. Trois fermiers s'en vont au bal,
trad. J.-Y. Pellegrin, Le Cherche Midi, 2004.
Films cités :
· Howard, Ron. Un Homme d'exception, 2002.
· Marsh, James. Une merveilleuse histoire du temps,
2014
Travaux de
John Nash :
·
« Equilibrium Points in N-person Games », in Proceedings
of the National Academy of Sciences (1950).
· « The Bargaining Problem »
in Econometrica (avril 1950).
· « Two-person Cooperative
Games » in Econometrica (janvier 1953).