Il était
peut-être un peu excessif, de la part des quelques manifestants réunis sur la
place de la République autour de Jean-Luc Mélenchon dimanche soir, de se
réjouir aussi visiblement de la victoire massive du "non" au
référendum grec. Après tout, ce résultat, nous ont répété à l'envi les leaders
de l'Union Européenne, ainsi que bon nombre d'éditorialistes, plonge la Grèce,
l'Europe toute entière peut-être, dans l'inconnu.
Les dirigeants
européens se sont-ils tant appliqués à prémunir l'Union des conséquences
néfastes des consultations populaires qu'il nous faille désormais être
terrifiés par ce référendum imprévu ? Depuis l'effondrement du mur de Berlin et
du communisme soviétique, l'Europe progressivement réunifiée semble s'être
ingéniée à substituer à la chape de plomb de la guerre froide la douce camisole
de la technocratie bruxelloise. C'est toute une classe politique qui en France
a construit, de la gauche à la droite, sa légitimité sur la défense de l'Europe
maastrichtienne. Les réactions outrées des représentants politiques suffisent à
convaincre que ce n'était pas seulement, avec le référendum de dimanche, la
survie de l'économie grecque qui se jouait mais bien également celle d'un personnel
politique dont la survie dépend de celle de l'Union
européenne. Ce n'est pas un séisme économique qui menace l'Europe après la
victoire du "non", c'est avant tout la remise en cause de vingt
années de construction supranationale, vécues de plus en
plus par les peuples européens comme un déni de démocratie.
Le traité de
Nice, signé en 2001, avait déjà montré la propension des
décideurs européens à ignorer avec superbe la notion de consultation populaire
puisque les Irlandais l'avaient rejeté par voie de référendum, avant d’être
appelés à voter à nouveau en 2002. L’échec de la
constitution européenne en 2005 avait plus durement encore posé
la question de la légitimité des institutions puisque le texte fut rejeté par
voie référendaire en France (54,67% de "non", 69,37% de
participation) et au Pays-Bas (61,6% de "non", 62,8% de
participation) avant d'être remplacé par un traité modificatif adopté par le
Conseil européen de Lisbonne le 19 octobre 2007. Le 12 juin 2008, le nouveau
traité fut encore rejeté par 53,4% des Irlandais (la constitution rendant
obligatoire cette consultation) qui s'inclinèrent finalement seize mois plus
tard en approuvant le traité après avoir subi une intense campagne de
communication financée notamment par les grandes entreprises implantées dans le
pays comme Intel, Microsoft ou Ryanair.
Il est peu
étonnant dès lors que la décision d'Alexis Tsipras de soumettre au référendum
les propositions des créanciers de la Grèce ait suscité à nouveau l'ire des
dirigeants européens et de quelques personnalités en vue. Laurence Parisot et
quelques autres n'ont pas hésité à faire du gouvernement grec un cheval de
troie du néonazisme, l'ancienne patronne du MEDEF allant même jusqu'à affirmer
sur son compte twitter: "est-ce que tout le monde a bien compris que le
'non' était soutenu par Aube Dorée?" Nicolas Sarkozy, saisissant une
nouvelle occasion de revenir sur le devant de la scène, ne mâchait pas non plus
ses mots, dénonçant "l'invraisemblable
complaisance médiatique dont bénéficie ce gouvernement grec, composé de
ministres d'extrême gauche alliés à des ministres d'extrême droite."
L'ex-hyperprésident en a d'ailleurs tellement rajouté dans la vitupération
qu'il a même réussi à faire sortir de ses gonds Jean-François Cambadélis qui a
fini par le traiter d' "agité du bocal". Ambiance.
Il
serait très prématuré de gloser dès maintenant sur les conséquences du vote
grec. Aléxis Tsipras a joué gros mais il a joué habilement, remettant au peuple
grec la responsabilité de la décision qui devait le sortir ou non de l'impasse
des négociations. En dépit de tous les sondages et des pronostics
journalistiques, l'écrasante victoire du 'non' donne au premier ministre grec
quelques solides arguments à la table des négociations. En conséquence, les
différents partisans des positions exigeantes de la troïka et de la
"vertueuse" Allemagne n'en finissent pas de s'étrangler d'indignation
face à la victoire de Tsipras le bolchévico-nazi tandis que le camp disparate
des opposants de 'L'Europe de la finance' l'ont adoubé chevalier de
l'antilibéralisme.
Ce
dernier slogan ne signifie pas non plus grand-chose tant le terme de
libéralisme échappe à toute définition dans le contexte français. Assez
justement, le philosophe Peter Sloterdijk en donne, dans son dernier ouvrage, paru
en traduction française en 2015, une autre explication :
"Ceux que l'on nommait les "libéraux" et, par conséquent, ce que
l'on appelait l' "ordre libéral", provenaient d'une école de pensée
socio-économique fribourgeoise. Celle-ci préconisait la réglementation
de l'économie par l'Etat. Il s'agissait de prescrire la liberté dans le cadre
de la loi et des normes juridiques de l'Etat. Or curieusement, et par une sorte
de 'ruse de la raison' historique, la signification originale de ces termes
s'est renversée, ils se sont mis à désigner tout le contraire de ce qu'ils
devaient exprimer."[1]
Voilà qui nous amène à un paradoxe. Les créanciers de la Grèce, que l'on range
indistinctement dans le camp du 'libéralisme', accusent la Grèce d'avoir laissé
filer ses dépenses publiques, de favoriser l'évasion fiscale et de dilapider
l'aide financière. En conséquence, ces créanciers libéraux réclament l'aide du
supra-Etat européen pour faire rembourser la Grèce.
A
l'opposé, les Grecs qui ont voté 'non' à 61,3% ce dimanche rejettent un système dans lequel l'allègement fiscal a fait
systématiquement partie des recommandations du FMI, où les gouvernements
successifs furent encouragés à répondre à la dette par l'emprunt et le recours
aux créances douteuses, à des taux d'intérêt représentant trois à quatre fois
le taux de croissance du pays, et dans lequel, la précieuse aide financière
allouée par le FMI ou l'Union européenne servait principalement à renflouer des
banques privées – allemandes notamment – qui continuaient à prêter de l'argent
à des taux extravagants à l'Etat grec tout en profitant avec bonheur des
remboursements publics. On notera au passage que, dans un pays où, comme le
note l'OCDE[2],
le vieillissement accentué de la population fait peser sur les dépenses
publiques un poids particulièrement lourd, celles-ci représentent une part
moins importante du PIB qu'en Allemagne ou en France.
Selon
la définition donnée par Peter Sloterdijk, les Grecs seraient donc finalement
plutôt libéraux. C'est-à dire des gens qui réclament une réglementation raisonnable
de l'économie par l'Etat et pas une extravaganza financière qui s'est
poursuivie jusqu'au jour où l'arrivée d'un gouvernement d'extrême-gauche au
pouvoir a poussé soudain la troïka européenne à vouloir sonner brutalement la
fin de la récré... D'ailleurs, fait étrange pour un gouvernement dénoncé à la
fois comme d'extrême-gauche et d'extrême-droite, Alexis Tsipras avait fait
savoir en février 2015 qu'il souhaitait que la très libérale OCDE devienne le
nouveau prescripteur des réformes d'Athènes, plutôt que le FMI, c'est-à dire
que les conseilleurs ne soient plus seulement les payeurs. Bizarre tout de même
pour un type que tout le monde traite de flibustier rouge depuis une semaine...
Ce
même flibustier a d'ailleurs confirmé son impolitesse en reprochant à
l'Allemagne elle-même de n'avoir jamais remboursé ses propres dettes à ses
partenaires européens. C'est vrai, l'accord de Londres signé le 27 février 1953
a permis à la République fédérale d'effacer 62% de sa colossale dette d'avant
et d'après guerre et de ne pas consacrer plus d'un vingtième de ses revenus
d'exportation au paiement de cette dette (soit un rapport service de la
dette/revenus de 5%. Dans le cas grec, il atteignait près de 40%...). Autre
temps, autres moeurs...En 1953, en pleine guerre froide, il s'agissait de
relever rapidement une Europe occidentale et méditerrannéenne que le plan
Marshall venait de sauver des griffes staliniennes. On ne regardait alors pas à la dépense pour
reconstruire une Europe qui tendrait à prouver par un retour rapide à la
prospérité que "nous" valions
mieux que "eux". Les choses ont changé aujourd'hui, et tous les
efforts de ces derniers jours n'ont pas réussi à démontrer aux Grecs que le
"non" valait moins que le "oui". Voilà la petite Grèce
embarquée dans une odyssée impossible, engagée à la fois sur la voie du défaut
de paiement et de la banqueroute et démontrant en même temps à ses partenaires
de galère européenne que l'on peut encore préférer la bravade démocratique à la
mort lente par asphyxie sous protectorat économique. L'Union européenne peut
désormais craindre que l'exemple grec ne démontre soudain à quel point le lien
qui unit à l'heure actuelle 28 pays peut être fragile, pour avoir toujours
privilégié la comptabilité à l'acte fondateur. Comme le rappelait, il y a vingt
ans exactement, Philippe Delmas dans Le Bel Avenir de la Guerre:
"L'intégration et l'ordre politique ne sont pas des phénomènes de même
nature. L'une relève de l'organisation et de l'intérêt, l'autre de l'intime conviction
et du sentiment. C'est pourquoi l'organisation et les crises peuvent croître
ensemble."[3]
L'intime conviction des Grecs semblait être dimanche que l'organisation
actuelle se maintient vaille que vaille contre leur intérêt. On espère pour eux
qu'ils aient fait le bon calcul et que le prénom de leur nouveau ministre des
finances leur portera bonheur: Euclide, c'est de bon augure...
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