Gustave revient sous les traits de Jacques Weber depuis le 16 juin
2015 au théâtre de l’Atelier. La pièce, montée il y a vingt ans, en 1996, par
Arnaud Bedouet et Jacques Weber, a été reprise en 2008, puis l’an dernier,
avant d’être proposée à nouveau cet été, jusqu’au 25 juillet sur la scène du
théâtre de l’Atelier, avec une mise en scène de Christine Weber. Pièce ?
Un monologue d’une heure trente plutôt, porté par la stature imposante de Jacques
Weber qui offre à la correspondance de Flaubert un gueuloir à la mesure du
grand Gustave. Seule la présence d’un auditeur silencieux – Eugène, homme à
tout faire fictif et résigné, interprété par Philippe Dupont – donne à cette
lecture qui n’en est pas tout à fait une l’allure d’une conversation. Encore la
conversation s’avère-t-elle anémique. Pendant près de deux heures, Eugène le
domestique, las et accablé, prête une oreille compatissante aux éructations de
l’écrivain reclus dans son exil normand. Saluons la performance de Philippe
Dupont qui parvient à donner silencieusement la réplique à ce Gustave wébérien
occupant tout l’espace et ne prononçant, pendant toute la durée de la
représentation, qu’un seul mot, mais non des moindres : « Abricots »,
deuxième entrée du Dictionnaire des idées reçues, invariablement suivi
dans toute conversation de bon aloi de « Nous n'en aurons pas encore cette
année. »
Le Flaubert que donne à
entendre Jacques Weber est celui, librement inspiré, des lettres échangées par
Flaubert avec Louise Colet et quelques autres (des proches comme Ernest
Chevalier ou Louis Bouilhet, ou encore la mère de Flaubert). « Une masse
de facéties, pour reprendre les termes d’une lettre envoyée en 1840 à son ami
Ernest Chevalier, de dévergondage, d'emportement, le tout pêle-mêle, en
fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble
et que la conversation va, court, gambade : que la verve vient, que le rire
éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu'on se roule au fond du
cabriolet. » Le style est bien là pourtant, il éclate, il tonne, il tance,
il éructe, fustige, gifle, emporte tout et n’épargne rien ni personne et
surtout pas les femmes, pour commencer, auxquelles Gustave pense tout le temps
mais à qui il reproche leur passion envahissante, comme Flaubert le reprochait
à Louise Colet en, lui écrivant de sa retraite, en 1847 : « Tu
veux savoir si je t’aime ? Eh bien, autant que je peux aimer, oui ;
c’est-à-dire que, pour moi, l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais
la seconde. C’est un lit où l’on met son coeur pour le détendre. Or, on ne
reste pas couché toute la journée. Toi, tu en fais un tambour pour régler le
pas de l’existence ! »
Le Gustave sur lequel
s’ouvre le rideau du théâtre de l’Atelier est un Flaubert éconduit par cette
Louise qu’il a aimée mais à laquelle il avoue qu’il ne peut consacrer toute son
existence puisqu’il a choisi « d’entrer en littérature » comme on
entre au couvent. «Que veux-tu que j’y fasse ? Que je vienne à Paris tous les
mois ? Je ne le peux pas », annonce-t-il à la malheureuse qui se lamente.
Gustave lui-même se lamente beaucoup, sans affectation, sans les poses
maniérées des faiseurs qu’il abhorre mais toujours avec excès. Ce Gustave-là
est un égoïste qui s’assume, un asocial qui se revendique et un goujat qui s’expose.
« J’estime autant un forçat que moi, autant les vierges que les catins et
les chiens que les hommes. À part ces idées un peu drôles, je suis comme tout
le monde. »
Oreilles chastes, esprits
raffinés à la sensibilité exquise, poètes amoureux de vos langueurs
morbides : fuyez ! Ici on ne verse pas de larmes amères, on
beugle ; on n’éprouve pas de délicieux tourments mais on saigne, on boit
trop et on crie ; on ne tombe pas en pamoison mais on révère la
concupiscence et les putains ! Lamartine en sort assassiné, et avec lui
toute la cohorte des rimailleurs qui « en contemplant leur pot de chambre
s’imaginent voir des lacs », invoquant le Panthéon, les Grecs et les
Romains en se drapant dans une couverture. Musset survit à peine à
l’éreintement : « ce fut un brave garçon pas très inspiré », lui
accorde Gustave, juché sur une chaise, s’imaginant délivrer son oraison funèbre
en entrant à l’Académie. Il faut dénigrer l’Académie, dit en effet le Flaubert
du Dictionnaire des idées reçues « mais tâcher d'en faire partie si
on peut. » Pourquoi donc ? Pour prononcer un discours à faire
trembler ses murs pardi ! tonne Gustave. Le seul auquel le reclus
tonitruant rend un véritable hommage est Victor Hugo, le « grand
crocodile » auquel Flaubert vouait une admiration sans borne.
En attendant de faire
trembler les murs de l’Académie, le Gustave de Weber fait trembler ceux du
théâtre de l’Atelier et du décor de la maison du Croisset, où Flaubert s’était
établi à partir de 1846. Le Flaubert de Weber est celui qui a « fait le
pari de tout dire », de ses voyages en Orient jusqu’à ses expéditions au
bordel. Tout y passe donc : les relations entre les femmes et les hommes,
la prétention et la bêtise bourgeoise, mais aussi celle des artistes et des
faux poètes. Les puristes pourront regretter la liberté prise quelquefois avec
le texte, les raccords acrobatiques entre les correspondances et le reste de l’œuvre
mais le texte demeure, somptueux, incandescent, servi par un Weber qui arpente
la scène comme un ours en furie. On pourra regretter peut-être que certains
passages aient été transformés, comme celui de l’enterrement de Mme Pouchet, où
Flaubert se rendit en réalité et où il fit l’expérience une fois de plus du
véritable grotesque qui lui inspira peut-être le Homais de Madame Bovary :
« j'en ai été accablé à l'enterrement de Mme Pouchet, écrivait-il à Louise
Colet en 1853. Décidément le bon Dieu est romantique ; il mêle continuellement
les deux genres. Pendant que je regardais ce pauvre Pouchet qui se tordait
debout comme un roseau au vent, sais-tu ce que j'avais à côté de moi ? Un
monsieur qui m'interrogeait sur mon voyage : "Y a-t-il des musées en
Égypte ? Quel est l'état des bibliothèques publiques ?" »
L’omission est bénigne et l’interprétation
de Weber et la mise en scène restituent sans la trahir toute la force du verbe
flaubertien. Vingt ans après la première mise en scène, les années donnent même
à Weber une stature qui convient mieux encore à ce Gustave volcanique. Flaubert fustigeait il y a un siècle et demi
le bourgeois conformiste confit dans l’esthétisme pédant, il exécute
aujourd’hui le moderne repu de subversion tranquille et de transgression
convenue.
Première : 16/06/15
Dernière : 25/07/15
Mise en scène : Christine WEBER
Distribution : Jacques WEBER, Philippe DUPONT
Guichet : Atelier 1 place Charles Dullin 75018
PARIS
Tél. location :
01.46.06.49.24
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