Quel point
commun y-a-t-il entre Maurice Barrès, Jean-Edern Hallier et Romain Gary[1]
si ce n’est que la trame de leur roman personnel donne vie au « culte du
Moi » dont chacun organise à sa manière la liturgie, la pompe et le
cérémonial ? D’une biographie à l’autre, l’écrivain Sarah Vajda a tracé le
trait d’union entre ces trois écritures du Moi et ces trois moments
particuliers de la culture française, en commençant par Barrès, l’anarchiste
irréconciliable du roman national et l’amant littéraire d’Anna de Noailles,
puis Jean-Edern Hallier, mythomane, idiot international, provocateur
opportuniste, et enfin Romain Gary, mystificateur, compagnon de la
Libération et menteur de génie. La rencontre avec De Gaulle, « l’homme qui
fut la France », unit Gary à la hautaine figure de Barrès passé du
« culte du Moi » au « culte des Morts », qui se fait lui
aussi dans ses Cahiers, « une certaine idée » de la France. De
Gaulle donna vie au songe creux barrésien de l'Appel au soldat. Barrès, affabulant
le boulangisme, inventa la syntaxe vide du gaullisme et préfigura le roman
national gaullien auquel Gary prêta un hommage vibrant. Hallier, quant à lui, a
presque quelque chose du Mangeclous de Cohen, « Lord High Life et sultan
des tousseurs et haut-de-forme et bey des menteurs et parole d’honneur et
presqu’avocat »; pervers dont les larmes sèches ne s'adressaient qu'au
misérable enfant qui ne parvint jamais à grandir. Tous, dans leurs grandeurs et
leurs mensonges, ont réinventé le roman d’une existence en ajoutant un
chapitre terrible ou improbable au roman de la nation. Mais qu’importent le
bluff et l’esbroufe ! La littérature préfère les grands menteurs aux
petits comptables.
Un
pays ne se survit que par la littérature. L’épopée seule –prétentieuse,
mesquine, vaine
ou immense – a droit de Cité dans le roman, territoire du créé où la fiction
patiemment démêle le vrai du faux. Mensonge - 'duperie nécessaire',
aurait dit Sieyès - qui fait se dresser les nations et avancer les hommes. Comme
dans le théâtre révolutionnaire de Sylvain Maréchal, l’histoire est un volcan
dont les convulsions et les colères brûlantes emportent tout à la fin. Les
romans de Sarah Vajda, d’Amnésie à L’An Dernier à Jérusalem,
célèbrent le lien indéfectible qui s’établit entre la littérature, école de rêve
et de lucidité et le lyrisme souvent mensonger du roman national, d’une nation
à l’autre.
Le premier des textes que Sarah Vajda a
bien voulu confier à Idiocratie raconte l’histoire de l’Amérique des rednecks et
des interminables horizons, celle rêvée par Gary et celle à laquelle il faut,
en France, systématiquement accoler, dans une nouvelle édition du Dictionnaire
des idées reçues, l’adjectif « réactionnaire ». Derrière cette
image des Yankees vue d’Epinal, il y a une autre Amérique, celle, vivante,
réelle, qui a partagé la tragédie européenne quelque part entre 1941 et 1945,
et celle qui, comme la vieille Europe, perd pied face à la tragédie plus
moderne, qui se joue dans les décors haïssables de l’hygiénisme de Sunset
Boulevard ou sur les scènes en carton-pâte de Las Vegas. On quittera par la suite les rivages de cette Amérique trop rutilante pour retourner en Europe et dans le passé, à l'heure de Maastrichit et de la construction européenne, avant de traverser de nouveau la mer pour une digression hiérosolymite et un regard sur l'Israël et le Liban de Richard Millet.
Bonne lecture.
Un été
américain.
Un dancefloor en forêt.
Nous
n'aurons que quinze jours pour tailler la route et nous avons promis à notre
adolescente d'aller voir Vegas et L.A., en conséquence nous choisissons
d'ignorer la doxa et prenons un
billet pour Dallas, résolus à ignorer la texanophobie ambiante, ce concerto
sans fausse note qui tient le coup sur papier. Seulement sur papier. En effet,
comment songer sans dégoût à un état assez barbare pour exercer un prétendu
« droit » de donner la mort à l'encontre d'un handicapé mental
avéré ? Ces gens poursuivent la
politique de ségrégation voire d'extermination du Klan par tous les
moyens légaux ; sadiques, ils poussent encore la perversité jusqu'à
contraindre toute candidate à l'IVG à subir une échographie, à contempler le
film avant liquidation de l'avorton ! Racistes, fascistes... À l'envi, les
invectives pleuvent.Vus d'ici, royaume de sainte Différence, les Texans font
figures de beaufs en goguette à la fête des BBR, de DJ métalleux obèses et
boutonneux qui écoutent, nostalgiques du grand Reich, Laïbach au premier degré
et lisent Lolita scripto sensu comme
un pamphlet anti-américain. Au mieux, ces gens-là sont des brutes. Parcourir le
Texas équivaudrait à rencontrer une
dystopie réalisée. La liste scélérate croît à proportion de l'horreur
économique. Un mot résume la chose : c'est la patrie des Bush, ces
monstres qui du 11 septembre firent, bienheureuse providence, une nuit de
cristal afin de justifier l'extermination des musulmans. Plus méchant que le
« petit caporal de Bohème lui-même », l'État criminel décline
l'amour de Dieu à tous les modes. Hypocrite, il repeint ses méfaits au sang de
Christ-roi. À chaque pas, il nous faut,
excédés d'encens et de chants, buter sur une église des premiers ou des
derniers jours, toutes ou presque, crime suprême, amies d'Israël, et toutes à
la parade les jours de « gay
shame » ! Shame on you,
Texas. Abhorré, tu survis, désert de sable et de pétrole ; obsolètes, tes
cow-boys sont fatigués, tes Indiens en carte se doivent se visiter. L'horreur à
nu. Au vif de l'injustice. À chaque village, chaque quartier, à tous lieux sa
chapelle, de carton pâte dorée, dialogue avec un champ de pétrole. Vue d'ici,
l'ombre médiévale à nouveau étend sa ténèbre sur l'irréel pays où à l'infini
parmi les blés et la luzerne des puits
d'or noir fleurissent, comme de maigres insectes qui dominent la plaine. Dallas, le feuilleton, a propagé le
stéréotype et le Texas demeure un des États où le minimum social est le plus
bas d'Amérique. Anti-social, il est aussi anti-gay, Le
secret de Brokeback Mountain le crie ; le Texas est terre
d'arriération mentale. Ce ne sont ni les Frères Cohen en y tournant et Blood simple et No country for old men ni Killer
Joe de William Friedkin qui nous feront changer d'avis. Aktion T4 requise ! En Amérique,
hors de New York et de certains campus, point de salut !
Les Texans ont si bien intériorisé le discours
de leurs ennemis qu'ils n'ont pas manqué de nous demander, tous sans exception,
What are you doing here ? Là-bas
et seulement là-bas, nous n'avons pas eu l'air de touristes mais
d'expatriés...
Pourquoi
pas ? Si j'avais un éditeur, j'y poserais bien ma valise, histoire d'en
rapporter sinon un roman du moins des
brassées de choses vues. Rhizomes à gogo. L'Amérique semble terre allochtone,
ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, et l'Europe, si loin, si près,
rêve familier et tout à la fois étranger... Avec l'âge, un désamour pour ma
terre natale m'est venu. À mon tour de vaguer plein ouest. Vers l'infini et au-delà.
J'y suis. Epochè, suspension du
jugement. Voyage, voyage...
l'occasion de tordre le cou à l'arrogance du préjugé et de revenir à la cuisine
paléolithique du cher Delteil.
Amateurs de
la route 66, s'abstenir. Je ne vais pas
là-bas, comme nos vendeurs de fringues, de bijoux ou nos maroquiniers branchés,
quérir l'inspiration en ces terres reculées, pas davantage contempler les
camions même si, horresco referons,
une bonne part de la mode - swag,
post-cool or red carpet - vient de là et que la magnificence des trucks on the road night and day fait
exulter en moi l'adolescente qui dévorait naguère Vol de nuit, montait sur l'Ancre
de Miséricorde et abordait, hardie, tous les galions et toutes les frégates de toutes les mers lointaines.
Non, je vais au Texas comme je marche dans les cimetières de France, en
barrésienne gaullienne que la question sociale taraude et sur ma lyre où il
manque une corde, je chante, inlassable, le motif de sympathie, l'antienne de
l'homme qui ne se souvient que des moments heureux en terre de détresse où il
devra souffrir.
Le hasard,
enfin non pas le hasard mais le goût de ma fille pour la musique, nous conduit
à Luckenbach. Pas tout de suite. Un tel endroit se mérite et nous mettrons plus
de trois heures à le découvrir, quoiqu'il ne fût pas éloigné de plus de six
kilomètres de notre point de départ. Niché en pleine forêt, tel que surgit
naguère la noce interrompue, au domaine mystérieux où le Grand Meaulnes vit Yvonne de Galais pour la
première fois, Luckenbach nous attendait, que nous ne trouvions pas. La vieille
parpaillote bénévole de l'office du tourisme de Fredericksburg avait guidé nos
pas vers une ville fantôme. En cette saison, concerts de country tous les jours
de cinq heures P.M. à minuit. Luckenback, lieu-dit, un bureau de poste dont les
portes ont fermé le 30 avril 1971 – son code postal (78647) retiré du circuit – ,
un magasin général, surtout une salle de bal en bois dressée à couvert
en pleine nature, parquet lisse où il me semble voir danser Natalie Wood – captive
aux yeux clairs – au bras de John Wayne, frondant le regard des honnêtes
femmes. En un instant, je me souviens
des films de Ford, de la Temple dans Elle
portait un ruban jaune, de Maureen O'Hara au bras de l'Irlandais... La vallée n'a jamais cessé d'être
verte. Nous ne sommes qu'à quelques mails de Fort Alamo, quelques encablures de
l'Arizona, tant il est vrai que là-bas l'horizon plus vaste comble mieux nos
appétits. La douceur du « déjà vu » toujours entraîne le voyageur à
aimer l'Amérique. Ces vieillards en chapeau de cow-boys prennent vite des
allures de figurants et « roses pourpres du Caire », nous voilà emportés. L'écran s'écarte pour
nous faire une place. Étant venus un jour de semaine, la salle de bal
est vide. Promis, nous reviendrons danser à Luckenbach et mon amour, tu auras
le visage de Richard Widmark dans Les
Deux cavaliers... Foin de la guinguette à Gégé et de la rue de Lappe au
temps joyeux, ma génération a reconnu Corneille, rivée devant des westerns.
Oui, j'ai su à l'avance Eschyle, le
procès qui permet l’avènement de la démocratie devant L'Homme qui tua Liberty Valance et l'impossible cas de conscience
de l'officier devant les poings serrés du vieux John Wayne, forcé à l'attaque
d'un fort par un jeune crétin de West Point descendu. Solitude non pas d'un
champ de coton mais d'un fortin défait. Alentour, le concert. Air connu. La chanson
parle du garçon monté à la ville, de la fiancée laissée au pays, mariée
en son absence, du soir qui tombe sur
les vergers et les vignes, de conscription, de guerre et de combats
perdus. Au bar, je commande deux bières, que voulez-vous,
deux Texanes. What are you doing here ?
Non, je ne suis pas journaliste, critique musicale à Technikart ou à Standart,
je n'écris même pas dans Causette,
une vraie quiche, je ne suis personne, juste un amateur d'âmes, venue pour
voir. En gratitude, pour cette soirée unique entre les soirs.
Assise sur un banc de bois, Brigitte London
chante. Visage lumineux, yeux verts, crinière fauve, elle chante ses racines. Elle
chante ce dont ici nous avons honte, l'ordinaire, et elle le célèbre d'une voix pleine et
rauque. D'un cœur entier. Peu de
spectateurs. Dix au nombre. Et quels spectateurs ! Aucune tribu à la mode.
Amoureux du look, repassez. Ici, la guinguette a ouvert ses volets, les pauvres
sont de sortie. Sur un arbre perchés, des chats et des poules. Je ne suis
certes pas rat des champs mais je n'avais de ma vie jamais contemplé un tel
tableau. Motif de sympathie. À côté de nous, un jeune couple. Leur fils, Andrew, souffre de progéria. Ici, ni les
vieillards ni les handicapés – faute de sécurité sociale sans doute – ne
vivent, heureux, entre eux, à l'abri des rumeurs du monde, sans déranger,
hideux tableau, les braves gens, les belles personnes. L'enfant frappe des
mains et chantonne d'une voix frêle mais juste les très vieilles mélodies. Deux
grosses filles réclament une chanson d'amour, la London s'y colle et les invite à reprendre le refrain. En
filigrane, le film de leur vie, les dizaines de garçons dont elles n'ont obtenu
que la faveur d'une danse et une bonne dose de mépris. Dieu vomit les laides,
qui pour seule consolation n'auront qu'un refrain de jukebox. Les filles
entourent Andrew et chantent avec lui. Le père nous demande de le prendre en
photo avec sa famille. Il est professeur d'histoire au collège, à Bâton-Rouge,
Louisiane, la ville où Ignatius, le
héros de La Conjuration des imbéciles, relit
Hildegarde de Bingen et réclame à l'incendiaire Myrna le salut contre un
internement arbitraire pour crime d'intelligence. Cet homme se fiche que nous
soyons Parisiens. S'il vient un jour en France, ce sera pour se rendre à Verdun. Nous évoquons le
paysage après la bataille, les vertes collines, que des millions d'obus, tombés sans discontinuer
quatre ans durant sur la plaine lorraine, ont façonné de fer et de sang, la
terre soudée d'eau et de larmes mêlées, Américains, Canadiens, Australiens,
Européens... Seule manquait à l'appel la Russie communiste.
Terrible
monde que le nôtre, monde du mensonge déconcertant. D'autres ombres bercées par
la douce guitare envahissent le bal. En tête, vient Thorez le déserteur,
talonné par le fantôme de Nizan, lâché par ses camarades que suivent les
lémures des cent-mille fusillés ; pâle simulacre, Sartre paraît au Café de
Flore ; et descendus de Belleville, le zombie de la môme Piaf guidé
par Maurice Chevalier braillant les
Gars de Ménilmontant toujours remontant... tentent devant un parterre
d'ombres vert-de-gris, maladroits, d'assourdir la voix de la Baker, saluant nos boys à Londres. De quel droit haïssons-nous
les Américains ? Quel snobisme nous pousse à mépriser les ploucs, les
pedzouilles ? Comment osons-nous retrancher une famille parmi les familles
spirituelles de la France ? La solitude comme à l'accoutumée effraie mon
âme quand je songe que nous devrons rentrer au pays de l'excellence, au lieu de
demeurer à l'ombre d'un dancefloor en forêt.
Sarah Vajda.
[1]Personnalités
qui, chacune, sont passées entre les mailles de l’écriture de Sarah Vajda pour
trois biographies exemplaires : Maurice Barrès (Flammarion, 2000), Jean-Edern
Hallier, l’impossible biographie (Flammarion, 2003) et Gary & co
(Infoilo éditions, 2008).
Ah là on touche au sublime, aux oubliettes les grincheux, les marquis à l'amende, à nous emphases et rêveries douces, ça c'est de la peinture, on s'enlève, on danse! A quatre mains et quatre pieds, à nous le soleil, les yeux à la renverse, merci les artistes et à bientôt sûr! (petite singerie célinienne vous l'aurez compris) je me cache derrière son talent, et le vôtre...A bientôt
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