Un été américain (suite et fin)
Dinners.
Dans le
plus humble des restaurants populaires d'Amérique, vous devez attendre qu'un
serveur vous installe. C'est là que l'Amérique redevient cette vaste table où
s'abreuvent ceux qui ont soif et sont rassasiés ceux qui ont faim. Sourire et
sympathie aux fontaines à sodas, aux comptoirs des US gargotes, surprise de
vous y rencontrer, Parisiens, tellement différents. Les pauvres n'y sont obèses
que de venir de terres où ils manquaient
de tout et de découvrir l’opulence soudaine d'une table ouverte, presque
offerte. Au Texas, j'ai fumé dans des bars, bu du thé glacé et au moment de
payer, reçu un sourire en partage : « Vous n'avez pas
mangé : it's free. »
Melting-pot.
Au
Texas, j'ai vu des Latinos heureux, des péons partageant un spectacle de rodéo
avec des natifs. D'un côté, l'autre de la frontière, les vaches se capturent
avec les même lassos et les jeunes garçons se plaisent à tenter de dompter les
mêmes chevaux sauvages. J'ai fait halte à Pécos et dormi à l'Ouest du Pécos.
Pas un hôtel, pas un café sur plus de deux cents kilomètres. À Pécos, j'ai vu
des vaches ridiculiser des cow-boys fringants et j'ai hurlé avec la foule quand
l'une d'elles, triomphe de la jeunesse, se prenait enfin au lasso. J'ai vu des
cavalières, fières jeunes filles, filer comme l'éclair entre des obstacles dans leurs tenue d'or et d'azur et des garçons tenir plus d'une minute sur le
dos d'un devil, taureau ou cheval. Je
sais à présent ce que signifie OK Corral. Cela signifie « Prêt ? ». Je
suis aussi allée à Tombstone, Arizona, sur les traces de Victor Mature, le Doc
Holiday de la version de Ford, My Darling Clementine... Val Kilmer était
excellent lui aussi dans la version de 1993, mais l'émotion moindre, la faute à
la couleur sans doute. Évidemment, l'endroit était grotesque. Aucun moyen
d'éviter le saloon de pacotille où de vieilles serveuses en guêpières et des cow-boys de dixième zone jouaient les
figurants. Mais bon, je peux dire que mes pas ont foulé la poussière où
passèrent les frères Arp, offrant au bien commun leur sueur et leur vie pour
qu'en dépit de tout naisse une nation.
J'ai vu dans une arène des soucheux et des latinos, debout sous le soleil, têtes nues, chapeau
sur le cœur, entonner d'une seule voix l'hymne américain, ce n'était pas à
Woodstock, aucune saturation des basses ni distorsions des sons, seulement en
2012 à Pécos, Texas, le chant des pauvres gens, heureux dans leur misère de se
sentir encore one of them, quelqu'un,
poussières d'étoiles sur une bannière. Vue d'ici, la chose donne à sourire,
quand aucun de nos athlètes ne chante plus La
Marseillaise. Que voulez-vous ? Ici, même nos têtes pensantes en contestent qui les
paroles, qui le jacobinisme, qui le souvenir martial qui présida à sa
composition, tandis que le pays se meurt sans que personne ne songe à troubler
son agonie. Peuple trop impatient de le livrer, entier, à la diversité, à la
confusion ou au parti de ceux pour qui un Empereur, un Président, né en France
de parents étrangers, demeure l'incarnation du métèque, du diable.
Californie.
En
Californie, tout sourire avait fui, la faute à la Modernité, le modèle européen
a triomphé. À L.A., j'ai vu le gay Marais, ses drapeaux arcs-en-ciel, des
femmes anorexiques et solitaires baladant leur chien, des restaurants où l'on
picore pour trente dollars au lieu de quatre une nourriture saine, bio et
allégée, une nourriture de postulants à la haute gloire d'immortels. En
Californie, foin du culte des âmes, seul le culte du corps. À la tombée du jour
sur Sunset Boulevard éclatant de splendeur, à profusion, des atomes, misérables
avatars humains, footinguent, et vers quelque endroit que l'on lève les yeux, ce
ne sont que corps livrés aux souffrances
des arts martiaux, du yoga, aux martyrs du développement personnel. Dans les
immeubles, sur les terrasses, jusque sur les
toits, au lieu des merles moqueurs du cher Texas, une forêt de bras et
de jambes tendus. Avec le temps, à
l'instar de Churchill, je me surprends à détester ces nouveaux Onan,
boudins mâles en quête de confiance en eux ou beaux garçons qui n'ont su rendre
grâce de leurs dons, devenus si semblables aux dames, contraintes de demeurer
fermes et belles en dépit de
l'exactitude de la chronobiologie. Il me semble même qu'un supplément de
narcissisme les rend plus veules et plus faibles que ne l'est l'humanité
moyenne. C'est peu dire. Comme un élan vers l'autre brisé, un soupçon d'autisme
contemporain. Chacun ici frappe au portillon dans l'effroi de s'entendre crier
« Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable. » Seul le
culte des âmes me convient. Je n'irai plus en Californie, hormis pour m'enivrer
de sa végétation et attendre la mort devant les rouleaux d'écume de Pacific
Palissade ou de Big Sur, bercée par la rude
voix de Frère Océan du cher Romain Gary. J'éviterai désormais Venice et
ses comptoirs sanitaires de vendeurs de marijuana thérapeutique. Venice, ses
marchands de babioles psychédéliques... Comme j'éviterai tous les sites
d'exception, tous les lieux à l'otium
dédié où sévit aujourd'hui le très honteux negotium
et réclamerai refuge aux rares forêts et aux plus rares déserts encore oubliés des humains. Avant de
quitter Venice, je me suis aperçu qu'ici, en Amérique, les obèses avaient cessé
de m'écoeurer. Il me semblait soudain voir en eux des éléphants errant dans une
futaie de très anciens séquoias et je songeai, la faute à la théorie des
climats sans doute, qu'à un si grand espace, la minceur sied mal.
Arizona.
De
Vegas où je fus pour complaire à ma fille, je ne dirai rien. La cité-mirage
constitue l'essence même du péché humain, quand les palais de marbre et de
stuc, les tentures et les ors ne servent que les intérêts de quelques-uns et
non plus de socle à une civilisation ni de vierge terrain offert aux artistes
véritables afin qu'ils y exercent leur
don en vue du bien commun. Tout compte fait, je préfère les savoir rivaliser
avec la création d'un dieu qui n'existe pas que d'assister à l'infinie
reproduction du veau d'or ; et puis il m'est impossible, songeant à cette
anti-cité, de ne pas établir l'atroce parallèle. N'étant pas Léon Bloy, je n'y
vois aucune coïncidence raisonnable, seulement la plus violente des ironies, la
plus terrible des apories. Où meurt le sens devrait gîter l'insignifiance, et
pourtant ! Moïse notre maître est reconnu égyptien par Freud, des
gangsters juifs créent Vegas-Babylone, justifiant d'une certaine manière le
stéréotype antisémite, à l'instant précis où commence la tentative
d'extermination des juifs d'Europe. Opération à demi ratée seulement, tant
l'Europe et le monde vont se trouver contaminés. D'un désert l'autre. Quelques
années et un bon nombre de cadavres plus tard, le 15 mai 1948 –
Rommel ayant dû se donner la mort sur l'ordre de son Führer, la jonction
avec l'armée de la nation arabe à naître ayant échoué – un million de résidents juifs nés ou arrivés
en Palestine sous mandat britannique deviennent citoyens du jeune État d'Israël.
Dès lors, les portes de la guerre sont demeurées ouvertes et la haine est
revenue avec une égale violence. Vegas, miroir d'un monde où le signe s'est
substitué à la chose, m'effraie, France-Europe miniatures, le monde bientôt ne
sera plus qu'une très vaste grève, peuplée ça et là de réserves humaines où des
hommes-enfants vagueront dans de gigantesques parcs d'attractions. La voici la
caverne platonicienne, l'ombre de ce qui fut histoire et civilisation projetée
sur un mur où l'homo sapiens pour jamais aura cédé la place à l'homo
insanus.
Sarah Vajda
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