Alors que le
prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots
reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations
érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films,
livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la
matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers
escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier
dans l’Eros primordial. Nous poursuivons avec un conte érotique : La Demeure des lémures de Léo Barthe.
Sous
le pseudonyme de Léo Barthe, l’écrivain Jacques Abeille s’amuse et nous amuse
avec des livres délicatement érotiques qui font un petit pas de côté par
rapport à son œuvre magistrale Les Jardins
statuaires – que nous avions chroniqué par ailleurs. L’un de ses derniers
titres, La Demeure des lémures,
poursuit dans une veine érotique teintée de fantastique. L’histoire ne brille
pas par son originalité : une jeune bonne est embauchée dans une vaste
demeure où déambule un maître absent qui finira par devenir son initiateur. En
vérité, le charme est ailleurs, dans cette langue chaloupée et voluptueuse que
l’auteur enroule autour de ses personnages avec maestria, dans ce rapport aux
espaces et tout particulièrement aux pièces du château qui sont toutes chargées
d’électricité sensuelle et, bien sûr, dans les scènes érotiques que l’écriture
ciselée parvient à élever au rang d’œuvre d’art, avec la montée et la descente
des flux jusqu’à ce que s’apaise le sang « en rumeur océane dans le
crépuscule ».
A
travers cette langue luxuriante, Léo Barthe rappelle que les élans charnels nécessitent de faire danser les mots pour que
s’éveillent les désirs et s’entrechoquent les pulsions dans la chambre secrète
de l’âme. A une époque où l’industrie de la pornographie a progressivement
arasé, nivelé et bétonné, un à un, tous les paysages chamarrés de l’Eros,
l’écrivain nous ramène au jardin des voluptés et nous promène dans ses allées
avec à la bouche le nom de toutes les plantes qui, semée dans la terre chaude
et enveloppante, s’élèvent au soleil de la vie. Le lexique brutal du marketing
de l’obscénité
laisse alors la place au rythme des évocations, selon les lois délicates de
l’imaginaire, qui dessine la cartographie sans fin des désirs.
Laissons la parole à Léo Barthe :
« Sans
lui laisser le temps de fuir encore, d’une brève reptation elle amène la bouche
à hauteur de cette tige hésitante et en gobe le fruit. Elle le tient et le
savoure avec d’autant plus de joie que jusque sur sa langue se propage le grand
frisson qui le secoue tout entier et lui arrache un gémissement semblable à
celui d’un enfant que saisit un sanglot. Elle se rassemble tout entière dans sa
bouche, affolée du bonheur de le contenir si bien, d’en sentir le poids de
fièvre sur la langue, la poussée aveugle contre le palais et la rigueur
nerveuse entre ses lèvres qu’elle fait aller et venir, souples et gonflées,
refoulant suave l’ourlet de peau pour mieux se délecter de la pulpe plus que
nue. A chaque avance elle plonge comme en un bain d’ombre chaleureuse dans la
nuée de sa senteur intime qui est brusque avec une nuance de musc printanier et
de miel sombre. Le maître est pétrifié, enserré dans le réseau de ses nerfs qui
convergent et se nouent dans la tige de chair. Parfois, comme soulevé par le
moyeu de son corps, il se dresse sur la pointe des pieds, s’élance sur place
vers le but qui le happe (…) ». p. 88.
« Il se
lève du siège où elle pose la tête dans ses bras repliés, et il vient
s’agenouiller à son tour derrière elle. Encore une fois il s’émerveille de tant
de soumission énamourée et de cet épanouissement obscène et princier.
Débarrassé de son peignoir, il lui caresse les fesses de son boute-joie et en
laisse le gland gonflé dodeliner de ci delà, glisser dans la longue entaille
qui sépare ses fesses. Le bulbe se pose par mégarde sur le creux froncé de
l’entrée interdite. La petite bonne se cambre et frémit d’une crainte avide.
Elle lâche un murmure :
« Fait
de moi ce qu’il te plaît. Fais-le ! »
Il saisit sa
tige et, en toute lenteur, insiste dans l’attouchement panique. L’anneau apeuré
cède comme à regret sous la troublante caresse et peu à peu absorbe le fruit
brûlant qui soudain bascule par-delà cette margelle dont il se sent aussitôt
étranglé à la base. Le maître suspend tout mouvement pour écouter les soupirs
de sa servante, elle aussi se rassemblant au seuil du mystère, entre angoisse
et espérance, tandis que la bague de chair, plus vite qu’elle peut-être, se
rassure et relâche son spasme. Le maître, précautionneux, s’enfonce dans la
douceur. Etrange monde interdit, bien défendu dans la réserve de sa combe, qui
se révèle désarmé et comme privé de ressort dans ses lointains par la promesse
d’une extase incongrue. Monde de profonde enfance aux plaisirs troubles,
enfouis dans le souvenir pudique de larcins entr’aperçus, monde sans relief,
fluide, abandonné à l’occupant qui le comble. (…) Ils chavirent lentement
jusqu’au sol où ils restent mêlés et bercés par le ressac de leur sang dont le
flux s’apaise en rumeur océane dans le crépuscule ». p.152-154.
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Idiocratie aura le plaisir de publier régulièrement les extraits du "Journal désinvolte", confié par Luc-Olivier d'Algange, que nous remercions.
La procession des heures
Ce
qui nous retient à la vie, et dans une large mesure, à la bonté,
ce n'est point l'absolu, surtout lorsque s'y viennent reposer nos
ressentiments, mais une
procession d'heures, de
la plus claire, la plus céruléenne, à la plus sombre, de la plus
matutinale à la plus nocturne; et qu'à chacune de ces heures soit
rendue, car elle est irremplaçable, la gratitude avec laquelle nous
la recevons dans les tâches les plus humbles ou les plus
aventureuses.
Alors que le
prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots
reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations
érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films,
livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la
matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers
escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier
dans l’Eros primordial. Nous commencerons par une œuvre étrange, hypnotique,
monstrueuse, le film d’Albert Serra : Liberté (2019).
Le film s’ouvre sur les images bucoliques d’un
bois clairsemé, bercé par le piaillement des oiseaux, tandis qu’une voix suave
décrit le supplice atroce subi par Robert-François Damiens, condamné à
l’écartèlement suite à sa tentative d’assassinat de Louis XV. En écho aux
Mémoires de Casanova :
« Au
supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler
n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Madame XXX
ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur
cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de les croire, qu’elles ne
purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis
XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Madame XXX si singulièrement occupée
pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de
lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête ».
Dans le film, un jeune aristocrate reprend les mots
de Casanova en s’adressant, accoudé à une chaise à porteurs, à deux autres
hommes plus âgés, poudrés et perruqués, aux visages bouffis et luisants. Ce
sont des libertins du XVIIIè siècle, perdus au milieu d’un bois, qui
frémissent de plaisir à l’écoute du supplice de Damiens. Ils se disent
persécutés de toutes parts, venant eux-mêmes de plusieurs pays européens, et
devisent de la nécessité de femmes fortes, de celles qui se font trousser sans
détourner un seul instant leur regard concupiscent du corps écartelé de
Damiens, pour faire la révolution. Nous n’en saurons pas plus du contexte qui
suffit de toute façon à planter une histoire qui n’en est pas une, non plus.
La
deuxième scène montre deux domestiques, un au corps gras et l’autre au visage
émacié, qui remuent du fumier sous les yeux d’un aristocrate disgracieux affalé
dans une brouette. Ils préparent un onguent de boue et de merde qu’il faudra
administrer méticuleusement au moyen d’une tige métallique dans l’orifice anal.
Puis le crépuscule vient, tout le monde se met en place dans le petit bois pour
une liturgie de chair qui doit amener les libertins – les vieux nobles, les
valets ondoyants et les dames sadiques – au plus près des organes, dans leur
magique putrescence.
Nous
laissons aux lecteurs le soin de découvrir la suite du film qui est une
succession lente de tableaux à la fois infâmes et délicats. Les deux
domestiques précités semblent ordonner un ballet sans fin qui vise à atteindre
la frénésie charnelle, aux confins de la mort. Chacun s’y déplace avec son œil
voyeur – le regard est la boussole du libertin – se tenant continuellement les
parties intimes pour sentir le désir monter jusqu’au moment où il faudra
décharger et/ou crever dans un accès de fureur. Et recommencer, si possible,
encore et encore, jusqu’au bout de la nuit. Le film est long, ennuyeux et
fascinant ; l’épuisement du désir tourne à la pulsion de mort, l’érotisme
devient morbide, l’âme s’enroule dans la chair pour y suffoquer.
Il
semble que le réalisateur catalan, Albert Serra, ait voulu célébrer l’extrême
tolérance du libertinage, en écho à une époque contemporaine jugée puritaine.
Nous y voyons toute autre chose : la face obscure du siècle des Lumières.
L’œuvre du marquis de Sade hante le film comme la terrible impossibilité de ne
jamais accéder au désir le plus profond et encore moins de le réaliser avec les
dispositions que la nature nous a dotées. D’où la nécessité impérative de
transgresser toujours davantage ce maudit corps, de dérégler la marche des
atomes, de brouiller la danse des cellules pour que l’existence soit ramenée à
elle-même, à son indicible souffrance et à son irrémédiable putrescence – comme
dans le supplice de Damiens.
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En dépit des efforts récemment déployés à l'échelle de la planète
par Le Système pour nous bâillonner, les Idiots ne restent pas muets et
poursuivent, confinés, leur œuvre de vérité. Préparez-vous, chers lecteurs,
chères lectrices, pour la sortie du prochain numéro d'Idiocratie, consacré
cette fois au « Système, sa vie, son œuvre. »Et en plus de ce dossier brûlant, Idiocratie,
la revue, vous offre une série d'entretiens explosifs avec Eric Werner,
Matthieu Jung et Patrice Jean, de passionnants articles, des fictions
merveilleuses, de délicats poèmes et des recensions sans concessions. Aphra
Behn, Vita Sackville-West, Virginia Woolf, Jean-Louis Chrétien, Michel
Tonnerre, Jacques Vaché, John Balance et Uwe Boll se donnent rendez-vous pour
célébrer les arts et les lettres dans nos pages en ce riant mois d'avril 2020.
Sans oublier la revue des revues qui permet aux Idiots de donner un coup de
pouce à des petits jeunes qui débutent dans le milieu. Laissez tomber les
leçons de yoga sur Youtube et précipitez-vous pour commander ce nouvel opus
disponible dès à présent sur le blog Idiocratie ! De toute façon, ce n'est
pas comme si vous aviez vraiment quelque chose de mieux à faire, non ?
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L'application est enfin disponible en ligne et je me suis préparé
pour l'occasion : chaussures barefoot, chaussettes de running et manchons
de compression, cuissard de sudation et T-shirt technique en textile
intelligent, montre cardio-podomètre GPS au poignet, le sac à dos trail léger
pour la petite bouteille d'eau et les barres de céréales et, bien évidemment,
la pochette pour le smartphone qui contient le précieux sésame.
Depuis le début de ce fichu confinement, j'ai tout fait, tout
essayé pour continuer le sport, le vrai, la course. Oh bien sûr, je fais de
l'autocoaching sans problème à la maison : cardio-training, squats et
burpees enchaînés sur le balcon, sous l'oeil écoeuré de mon voisin d'en face,
cette pauvre loque qui traîne des heures joint au bec à sa fenêtre. Pauvre
type. En voilà un qui n'est pas dérangé par le confinement, c'est sûr. Cela
arrange beaucoup de monde d'ailleurs : télétravail et glandouille sur le canapé
du matin au soir, les doigts de pied en éventail. Je ne suis pas comme ça. J'ai
besoin d'être actif et je sens bien que ça dérange les voisins. Ca les renvoie
à leur laisser-aller même si ces loques se drapent dans leur civisme :
restez chez vous, soyez solidaires gnagnagna... Moi je veux bien être civique et
solidaire tant que je peux juste sortir au moins une heure par jour pour aller
courir. C'est tout ce que je demande. L'autre en face il fume ses joints et moi
j'ai ça.
Enfin avec la nouvelle appli, c'est réglé. Ca devrait contenter
tout le monde. Je vérifie que la batterie du smartphone est au max - ça serait
ballot tout de même – et je sors. A peine lancé dans l'escalier de service à
petites foulées, le téléphone vibre sur mon avant-bras. Une voix de femme
synthétique et sensuelle résonne dans mes oreilles : « Vous venez de
démarrer une mobilité. Souhaitez-vous activer votre application de sécurisation
sanitaire de proximité ? » De sécurisation sanitaire de prox... Quel
jargon. Je lâche un « oui » ferme et cassant dans le micro du kit
main libre et continue à descendre les étages. « Musique. Working out
compilation titre 3. » Maintenant ferme ta gueule s'il-te-plaît. Les
premiers accords d'Another Day in Paradise caressent mes tympans avant
que Phil Collins ne soit soudainement interrompu.
Le téléphone vibre à nouveau. Quoi encore ? « En
choisissant d'activer votre application de sécurisation sanitaire de proximité,
vous acceptez que vos données personnelles puissent être collectées, transmises
et intégrées à des bases statistiques établies au plan national afin de permettre
de lutter contre la pandémie en permettant une gestion optimale des mesures de
confinement. Acceptez-vous que vos données personnelles soient
transmises ? » Je hurle presque dans le main libre en débouchant
dans le hall de l'immeuble : « OUI ! » La mémé du 5e qui est
partie acheter son pain sursaute violemment et s'éloigne à petits pas rapides
en me décochant un regard noir. Encore raté pour la crise cardiaque. Je
franchis la porte d'entrée de l'immeuble, triomphant.
« En vertu du règlement no 2016/679, dit règlement général
sur la protection des données, du 27 avril 2016 relatif à la protection des
personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel
et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement
général sur la protection des données) transposé
dans la législation française du 14 mai 2018, nous sommes tenus de vous
informer que la présente application requiert votre consentement pour collecter
et conserver vos données personnelles et les transmettre à nos partenaires afin
d'établir les modèles statistiques permettant de lutter efficacement contre
l'épidémie se développant actuellement activement sur le territoire français.
Nous avons besoin de votre agrément afin de transmettre ces données à nos
partenaires. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique. » C'est pas
vrai, ils vont pas me lâcher... Je prononce à nouveau d'une voix ferme :
« OUI ». La voix flûtée de l'opératrice virtuelle se fait à nouveau
entendre : « Merci. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique
afin d'autoriser nos partenaires à faire usage de vos données
personnelles. »
J'arrache le kit main libre et j'extrais le smartphone de l'étui
fixé sur mon avant-bras. Purée, le questionnaire fait au moins deux pages.
Ah ! Il y a quand même un bouton « Accepter tout. » Je clique
rageusement. Petite émoticône sympa, frappée du drapeau européen. « Nous
vous remercions. Souhaitez-vous confirmer que vous acceptez l'ensemble des
conditions d'utilisation ? » Fébrilement je clique à nouveau sur
« Oui », dansant d'un pied sur l'autre. L’émoticône rigolote affiche
un air dubitatif. « Êtes-vous sûr ? ». Je clique à nouveau
rageusement en hurlant à mon smartphone : « OOUUUIII ! C'EST BON
LA ! T'AS COMPRIS ? » Un passant change craintivement de
trottoir en me jetant un regard effaré. Le haut-parleur du smartphone diffuse à
nouveau la voix aux intonations câlines : « Nous n'avons pas compris
votre réponse. Vouliez-vous dire 'oui' ? » J'expire lentement,
tâchant de retrouver mon calme et articule à nouveau mon consentement,
détachant les lettres de l'affirmative en deux syllabes bien distinctes :
« OU-WI ». Sur l'écran de chargement, les étoiles du drapeau européen
entament une ronde enjouée. « Merci. Veuillez renseigner votre
activité. » Non mais je rêve...J'articule : «Activité physique.»
Petites étoiles qui dansent. « Veuillez renseigner le type d'activité
physique. » Je mords violemment ma lèvre inférieure et réprime l'envie de
piétiner l'engin sur le sol. « Course à pied. » Les étoiles se
remettent à danser la farandole sur fond de bleu reflex. « Nous avons mal
compris. Vouliez-vous dire 'curling' ? » Cette fois je commence à
manger mes phalanges en gémissant en sourdine. La voix me rappelle à l'ordre
avec douceur : « Je plaisantais. J'ai bien enregistré 'course à
pied'. N'oubliez pas de respecter les gestes barrières s'il-vous-plaît. »
Je reste abasourdi et stupide. Ce truc se fout de ma gueule en plus ? Les
petites étoiles entament une nouvelle ronde diabolique. « Veuillez
renseigner votre itinéraire dans les champs destinés à cet usage et en
l'indiquant bien sur la carte interactive s'il-vous-plaît. » Une petite
carte et un formulaire apparaissent. Je renseigne du mieux que je peux et
valide. « Êtes-vous bien sûr de confirmer cet itinéraire ? » Ne
pas s'énerver. Je veux faire mon footing. J'articule sagement
« Oui ». Les petites étoiles reviennent me narguer.
« Confirmez-vous que vous acceptez la collecte de données afin de garantir
la gestion de votre itinéraire et l'optimisation de votre expérience de
déconfinement temporaire durant votre activité physique ? » Je sens
monter en moi l’irrépressible et absurde envie d'éclater en sanglot.
« Oui », dis-je dans un souffle, la voix légèrement chevrotante.
L'écran devient subitement noir. De longues, insupportables secondes
s'écoulent. Et enfin, le verdict libérateur est émis d'un ton cajoleur :
« Je vous remercie d'avoir pris le temps de bien vouloir procéder à toutes
les vérifications et vous souhaite un agréable moment de détente. » Une
petite émoticône me fait un clin d’œil et disparaît. 'Un agréable moment de
détente' ? Indécis, stupide, je hasarde une dernière question d'une voix
inquiète. « C'est bon je peux y aller ? » Le téléphone me répond
affectueusement. « Oui, oui. C'est bon. Bonne course. »
« Euuuh...Merci. » « De rien. Il fait actuellement 26°, il est
10h33, profitez-bien de ce moment en respectant les mesures sanitaires et les
gestes barrières. Au revoir. » « Euuuh d'accord. Au revoir
alors. »
Un autre passant me croise, en prenant soin de garder ses
distances, et en me toisant d'un air bizarre. Je réalise que je suis planté sur
le trottoir, dévisageant mon smartphone d'un air soupçonneux. Sans perdre une
seconde, je range la saleté dans son étui et je reprends ma course en choisissant
Money for nothing de Dire Straits pour me remettre de mes
émotions. Le talent virtuose de Mark Knopfler. Ce riff incroyable. Je sens que
mes pieds décollent de l'asphalte. Enfin libre. Je vole plus que je ne cours
jusqu'à l'entrée du parc. La musique s'arrête. Cette putain de voix
synthétique, à nouveau, qui mignarde d'un ton caressant :
« Attention. Vous entrez dans une zone d'accréditation rouge. Votre
accréditation est jaune. Nous vous invitons à faire demi-tour
immédiatement. » Je stoppe net devant la grille, frappé par la foudre.
Sans réfléchir, je répète, incrédule :
« D'accréditation...rouge ? » Un court silence et ma douce
tortionnaire reprend : « Absolument. La zone dans laquelle vous vous
apprêtez à pénétrer est une zone d'accréditation rouge et vous possédez une
accréditation jaune. Alors, il faut faire demi-tour maintenant, compris
Einstein ? » Je ne rêve pas, la chose vient de ponctuer sa sentence
d'un subtil rire synthétique, féminin, cruel et joueur. Je recule de quelques
pas, sonné comme par un uppercut, et ma main se dirige lentement vers mon
avant-bras. « Tutututut...On ne touche pas à ça s'il vous plaît. Je vous
prie d'emprunter la rue qui se trouve immédiatement sur votre droite avant
l'entrée du parc, qui, elle, est d'accréditation verte et donc accessible à un
usager doté seulement d'une accréditation jaune. Comme vous. » Je
bafouille sans parvenir à articuler le moindre mot, la respiration coupée. Le
téléphone m'interpelle et une voix masculine et impérieuse remplace brutalement
les sirupeuses intonations de l'hôtesse : « Cher Monsieur. Je détecte
chez vous une forme d'insuffisance respiratoire. Je vous rappelle qu'en cas de
manifestation des premiers symptômes graves, vous devez appeler le 15 et
surtout rester chez vous. Je répète : EN CAS DE MANIFESTATION DE SYMPTOMES
GRAVES, VOUS DEVEZ APPELER LE 15 ET RESTER CHEZ VOUS. VOUS VOUS TROUVEZ
ACTUELLEMENT EN INFRACTION ET JE ME VOIS DONC DANS L'OBLIGATION DE PREVENIR LES
AUTORITES COMPETENTES POUR PROCEDER A VOTRE INTERNEMENT IMMEDIAT SI VOUS N'ETES
PAS REVENU EN CONFINEMENT A VOTRE DOMICILE DANS MOINS D'UNE MINUTE. »
Je vois quelques passants me montrer du doigt et je réalise
soudain que mon téléphone a activé de lui-même le haut-parleur. Je tente
frénétiquement de détacher le brassard de mon avant-bras. Une alarme stridente
se met à retentir. Le téléphone enfermé dans sa pochette de plastique se met à
hurler avec une voix de femme en proie à la terreur : « NE ME TOUCHEZ
PAS SALAUD ! LÂCHEZ-MOI ORDURE ! A L'AIDE ! A
L'AIIIIIIIIIIDE ! » Un attroupement commence à se former autour de
moi, à bonne distance toutefois. Je jette au loin le téléphone qui atterrit sur
le trottoir en continuant à hurler : « ARRÊTEZ CET HOMME ! IL
EST INFECTE ! C'EST UN DANGER POUR NOUS TOUS ! IL EST PORTEUR DU VIRUS ET
CONSULTE DES VIDEOS PORNOGRAPHIQUES DONT LES SCENES IMPLIQUENT LA PRESENCE
ACTIVE D'ANIMAUX ! » En proie à la panique la plus totale, je me
tourne vers les gens qui me dévisagent avec horreur et, pour certains, avec
dégoût. Je montre le téléphone du doigt : « Ce...ce n'est pas
vrai ! Ce truc déraille complètement ! Je ne sais pas ce qui se
passe, je vous en prie je... » Le téléphone rugit à nouveau par-dessus
l'alarme : « BIEN SÛR QUE C'EST VRAI ! JE SUIS TON TELEPHONE
CRETIN ! JE SAIS TOUT ! JE VOIS TOUT CE QUE TU FAIS !
MALADE ! DEGENERE ! » Je vois une voiture de police qui se gare
à côté du petit attroupement. Deux flics en descendent, chacun portant un
masque. Sans attendre, sans plus réfléchir je m'enfuis, rompant le cercle des
passants qui s'écartent, horrifiés. Et tandis que je file sur l'asphalte, enfin
libre, j'entends au loin mon téléphone me poursuivre de ses imprécations
démentes.
***
Le bruit sec de l'Iphone qui tombe sur le sol tire Augustin d'un
sommeil gluant. Il ouvre avec peine des yeux confits d'alcool et de marijuana.
La télé est restée allumée et sur BFMTV, les invités s'écharpent à propos de
l'application de traçage électronique lancée par le gouvernement. Quelques
incidents sont déjà à déplorer, dont un type qui a fait une crise de démence en
pleine rue et agressé des passants en leur lançant son téléphone. Les flics
n'ont pas réussi à l'avoir et il court toujours. Aurore Bergé explique qu'il
faut faire preuve de plus de pédagogie et Duhamel pontifie à plein régime,
lancé comme un hors-bord sur un océan de moraline. Ruth Elkrief l'interrompt
pour annoncer avec un air à la fois solennel et gourmand qu'on va se recueillir
à nouveau pendant l'hommage aux victimes. Photos en noir et blanc qui défilent.
Musique tragique. Augustin ramasse son téléphone en rallumant un joint. Il faut
qu'il pense à couper le vibreur pour les notifs Facebook. Ca n'arrête pas
sinon. Ces machines sont tyranniques.