A l’occasion de
l’anniversaire des 30 ans de la mort de Louis Aragon, Zone Critique a décidé de se pencher sur l'incomparable roman Aurélien, en interrogeant l'universitaire Daniel Bougnoux, grand spécialiste de
l’auteur, qui lui a consacré de nombreux essais, et a notamment dirigé
l’édition en 5 volumes des Oeuvres complètes d’Aragon en Pléiade.
Le roman, publié par
Louis Aragon en 1944, narre le récit de la vie d’Aurélien, rentier sans
activité, qui erre dans le Paris mondain de l’entre deux guerres. L’auteur
dépeint ainsi les fameuses « années folles », ressuscitant
ses figures les plus marquantes (Picasso, André Breton..), son atmosphère de
folle ébullition intellectuelle (Le mouvement Dada..), et surtout
l’effondrement de tous les repères d’une génération encore hantée par le
cauchemar de la grande guerre. Mais l’amour fait soudainement son apparition
dans la vie d’Aurélien, derrière les traits de Bérénice, une jeune provinciale
qui a le goût de l’absolu. Récit du lent déclin d’un homme autant que d’une
génération, histoire d’un échec amoureux autant que celui d’une vie, Aurélien
constitue sans aucun doute l’un des grands chef-d’oeuvres de la littérature du
XXè siècle. Daniel Bougnoux (qui anime par ailleurs l’excellent Blog Le
randonneur) nous explique pourquoi ce roman nous parle encore autant
aujourd’hui.
Il semble que le
sujet d’Aurélien, ainsi que l’a lui-même défini son auteur, soit
« L’impossibilité du couple ». Qu’est-ce qui rend donc irréalisable
l’amour entre Aurélien et Bérénice ?
D.B. : Cette question hante tout lecteur du roman, et
elle doit rester nécessairement sans réponse claire, c’est à chacun d’essayer
de comprendre, et il n’y a pour ce « cas » de règle ni de discours de
surplomb (psychologique, sociologique ou politique) à tenir ! Bien
entendu, Aragon nous fournit des éléments ou des bribes d’explication :
les temps différents du combattant, isolé par quatre années de guerre, et la
continuité de la vie de Bérénice ; la défaite morale d’Aurélien, « battu
là, bien battu par la vie », c’est-à-dire atteint dans sa capacité
même de désirer ou d’entreprendre vraiment ; Bérénice avait le goût et
l’absolu et Aurélien, homme faible ou féminin, bourgeois velléitaire, rentier
filant à la dérive, n’était pas pour elle l’absolu… Etc. Pourquoi Aragon
entreprend-il de traiter, en pleine guerre ou résistance, ce surprenant sujet
qui ne reflète en rien le contexte de sa rédaction, ni la « commande
sociale » de ses camarades qui, au sortir des combats, bouderont
massivement ce roman (1500 exemplaires vendus en 1945) ? Lancé lui-même en
pleine exaltation du mythe d’Elsa, peut-être voulut-il nous prévenir : l’amour
n’est pas facile, n’est pas ce chemin de roses que d’aucuns s’imaginent, il
faut être à la hauteur et tous ne le méritent pas… Il rédige parallèlement, en
1943, le fameux poème « Il n’y a pas d’amour heureux », comme un
autre démenti aux visions positives, idylliques officielles. Il connaît sur le
plan intime ou personnel, aux alentours de 1942, une crise conjugale avec
Elsa qui semble avoir été sévère. Avec sincérité voire humilité, il explore
dans ce roman sa propre faiblesse d’amoureux, et les pièges de l’idéalisation,
de la grandiloquence auxquels il cède parallèlement dans quelques poèmes ;
en d’autres termes, ce roman lui sert à « rémunérer les défauts »
(expression de Mallarmé) du poète résistant, du militant et de l’amoureux, à
explorer l’envers du décor. Car, comme dira Théâtre/Roman, « l’amour
est aussi un théâtre » !
Aujourd’hui,
nombreux sont ceux pour qui Aurélien constitue un des sommets de la
littérature amoureuse, et s’identifient à ce chef-d’œuvre. Qu’est-ce qui
contribue à nous rendre ce récit, écrit il y a plus de 70 ans si contemporain ?
D.B. :
J’admire moi-même beaucoup Aurélien, et Aragon d’avoir eu la force,
l’intelligence et la délicatesse de l’écrire dans les conditions qui étaient
alors les siennes. Hors contexte, ce roman garde toute sa force : les
sentiments, comme on dit en psychanalyse, sont zeitlos, hors du temps ou
de tous les temps : l’attente, le rêve de l’autre, la rumination inquiète,
la jalousie, l’idéalisation… n’ont pas d’âge, ou sont de toutes les
générations. Aurélien reste donc d’actualité, et son auteur un « contemporain
capital ». Aragon dira beaucoup plus tard qu’il appelle poésie
« cet envers du temps » (1974 dans l’Œuvre poétique) ;
Aurélien, roman lui-même très poétique comme le remarque Claudel dès
1945, explore à sa façon l’envers du temps : le temps de l’inaction, d’un
homme qui vraiment ne fait rien, le temps du rêve, de l’attente, des moments
nuls ou gâchés, c’est-à-dire le contraire du temps résistant, du temps
militant, voire du temps journalistique auquel Aragon se sera, de son côté et
sa vie durant, passionnément consacré. Autrement dit, il explore à travers son
personnage son propre contre-type, son double négatif ; ce qu’il aurait pu
devenir (lui-même ancien combattant) si… « Sommet de la littérature
amoureuse » ? Oui mais a contrario ou sur le mode
ironique, puisque ces deux-là justement ne parviennent pas à s’aimer vraiment.
Le paradoxe (de la littérature et de l’amour) est que dans ce rien apparent se
joue précisément tout. « Ce que nous cherchons est tout »,
dit Hölderlin cité obsessionnellement dans Blanche ou l’oubli (1967) :
Aurélien ne cesse de chercher, cet homme faible ou incomplet attend désespérément
celle qui pourrait le combler ou assouvir son propre désir de « tout » ;
et Bérénice symétriquement, mais leurs désirs bifurquent ou ne s’emboîtent pas.
Aragon a magistralement suggéré ou décrit comment Aurélien (à la suite de la
guerre ?) fait des choix « pour la mort » : le vers assez
funèbre de Racine, le masque de l’inconnue de la Seine, ou l’opéra de Wagner Tristan
et Yseut : ces étayages monumentaux de sa passion (comme on dit en
psychanalyse) ne le rapprochent pas vraiment de la vivante, vibrante Bérénice,
mais lui en barrent secrètement l’accès. Aragon décrit ici en d’autres termes
les aspects mortifères, ou passifs, de la passion, et sa mise en garde
n’a rien perdu, en effet, de son actualité.
Peut-on avoir une
lecture politique d’Aurélien comme certains ont voulu en faire une ? Ou ce
roman ne doit-il rester qu’une déchirante rêverie sentimentale ?
D.B. : On peut bien sûr greffer là-dessus une morale
politique, et c’est un peu ce qu’Aragon fit dans son « Epilogue »,
rédigé après-coup. Cette « leçon », nécessaire voire
évidente pour certains (« Tout est politique », toujours,
bien sûr…) ne me convainc qu’à moitié, cela sent le placage, le rafistolage. La
grandeur à mes yeux des romans d’Aragon, au moins Les Voyageurs de
l’impériale, Aurélien ou La Semaine sainte pour citer
les plus centraux, est de décevoir les attentes trop évidentes des adeptes du
réalisme socialiste et d’une littérature qui serve… Le « service »
ici est plus retors, ou ailleurs. Cette interprétation toujours un peu courte,
ou rapide, rejoint la recherche des pilotis : si Aurélien « c’est »
Drieu la Rochelle, alors l’affaire est dans le sac, et tout s’éclaire !
Sauf que l’auteur a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage qui n’a rien du
« héros positif » réclamé par Jdanov, mais dont la
négativité ou l’impuissance à vivre donnent tellement à penser… Je soulignerai
au passage que les personnages d’Aragon n’ont rien d’héroïque ni de positif, et
sont plus généralement emportés à la dérive : Edmond, Pierre Mercadier,
Aurélien, la déroute de l’armée française en 1940 dans Les Communistes ou
la boueuse chevauchée de la Maison du roi dans La Semaine sainte, où le
peintre Géricault se trouve emporté un peu malgré lui… La débandade est la
scène-clé des romans de notre auteur – pas de quoi galvaniser
Billancourt !
A travers les
errances d’Aurélien, Aragon ne nous indique-t-il pas les symptômes de ce que
Carine Trévisan appelle « un nouveau mal du siècle » ? Et, dans
ce cas, ce nouveau mal du siècle est-il spécifiquement celui de de l’entre deux
guerres, ou bien nous habite -il encore aujourd’hui ?
D.B.
: Oui, on pourra toujours se resservir de cette
expression commode…, mais à condition d’insister sur ce siècle comme celui des
guerres, et des utopies ou espérances démesurément trahies. Le personnage
d’Aurélien incarne ou montre, comme une loupe grossissante, toutes nos
faiblesses ou notre incapacité à vouloir vraiment ce que nous voulons, donc à
nous-mêmes nous « trahir » : notre ennemi est intime, nous le
portons en dedans ! Et ce « mal » n’est donc pas assignable à
tel siècle. Mais il est tragique : la tragédie décrit des conflits
non pas extérieurs, entre antagonistes étrangers l’un à l’autre, mais entre
ennemis intimes, voire entre deux aspects du même personnage. Ce clivage
culminera dans La Mise à mort et le duel Alfred-Anthoine (1965).
Quel
sont l’impact et l’influence d’Aurélien sur la littérature amoureuse
d’aujourd’hui ?
D.B.
: Je ne sais vraiment pas ! Le auteurs
déclarent rarement ce qui les influence vraiment (par souci d’originalité), et
se réclamer d’Aragon ne fait pas forcément chic, ni valorisant. Le modèle
écrasant d’Aurélien ne peut donc que rester inavoué, ou dans
l’ombre – mais je suis bien sûr qu’il en a travaillé plus d’un !
Propos recueillis par Sébastien Reynaud
Propos recueillis par Sébastien Reynaud
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