lundi 11 mars 2013

Aragon et Aurélien, par Daniel Bougnoux


A l’occasion de l’anniversaire des 30 ans de la mort de Louis Aragon, Zone Critique a décidé de se pencher sur l'incomparable roman Aurélien, en interrogeant l'universitaire Daniel Bougnoux, grand spécialiste de l’auteur, qui lui a consacré de nombreux essais, et a notamment dirigé l’édition en 5 volumes des Oeuvres complètes d’Aragon en Pléiade. 


Le roman, publié par Louis Aragon en 1944, narre le récit de la vie d’Aurélien, rentier sans activité, qui erre dans le Paris mondain de l’entre deux guerres. L’auteur dépeint ainsi les fameuses « années folles », ressuscitant ses figures les plus marquantes (Picasso, André Breton..), son atmosphère de folle ébullition intellectuelle (Le mouvement Dada..), et surtout l’effondrement de tous les repères d’une génération encore hantée par le cauchemar de la grande guerre. Mais l’amour fait soudainement son apparition dans la vie d’Aurélien, derrière les traits de Bérénice, une jeune provinciale qui a le goût de l’absolu. Récit du lent déclin d’un homme autant que d’une génération, histoire d’un échec amoureux autant que celui d’une vie, Aurélien constitue sans aucun doute l’un des grands chef-d’oeuvres de la littérature du XXè siècle. Daniel Bougnoux (qui anime par ailleurs l’excellent Blog Le randonneur)  nous explique pourquoi ce roman nous parle encore autant aujourd’hui.

Il semble que le sujet d’Aurélien, ainsi que l’a lui-même défini son auteur, soit « L’impossibilité du couple ». Qu’est-ce qui rend donc irréalisable l’amour entre Aurélien et Bérénice ?

D.B. : Cette question hante tout lecteur du roman, et elle doit rester nécessairement sans réponse claire, c’est à chacun d’essayer de comprendre, et il n’y a pour ce « cas » de règle ni de discours de surplomb (psychologique, sociologique ou politique) à tenir ! Bien entendu, Aragon nous fournit des éléments ou des bribes d’explication : les temps différents du combattant, isolé par quatre années de guerre, et la continuité de la vie de Bérénice ; la défaite morale d’Aurélien, « battu là, bien battu par la vie », c’est-à-dire atteint dans sa capacité même de désirer ou d’entreprendre vraiment ; Bérénice avait le goût et l’absolu et Aurélien, homme faible ou féminin, bourgeois velléitaire, rentier filant à la dérive, n’était pas pour elle l’absolu… Etc. Pourquoi Aragon entreprend-il de traiter, en pleine guerre ou résistance, ce surprenant sujet qui ne reflète en rien le contexte de sa rédaction, ni la « commande sociale » de ses camarades qui, au sortir des combats, bouderont massivement ce roman (1500 exemplaires vendus en 1945) ? Lancé lui-même en pleine exaltation du mythe d’Elsa, peut-être voulut-il nous prévenir : l’amour n’est pas facile, n’est pas ce chemin de roses que d’aucuns s’imaginent, il faut être à la hauteur et tous ne le méritent pas… Il rédige parallèlement, en 1943, le fameux poème « Il n’y a pas d’amour heureux », comme un autre démenti aux visions positives, idylliques officielles. Il connaît sur le plan intime ou  personnel, aux alentours de 1942, une crise conjugale avec Elsa qui semble avoir été sévère. Avec sincérité voire humilité, il explore dans ce roman sa propre faiblesse d’amoureux, et les pièges de l’idéalisation, de la grandiloquence auxquels il cède parallèlement dans quelques poèmes ; en d’autres termes, ce roman lui sert à « rémunérer les défauts » (expression de Mallarmé) du poète résistant, du militant et de l’amoureux, à explorer l’envers du décor. Car, comme dira Théâtre/Roman, « l’amour est aussi un théâtre » !

 Aujourd’hui, nombreux sont ceux  pour qui Aurélien constitue un des sommets de la littérature amoureuse, et s’identifient à ce chef-d’œuvre. Qu’est-ce qui contribue à nous rendre ce récit, écrit il y a plus de 70 ans si contemporain ?

D.B. : J’admire moi-même beaucoup Aurélien, et Aragon d’avoir eu la force, l’intelligence et la délicatesse de l’écrire dans les conditions qui étaient alors les siennes. Hors contexte, ce roman garde toute sa force : les sentiments, comme on dit en psychanalyse, sont zeitlos, hors du temps ou de tous les temps : l’attente, le rêve de l’autre, la rumination inquiète, la jalousie, l’idéalisation… n’ont pas d’âge, ou sont de toutes les générations. Aurélien reste donc d’actualité, et son auteur un « contemporain capital ». Aragon dira beaucoup plus tard qu’il appelle poésie « cet envers du temps » (1974 dans l’Œuvre poétique) ; Aurélien, roman lui-même très poétique comme le remarque Claudel dès 1945, explore à sa façon l’envers du temps : le temps de l’inaction, d’un homme qui vraiment ne fait rien, le temps du rêve, de l’attente, des moments nuls ou gâchés, c’est-à-dire le contraire du temps résistant, du temps militant, voire du temps journalistique auquel Aragon se sera, de son côté et sa vie durant, passionnément consacré. Autrement dit, il explore à travers son personnage son propre contre-type, son double négatif ; ce qu’il aurait pu devenir (lui-même ancien combattant) si… « Sommet de la littérature amoureuse » ? Oui mais a contrario ou sur le mode ironique, puisque ces deux-là justement ne parviennent pas à s’aimer vraiment. Le paradoxe (de la littérature et de l’amour) est que dans ce rien apparent se joue précisément tout. « Ce que nous cherchons est tout », dit Hölderlin cité obsessionnellement dans Blanche ou l’oubli  (1967) : Aurélien ne cesse de chercher, cet homme faible ou incomplet attend désespérément celle qui pourrait le combler ou assouvir son propre désir de « tout » ; et Bérénice symétriquement, mais leurs désirs bifurquent ou ne s’emboîtent pas. Aragon a magistralement suggéré ou décrit comment Aurélien (à la suite de la guerre ?) fait des choix « pour la mort » : le vers assez funèbre de Racine, le masque de l’inconnue de la Seine, ou l’opéra de Wagner Tristan et Yseut : ces étayages monumentaux de sa passion (comme on dit en psychanalyse) ne le rapprochent pas vraiment de la vivante, vibrante Bérénice, mais lui en barrent secrètement l’accès. Aragon décrit ici en d’autres termes les aspects mortifères, ou passifs, de la passion, et sa mise en garde n’a rien perdu, en effet, de son actualité.

Peut-on avoir une lecture politique d’Aurélien comme certains ont voulu en faire une ? Ou ce roman ne doit-il rester qu’une déchirante rêverie sentimentale ?

D.B. : On peut bien sûr greffer là-dessus une morale politique, et c’est un peu ce qu’Aragon fit dans son « Epilogue », rédigé après-coup. Cette « leçon », nécessaire voire évidente pour certains (« Tout est politique », toujours, bien sûr…) ne me convainc qu’à moitié, cela sent le placage, le rafistolage. La grandeur à mes yeux des romans d’Aragon, au moins Les Voyageurs de l’impériale, Aurélien  ou La Semaine sainte pour citer les plus centraux, est de décevoir les attentes trop évidentes des adeptes du réalisme socialiste et d’une littérature qui serve… Le « service » ici est plus retors, ou ailleurs. Cette interprétation toujours un peu courte, ou rapide, rejoint la recherche des pilotis : si Aurélien « c’est » Drieu la Rochelle, alors l’affaire est dans le sac, et tout s’éclaire ! Sauf que l’auteur a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage qui n’a rien du « héros positif » réclamé par Jdanov, mais dont la négativité ou l’impuissance à vivre donnent tellement à penser… Je soulignerai au passage que les personnages d’Aragon n’ont rien d’héroïque ni de positif, et sont plus généralement emportés à la dérive : Edmond, Pierre Mercadier, Aurélien, la déroute de l’armée française en 1940 dans Les Communistes ou la boueuse chevauchée de la Maison du roi dans La Semaine sainte, où le peintre Géricault se trouve emporté un peu malgré lui… La débandade est la scène-clé des romans de notre auteur – pas de quoi galvaniser Billancourt !

A travers les errances d’Aurélien, Aragon ne nous indique-t-il pas les symptômes de ce que Carine Trévisan appelle « un nouveau mal du siècle » ? Et, dans ce cas, ce nouveau mal du siècle est-il spécifiquement celui de de l’entre deux guerres, ou bien nous habite -il encore aujourd’hui ?

D.B. : Oui, on pourra toujours se resservir de cette expression commode…, mais à condition d’insister sur ce siècle comme celui des guerres, et des utopies ou espérances démesurément trahies. Le personnage d’Aurélien incarne ou montre, comme une loupe grossissante, toutes nos faiblesses ou notre incapacité à vouloir vraiment ce que nous voulons, donc à nous-mêmes nous « trahir » : notre ennemi est intime, nous le portons en dedans ! Et ce « mal » n’est donc pas assignable à tel siècle. Mais il est tragique : la tragédie décrit des conflits non pas extérieurs, entre antagonistes étrangers l’un à l’autre, mais entre ennemis intimes, voire entre deux aspects du même personnage. Ce clivage culminera dans La Mise à mort et le duel Alfred-Anthoine (1965).

Quel sont l’impact et l’influence d’Aurélien sur la littérature amoureuse d’aujourd’hui ?

D.B. : Je ne sais vraiment pas ! Le auteurs déclarent rarement ce qui les influence vraiment (par souci d’originalité), et se réclamer d’Aragon ne fait pas forcément chic, ni valorisant. Le modèle écrasant d’Aurélien ne peut donc que rester inavoué, ou dans l’ombre  – mais je suis bien sûr qu’il en a travaillé plus d’un !

Propos recueillis par Sébastien Reynaud


  • Aurélien d’Aragon, par Daniel Bougnoux et Cécile Narjoux, Gallimard coll. Foliothèque (2004) ;
  • Aurélien, bibliothèque de la Pléiade, Œuvres romanesques complètes d’Aragon, tome III, chronologie, préface, notice et notes de Daniel Bougnoux.

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