Fort
de sa notoriété médiatique, LaVey publie La Bible satanique en 1970 qui
rencontre un succès retentissant. Dans un style direct et incantatoire, le
livre développe une vision du monde qui s’articule autour du culte de l’ego
et de la vénération de la chair, les deux axes se confondant dans une
célébration continue de la vie présente. Le renversement systématique de tous
les préceptes chrétiens débouche sur une morale du fort et du puissant où
l’orgueil, par opposition à l’humilité, sert d’impulsion directrice. Il ne
s’agit plus d’« aimer son prochain », mais bien de « haïr ses
ennemis » puisque l’homme, en conformité avec son premier instinct (celui
de survivre), doit se comporter comme un prédateur face aux proies qui
l’entourent.
Un libéralisme carnassier et égotique
Le
modèle théorique dont s’inspire LaVey, sans toujours le citer explicitement,
est celui de la philosophe Ayn Rand (1905-1982). Née dans une famille juive russe,
celle-ci rejoint les États-Unis en 1926, critique vivement le modèle
collectiviste et écrit plusieurs romans à succès. Au niveau des principes, Ayn
Rand promeut l’ « Objectivisme », philosophie politique
radicalement individualiste qui fait l’apologie du capitalisme et de l’homme
égoïste. L’être doit affirmer son absolue liberté face aux entraves politiques
(étatisme), économiques (socialisme) et religieuses. Le réalisme métaphysique
de Rand – l’univers existe objectivement indépendamment de la conscience qui le
perçoit – se double d’une approche matérialiste de l’existence :
« Les adorateurs de l’homme sont ceux qui consacrent leur vie à
l’exaltation de l’estime que l’homme a de lui-même et au caractère sacré de son
bonheur sur terre ».
LaVey
remise le propos de la romancière dans le cadre du satanisme naissant :
l’individu a besoin d’user de la symbolique relative à Satan pour, d’une part,
s’émanciper de la société (phase de libération) et, d’autre part, se révéler à
lui-même (phase d’affirmation). Mais, son objectif premier et central se situe
au niveau mondain : « Je brise toutes les conventions qui ne me
conduisent pas au succès et au bonheur terrestre ». La fin ultime du
satanisme est donc bien de ce monde. Comment, dès lors, comprendre la dimension
religieuse de l’Église de Satan ? Comment vouer un culte à Satan si ce
dernier ne représente qu’une étape transitoire de la libération de
l’individu ? Ayn Rand évoquait, pour sa part, le remplacement de la
religion détestée par un « culte de l’homme » capable de
« racheter le plus haut niveau des émotions humaines de la boue du
mysticisme et les diriger de nouveau vers leur objet propre : l’homme
lui-même ». Il semble que le « pape noir » emprunte une voie
similaire, faisant ainsi du satanisme une forme d’athéisme prométhéen.
Le satanisme ou l'heroic-fantasy à la portée de chacun...
En
1972, la parution des Rituels Sataniques donne cependant une teinte
beaucoup plus ésotérique à l’Église de Satan. Cette dernière apparaît désormais
comme un groupe qui transmet une série de grades spirituels et qui s’organise
autour d’un noyau d’« initiés ». Dans leur contenu,
les cérémonies revisitent l’histoire de certains rites diaboliques et
s’inspirent de théories plus modernes pour véritablement accoucher de pratiques
nouvelles, chacune marquée par l’ « esprit » ou l’ambiance
satanique. Le premier rituel, intitulé « La messe noire », se réfère
explicitement au livre de Huysmans (À rebours) et vise à libérer
définitivement l’adepte de l’influence chrétienne. Il mêle – à partir de la
description détaillée du romancier français – pornographie, insultes et
sacrilèges pour s’achever par une « bénédiction » avec le signe des
cornes : trois doigts tournés vers le bas pour nier la trinité et deux
doigts orientés vers le haut pour honorer le diable. Le second rituel consiste
à libérer l’homme de sa nature spirituelle pour le faire communier avec celle
des animaux. À la fin de la cérémonie, un rat est lâché dans l’enceinte du
temple et poursuivi par des fidèles désormais « animalisés ».
Les
troisième et quatrième rituels, fondés respectivement sur les théories
relatives à l’énergie sexuelle de Wilhelm Reich et sur la danse tournante de la
secte russe des Khlistys (liée à Raspoutine), célèbrent les plaisirs de la
chair. Le cinquième rituel se réfère aux rites des Yésidis, secte irakienne
d’adorateurs du diable, et vante les mérites de l’Homme-Dieu : « Je
suis le Roi qui se magnifie lui-même ! Et toutes les richesses de la
création sont enfouies en Moi ! ». Enfin, les deux derniers rituels, en
partie élaborés par Michael Aquino (membre éminent de l’Église de Satan et
fondateur, par la suite, du Temple de Seth), se plongent dans l’univers
fantastique créé par Lovecraft. Il s’agit moins d’utiliser la figure de Satan
comme moyen de libération que de se fondre dans l’univers cauchemardesque de
l’écrivain américain. Inventeur d’un panthéon démoniaque, celui-ci prédit le
retour du Chaos primitif, incarné par le « fou informe » Azathoth,
enfermé dans une caserne noire au cœur de l’infini. Les disciples de l’Église
de Satan doivent précipiter le retour de ces « Vénérables Anciens »,
à travers un jeu complexe d’incantations, de signes et de mots précis, pour
communier avec eux : « Nous sommes leurs rêves, et ils doivent nous
réveiller ». La présentation, quelque peu carnavalesque, des projets de LaVey
en 1966 laissent donc la place en 1972 à la divulgation d’une magie satanique
clairement articulée autour des symboles maléfiques.
Une petite entreprise à la culture florissante
Du
point de vue organisationnel, la structure rigide et pyramidale des premières
années laissent rapidement la place à une organisation souple qui offre surtout
à LaVey l’opportunité de se constituer un pécule non négligeable grâce à la
vente de « chartes sataniques ». Celui qui est devenu, entre temps,
un conseiller technique reconnu pour le cinéma fantastique cherche moins à
jouer le rôle de gourou qu’à capitaliser sur son nom. Face à la multiplication
des « affaires », dues en grande partie à l’extrémisation de groupes
locaux, la nouvelle épouse de LaVey, Blanche Barton, reprend en main la
« petite entreprise de salut » au milieu des années 1980 pour la
faire de nouveau fructifier. Ainsi, le satanisme redevient cet ennemi ultime
que l’on s’évertue à mettre en scène dans des shows médiatiques pour se faire
peur : les uns dénonçant avec force l’intrusion du Mal au cœur de la
société, les autres se délectant avec plaisir du rôle de bouc émissaire.
De
son côté, LaVey continue à incarner la face noire de l’American way of life,
non sans une certaine réussite, puisqu’il démontre par son existence même qu’il
appartient à chacun de suivre son propre chemin de vie. Il finit d’ailleurs par
reléguer au second plan la dimension spirituelle du satanisme pour insister
davantage sur la nécessité de se libérer de la pensée grégaire, et d’affirmer
ainsi son individualité à la face du monde. L’industrie du divertissement, tout
comme les sociétés de marketing, ne s’y tromperont pas : d’un côté, elles
utiliseront fréquemment l’imagerie attachée au satanisme et, de l’autre, elles
feront du consommateur un être entièrement libre de satisfaire ses désirs.
Ainsi, le dernier ouvrage de LaVey, Satan Speaks !, a été préfacé
par la star de rock Marilyn Manson, et a fait l’objet d’une large
publicité.
(Extrait de Radio Werewolf, entité musicale de The Werewolf Order, groupe satanique schismatique fondé par la propre fille de LaVey, Zeena, et son compagnon, l'autrichien Nikolas Schreck. Ils développent un satanisme nihiliste et misanthropique en réaction au satanisme "édulcoré" du bon père de famille, Anton Szandor LaVey)
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