samedi 2 mars 2013

Itinéraire d'un petit entrepreneur de salut : LaVey et le satanisme (fin)



 
Fort de sa notoriété médiatique, LaVey publie La Bible satanique en 1970 qui rencontre un succès retentissant. Dans un style direct et incantatoire, le livre développe une vision du monde qui s’articule autour du culte de l’ego et de la vénération de la chair, les deux axes se confondant dans une célébration continue de la vie présente. Le renversement systématique de tous les préceptes chrétiens débouche sur une morale du fort et du puissant où l’orgueil, par opposition à l’humilité, sert d’impulsion directrice. Il ne s’agit plus d’« aimer son prochain », mais bien de « haïr ses ennemis » puisque l’homme, en conformité avec son premier instinct (celui de survivre), doit se comporter comme un prédateur face aux proies qui l’entourent.


Un libéralisme carnassier et égotique


Le modèle théorique dont s’inspire LaVey, sans toujours le citer explicitement, est celui de la philosophe Ayn Rand (1905-1982). Née dans une famille juive russe, celle-ci rejoint les États-Unis en 1926, critique vivement le modèle collectiviste et écrit plusieurs romans à succès. Au niveau des principes, Ayn Rand promeut l’ « Objectivisme », philosophie politique radicalement individualiste qui fait l’apologie du capitalisme et de l’homme égoïste. L’être doit affirmer son absolue liberté face aux entraves politiques (étatisme), économiques (socialisme) et religieuses. Le réalisme métaphysique de Rand – l’univers existe objectivement indépendamment de la conscience qui le perçoit – se double d’une approche matérialiste de l’existence : « Les adorateurs de l’homme sont ceux qui consacrent leur vie à l’exaltation de l’estime que l’homme a de lui-même et au caractère sacré de son bonheur sur terre ». 

  
LaVey remise le propos de la romancière dans le cadre du satanisme naissant : l’individu a besoin d’user de la symbolique relative à Satan pour, d’une part, s’émanciper de la société (phase de libération) et, d’autre part, se révéler à lui-même (phase d’affirmation). Mais, son objectif premier et central se situe au niveau mondain : « Je brise toutes les conventions qui ne me conduisent pas au succès et au bonheur terrestre ». La fin ultime du satanisme est donc bien de ce monde. Comment, dès lors, comprendre la dimension religieuse de l’Église de Satan ? Comment vouer un culte à Satan si ce dernier ne représente qu’une étape transitoire de la libération de l’individu ? Ayn Rand évoquait, pour sa part, le remplacement de la religion détestée par un « culte de l’homme » capable de « racheter le plus haut niveau des émotions humaines de la boue du mysticisme et les diriger de nouveau vers leur objet propre : l’homme lui-même ». Il semble que le « pape noir » emprunte une voie similaire, faisant ainsi du satanisme une forme d’athéisme prométhéen.


Le satanisme ou l'heroic-fantasy à la portée de chacun...


En 1972, la parution des Rituels Sataniques donne cependant une teinte beaucoup plus ésotérique à l’Église de Satan. Cette dernière apparaît désormais comme un groupe qui transmet une série de grades spirituels et qui s’organise autour d’un noyau d’« initiés ». Dans leur contenu, les cérémonies revisitent l’histoire de certains rites diaboliques et s’inspirent de théories plus modernes pour véritablement accoucher de pratiques nouvelles, chacune marquée par l’ « esprit » ou l’ambiance satanique. Le premier rituel, intitulé « La messe noire », se réfère explicitement au livre de Huysmans (À rebours) et vise à libérer définitivement l’adepte de l’influence chrétienne. Il mêle – à partir de la description détaillée du romancier français – pornographie, insultes et sacrilèges pour s’achever par une « bénédiction » avec le signe des cornes : trois doigts tournés vers le bas pour nier la trinité et deux doigts orientés vers le haut pour honorer le diable. Le second rituel consiste à libérer l’homme de sa nature spirituelle pour le faire communier avec celle des animaux. À la fin de la cérémonie, un rat est lâché dans l’enceinte du temple et poursuivi par des fidèles désormais « animalisés ». 

  
Les troisième et quatrième rituels, fondés respectivement sur les théories relatives à l’énergie sexuelle de Wilhelm Reich et sur la danse tournante de la secte russe des Khlistys (liée à Raspoutine), célèbrent les plaisirs de la chair. Le cinquième rituel se réfère aux rites des Yésidis, secte irakienne d’adorateurs du diable, et vante les mérites de l’Homme-Dieu : « Je suis le Roi qui se magnifie lui-même ! Et toutes les richesses de la création sont enfouies en Moi ! ». Enfin, les deux derniers rituels, en partie élaborés par Michael Aquino (membre éminent de l’Église de Satan et fondateur, par la suite, du Temple de Seth), se plongent dans l’univers fantastique créé par Lovecraft. Il s’agit moins d’utiliser la figure de Satan comme moyen de libération que de se fondre dans l’univers cauchemardesque de l’écrivain américain. Inventeur d’un panthéon démoniaque, celui-ci prédit le retour du Chaos primitif, incarné par le « fou informe » Azathoth, enfermé dans une caserne noire au cœur de l’infini. Les disciples de l’Église de Satan doivent précipiter le retour de ces « Vénérables Anciens », à travers un jeu complexe d’incantations, de signes et de mots précis, pour communier avec eux : « Nous sommes leurs rêves, et ils doivent nous réveiller ». La présentation, quelque peu carnavalesque, des projets de LaVey en 1966 laissent donc la place en 1972 à la divulgation d’une magie satanique clairement articulée autour des symboles maléfiques.


Une petite entreprise à la culture florissante


Du point de vue organisationnel, la structure rigide et pyramidale des premières années laissent rapidement la place à une organisation souple qui offre surtout à LaVey l’opportunité de se constituer un pécule non négligeable grâce à la vente de « chartes sataniques ». Celui qui est devenu, entre temps, un conseiller technique reconnu pour le cinéma fantastique cherche moins à jouer le rôle de gourou qu’à capitaliser sur son nom. Face à la multiplication des « affaires », dues en grande partie à l’extrémisation de groupes locaux, la nouvelle épouse de LaVey, Blanche Barton, reprend en main la « petite entreprise de salut » au milieu des années 1980 pour la faire de nouveau fructifier. Ainsi, le satanisme redevient cet ennemi ultime que l’on s’évertue à mettre en scène dans des shows médiatiques pour se faire peur : les uns dénonçant avec force l’intrusion du Mal au cœur de la société, les autres se délectant avec plaisir du rôle de bouc émissaire.

De son côté, LaVey continue à incarner la face noire de l’American way of life, non sans une certaine réussite, puisqu’il démontre par son existence même qu’il appartient à chacun de suivre son propre chemin de vie. Il finit d’ailleurs par reléguer au second plan la dimension spirituelle du satanisme pour insister davantage sur la nécessité de se libérer de la pensée grégaire, et d’affirmer ainsi son individualité à la face du monde. L’industrie du divertissement, tout comme les sociétés de marketing, ne s’y tromperont pas : d’un côté, elles utiliseront fréquemment l’imagerie attachée au satanisme et, de l’autre, elles feront du consommateur un être entièrement libre de satisfaire ses désirs. Ainsi, le dernier ouvrage de LaVey, Satan Speaks !, a été préfacé par la star de rock Marilyn Manson, et a fait l’objet d’une large publicité.     


 (Extrait de Radio Werewolf, entité musicale de The Werewolf Order, groupe satanique schismatique fondé par la propre fille de LaVey, Zeena, et son compagnon, l'autrichien Nikolas Schreck. Ils développent un satanisme nihiliste et misanthropique en réaction au satanisme "édulcoré" du bon père de famille, Anton Szandor LaVey)
 

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