Le bel article de Xavier Méra avait peut-être un seul tort : mettre le nom austère de Charles Fourier - l'homme qui ne souriait jamais - au côté de celui de Marcela Iacub, pimprenelle inoffensive. On sait bien que les théories de Fourier prêtent à sourire et qu'il est de bon ton de se moquer de la vie sexuelle des artichauts, de la transformation de l'océan en limonade ou encore de l'avènement des "solariens".
Mais ces prédictions ne sont pas plus "idiotes" que celles dont on voudrait nous faire croire qu'elles sont à une portée d'humain, déjà inscrite dans les linéaments de l'histoire. N'est-ce pas Marx ! Ou est passé la loi inexorable du matérialisme dialectique ? N'est-ce pas Hayek ! A quand le marché qui tourne tout seul, comme une toupie sur elle-même ? Tous les grands visionnaires ne sont pas à cela près, et Fourier ni plus ni moins que les autres. On serait même surpris de rencontrer dans sa demeure cérébrale quelques pièces inattendues.
A commencer par ce lien indéfectible
qui voudrait le rattacher à la grande histoire du socialisme, comme un pendu à
sa corde. Engels était trop heureux de mettre le vieil « illitéré » –
comme il se nommait lui-même – dans sa besace pour mieux le faire taire (avec
Saint-Simon et Owen) et célébrer ainsi les vertus du socialisme scientifique
(par opposition, bien sûr, aux « délires » des socialistes utopiques)[1].
Il n’y a pas, non plus, chez lui de
pièces dédiées à la Révolution française et encore moins de culte à l’Être
suprême. Au contraire, il dénonce vigoureusement les excès de la Terreur
révolutionnaire et développe une critique en règle de la philosophie des
Lumières. Fourier ne se paie pas de mots et devine très tôt que les idoles
« liberté », « égalité » et « progrès » ne
servent qu’à bercer le peuple d’illusions tandis que les bourgeois s’occupent
de la « bonne » marche du monde.
Il n’entretient pas, non plus, de
cabinet des curiosités et/ou de salon des fictions politiques. On oublie
trop souvent que le terme « utopie » change de sens au XVIIIè
siècle. Il renvoie moins à la projection d’une cité idéale, telles qu’ont pu
l’imaginer Thomas More ou Campanella, qu’il ne dessine concrètement les
contours de la société à venir. Et, dans ce cadre, Fourier (tout comme
Saint-Simon) se voit plutôt comme un « inventeur » voire un
« ingénieur » d’une nouvelle science sociale – au sens d’organisation
rationnelle de la cité. C’est également pour cette raison qu’il laisse la
révolution à ceux qui continuent à croire dans une sorte de messianisme
politique. Lui préfère la mise en place des petites communautés – les
phalanstères ne sont pas une vue de l’esprit (même s’ils termineront tous en
fiasco) – dans lesquels la vérité s’expérimente au quotidien.
Le paradoxe, chez Fourier, c’est que sa
demeure contient deux immenses salles, celle de la physique sociale et celle de
la providence divine, qui se situent à des niveaux différents. La première
dépend d’un fluide, la passion amoureuse, qui circule entre tous les hommes
jusqu’à produire un très vaste ensemble de relations dynamiques et d’échanges
multiples. Dans son langage propre, il ne fait que devancer ici l’inventeur de la sociologie, Auguste Comte, en rappelant que la réalité de l’homme dépend
toujours des relations qu’il entretient avec les autres. Réguler la mécanique
sociale et harmoniser les passions individuelles, c’est finalement la même
chose.
La maison fouriériste se complique
allègrement lorsque l’on comprend qu’à l’étage, et au sous-sol, il faut prendre
en compte les multiples univers qui complexifient le schéma de l’organisation
humaine. Impossible, en un mot, de traiter de la répartition des tâches
domestiques sans prendre en compte la configuration des astres. Heureusement,
« Dieu a bien fait tout ce qu’il a fait » dit Fourier, et il
appartient aux hommes de réarticuler ensemble tous les plans de l’existence
(humain, végétal, animal, astral, sidéral, etc.) pour atteindre l’harmonie
universelle. Ce qui, vous l’avouerez, est une tâche immense. Et il n’est pas du
tout impossible que, selon certains rapports analogiques, le requin devienne un
animal de compagnie, l’océan une limonade pétillante et le chou un mystère de
l’amour.
Quand on arrive à ce niveau, c’est que
l’on a trouvé l’une des portes qui relient les deux salles, et emprunté
l’escalier qui mène au bureau de Fourier, à moins que ce ne soit la chambre à
coucher…
[1]
Thèse explicitement soutenue et mise en ordre dans Socialisme utopique et
socialisme scientifique (1880).
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