En cette période
printanière, la température a semblé monter d’un peu plus de quelques degrés et
le climat virer carrément à l’orage à Tourcoing. Dans la nuit du dimanche 31 mai au lundi 1er
juin, une patrouille de police a tenté
de contrôler les trois occupants d’une 106 qui venaient de griller un feu rouge.
Le résultat fut une tentative de fuite qui s’est terminée dans un arbre.
Distancés, les policiers sont arrivés quelques instants plus tard sur place
pour constater le bilan : un mort, le passager avant, âgé de 19 ans, le
conducteur dans le coma et une fracture du tibia pour le passager arrière.
Le bilan a été lourd aussi pour
la ville : une soixantaine de véhicules brûlés depuis lundi, deux cent
policiers et gendarmes mobilisés, des dizaines d’arrestations, débouchant sur
quelques comparutions immédiates. A l’issue des affrontements, qui se sont
propagés également à Roubaix, deux policiers ont été blessé par une voiture
dont les occupants ont foncé sur les agents de police. L’épicentre des émeutes,
le quartier de la Bourgogne à Tourcoing, a été ravagé par les affrontements et
il est encore difficile de chiffrer la facture après sept nuits de violences. Les
émeutes ont été l’objet d’un traitement pudique dans la presse écrite comme sur
les antennes radios et télés et la couverture médiatique n’a pas vraiment
été à la mesure de l’impressionnant déploiement policier. De loin en loin ont
été évoqué les « échauffourées », « violences » et affrontements
entre « jeunes » et forces de l’ordre, sans dépasser le cadre imposé
par les éléments de langage habituellement dévolus au traitement des émeutes
urbaines. L’incident, dans son déroulement et sa conclusion souligne pourtant
de manière inquiétante les tensions qui travaillent toujours la société
française deux semaines après les commémorations qui ont entouré le verdict et
l’épilogue de l’affaire de Clichy-sous-Bois, point de départ des émeutes de
2005.
(Image: corto74.blogspot.fr)
Le verdict rendu par le
tribunal de Rennes, le 18 mai dernier, concluant l’affaire du décès de Zyed et
Bouna, a suscité au contraire de très nombreuses réactions dans les médias et
la classe politique. Le 27 octobre 2005, les deux mineurs avaient pris la fuite
pour éviter un contrôle de police et tenté de trouver refuge dans un transformateur
EDF, mourant électrocutés. L’accident tragique avait mis le feu aux banlieues françaises,
occasionnant la destruction de milliers de véhicules et de dizaines de
bâtiments privés ou publics, dont des écoles, des gymnases ou des médiathèques.
La mort de Zyed et Bouna a été largement commémorée et l’annonce du verdict du
tribunal de Rennes, aboutissant à la relaxe des deux policiers inculpés de
« non-assistance à personne en danger », a suscité l’émotion et
l’indignation dans les quartiers et villes à l’origine des émeutes bien sûr,
mais aussi chez un certain nombre de personnalités. L’universitaire et
sociologue Didier Lapeyronnie, professeur à Paris IV, n’a pas hésité à évoquer
dans le journal Le Monde du 19 mai dernier, un « verdict
politique » et un « déni de justice ».
La proximité chronologique
entre les émeutes récentes de Tourcoing et le verdict médiatique de l’affaire
Zyed et Bouna permet de tracer quelques parallèles. Si l’on considère pour
commencer la réaction de Didier Lapeyronnie, on remarque que son eulogie
sociologique laisse de côté, comme cela a été le cas dans la plupart des médias
et chez nombre de commentateurs, la mort de trois autres personnes au cours des
émeutes de 2005 : celle de Salah Gaham, de Jean-Jacques Le Chénadec et de
Jean-Claude Irvoas. Salah Gaham, gardien d’immeuble de 34 ans à Besançon, est mort
asphyxié dans la nuit du 2 au 3 novembre 2005 après avoir tenté d’éteindre l’incendie
déclenché dans le hall de la cité étudiante où il travaillait. Jean-Jacques Le
Chénadec lui était âgé de 61 ans et résidait à Stains dans le 93. Descendu
éteindre un feu de poubelle le soir du 4 novembre 2005, il meurt des suites
d’un coup de poing reçu au cours d’une altercation. Son meurtrier, Salaheddine
Alloul a été condamné à cinq ans de prison. Jean-Claude Irvoas, 56 ans, employé
par une société d’éclairage urbain, est décédé le jour ou Zyed et Bouna ont
trouvé la mort dans un transformateur. Pris à partie alors qu’il photographiait
un lampadaire, il a été battu à mort. Les agresseurs et leurs complices ont été
condamnés en 2007 à des peines de 2 à 15 ans de réclusion.
Une patrouille de CRS à Tourcoing après les violences urbaines. [Philippe Huguen / AFP /Archives]
On soulignera bien sûr que
le drame de Zyed et Bouna n’avait pas connu encore de règlement judiciaire et
que les familles étaient toujours en attente d’un jugement. Pour autant la
réaction très outrée de Didier Lapeyronnie exploite sans remord l’émotion
suscitée par l’événement tout en faisant la démonstration d’un pathos très
sélectif. Il semblait premièrement assez juste de rappeler à l’universitaire,
et à bien d’autres avec lui, les autres tragédies qui ont accompagnés les
émeutes de 2005, d’autant plus que Lapeyronnie assimile un verdict de justice à
une décision politique de façon plutôt cavalière et que son argumentaire,
auquel son titre universitaire est censé apporter une caution scientifique, montre
une approche très idéologique de l’événement. « Justice de classe, justice
blanche entérinant le racisme et légitimant la violence », proclame
Lapeyronnie. On se croirait chez Emmanuel Todd qui, dans son récent Qui est
Charlie ?, déploie également sans mesure et sans nuance tout
l’éventail du discours victimaire et se laisse aller à un manichéisme tendant visiblement
à devenir une forme d’obsession dans les départements de sociologie français.
Catholique zombie contre minorités fragiles et opprimées chez Todd,
« justice blanche et justice de classe » chez Lapeyronnie, le
vocabulaire des deux intellectuels est assez caractéristique d’une intelligentsia
qui s’est depuis trente ans choisie une nouvelle classe d’opprimés et d’élus
avec les populations immigrées des banlieues, aussi bien idéalisées que
réifiées par ces nouveaux croisés. Comme chez Todd, ce manichéisme médiatique,
qui ne manque pas en retour de provoquer des crispations très identitaires dans
l’électorat qui donne des sueurs froides au PS, dessert l’analyse, pourtant
nécessaire, du désastre de la politique à la fois migratoire, urbaine et
sociale de la France. Lapeyronnie souligne avec raison « que la distance
et la méfiance vis-à-vis de la République ont aussi considérablement
augmenté » et que « les réactions aux attentats de janvier ont aussi
révélé ce sentiment d’étrangeté ou de non-appartenance à la République ou à une
même nation. » Il suffit d’observer la similitude entre le déroulé des
événements de Clichy-sous-Bois et ceux des émeutes de Tourcoing il y a quelques
jours pour s’en convaincre.
Dans les deux cas, une
simple tentative de contrôle d’identité, l’une après un signalement de vol,
l’autre après un feu rouge grillé, provoque la fuite immédiate des suspects.
Sans que les forces de police en soient directement responsables, parce qu’il
faut bien, là encore le rappeler, la France ce n’est pas les Etats-Unis et
Clichy comme Tourcoing, ce n’est pas Ferguson ou Baltimore, les fuyards
trouvent la mort, soit en entrant dans un transformateur EDF, soit en percutant
un arbre après une course en voiture dont il est heureux qu’elle n’ait pas fait
d’autres victimes. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et
déclenche des violences qui pourraient passer pour insurrectionnelles s’il existait
une quelconque solidarité entre des bandes de cité, qui affichent au contraire
un comportement exclusivement territorial. Les conséquences ont été, dans le
cas récent de Tourcoing, bien moindres que celles de Clichy car les émeutes ont
été rapidement circonscrites. Et il est sans doute heureux qu’elles n’aient pas
été plus médiatisées par cela aurait pu entraîner à nouveau ce phénomène de
surenchère qui avait mis le feu aux banlieues françaises en 2005. Mais de même
qu’à Clichy, le retour au calme à Tourcoing signifie le retour au statu quo et
le décompte de la facture, forcément salée pour les pouvoirs publics et les
contribuables. Les « quartiers » redeviennent des lieux où sévissent
un chômage massif, une délinquance endémique et où les pouvoirs publics
interviennent à minima dans ces territoires perdus de la république, pour
reprendre l’expression utilisée en 2002 par l’historien Georges Bensoussan.
Pour le maire de Tourcoing,
Gérald Darmanin (UMP), le baptême du feu a été rude. Né à Valenciennes, député
de la dixième circonscription du nord depuis 2012, conseiller municipal de
Tourcoing depuis 2008, Gérald Darmanin a été très largement élu en mars 2014
face au socialiste Michel-François Delannoy. Placé par les émeutes de la
semaine dernière dans une situation plutôt difficile, le nouveau maire de
Tourcoing a soutenu le déploiement des forces de l’ordre décidé par la
préfecture du nord…et s’est attiré les critiques des milieux associatifs et des
familles qui ont dénoncé les violences policières et insisté sur la qualité de
victime de Pierre-Eliot Zighem, le passager de la Peugeot 106 qui s’est
encastrée dans un arbre après sa course folle. Le même mécanisme que lors des
émeutes de Clichy – ou celles de Villiers-le-Bel en 2007 - s’est mis en
place : délinquance, fait divers tragique, mise en cause de la police et
bouffée délirante débouchant sur des émeutes, répression policière et
protestations des habitants contre leur isolement social et économique mais aussi
victimisation des individus dont la fuite immédiate, qui trouve une issue
tragique, montre la défiance largement entretenue vis-à-vis de la police et des
pouvoirs publics dans des quartiers qui ressemblent autant à des territoires
délaissés qu’à des zones de non-droit.
Pas délaissés par tout le monde
cependant car si quelque chose a changé depuis 2005, c’est le rôle préoccupant
joué dans ces quartiers par une religiosité qui, dans la jeunesse des banlieues
en particulier, ne prend pas une forme très républicaine. Ali Benfalia, attaché
territorial de 54 ans et fondateur en 2013 de l’association Baniya, en lutte
contre l’islamophobie, le reconnaissait lui-même après les attentats de janvier
2015 dans Nordéclair : « Ces événements sont le début d’une
histoire. À un moment la France va devoir s’interroger sur sa propre diversité
religieuse et sur pourquoi des gens en viennent à ce type de réaction. (…) Je
suis très pessimiste parce que des jeunes sans lien affectif, sans repères,
j’en croise beaucoup en tant qu’éducateur. » Comme le dit lui-même DidierLapeyronnie
dans Le Monde : « En dix ans, venant combler le vide
politique, l’islam a pris une place centrale dans la vie sociale et
individuelle. Pour une grande partie de ces populations, il s’agit là de la
seule ressource culturelle et politique disponible. » On ne le contredira
pas là-dessus, regrettant seulement que les facteurs d’unification de la
jeunesse dans des zones de plus en plus coupées de la nation soit la violence
urbaine ou l’islamisme radical. La solution ? Le retour des pouvoirs
publics dans ces quartiers, certainement, mais le contexte économique ne semble
pas favorable pas plus que l’on ne sent une réelle volonté politique d’agir au
niveau national. Du côté des habitants des quartiers concernés, comme celui de
la Bourgogne, certains appellent à la responsabilisation, comme l’ancien
candidat aux municipales Mansour Néchaf, dans La Voix du Nord du 7juin, qui appelle à « veiller à ce que nos enfants en âge d’être
potentiellement émeutiers soient à la maison et à l’abri près de nous, à partir
de 22 heures. » Ca non plus, ça ne paraît pas gagné.
Egalement publié sur Causeur
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