« Le Verbe s'est fait
chair », écrivait Fabrice Hadjaj dans un article donné à Causeur, « il
convient donc que les croyants ne se rassemblent pas seulement autour d’une
série de dogmes, mais encore autour d’un visage, d’une personne ancrée dans
leur histoire, image du Christ au milieu de ses apôtres. Sans ce mystère de
vicariance, le christianisme tend à se désincarner et se couler dans le vague
du spiritualisme. »
Cette conception se
retrouve au cœur de la tragédie post-moderne que propose Fabrice Hadjaj avec sa
pièce, Jeanne et les post-humains, ou le sexe de l’ange, qui clôt
une trilogie entamée avec Le massacre des innocents et Pasiphaé. Tragi-comédie
futuriste et an-historique, Jeanne et les post-humains poursuit la
réflexion d’Hadjaj sur un totalitarisme de la désincarnation qui, sous toutes
ses formes, impériale, globale et technique, voudrait éradiquer le rapport
essentiel et primitif à la chair, au désir, à la maternité, à la douleur, à la
vie en somme.
Dans le Mystère des
Saints-Innocents, Charles Péguy écrivait en 1912 : « Une
béatitude d’esclaves, un salut d’esclaves, une béatitude serve, en quoi voulez-vous
que ça m’intéresse. »[i]
Jeanne et les post-humains met en scène cette liberté d’esclaves, de
manière absurde et grotesque. Joan 304 est caissière chez Ark-Market en l’an 87
de la DéMo, la Démocratie Mondiale. Dans ce futur lointain et beaucoup trop
proche à la fois, une sorte de techno-gouvernement global règne sur un peuple
de citoyens-consommateurs, sans avoir eu à s’imposer par la force. Heureux dans
l’esclavage, les hommes et les femmes de ce temps-là ont accepté d’aliéner leur
existence à la promesse d’une liberté totale, d’une évasion perpétuelle à
travers la virtualité de l’interconnexion planétaire et du cybermonde qui les
lie tous et les entrave plus sûrement que le plus étroit des cachots. La
promesse d’un plaisir indéfiniment renouvelé et démultiplié par la jouissance
virtuelle a enchaîné les humains au contrôle des machines qui exaltent leur
désir grâce à une batterie d’additifs technologiques, de prothèses, d’implants,
de consoles qui garantissent la béatitude perpétuelle des jouisseurs serviles
du tout-immédiat. « La playbox IV change le vieux coït à deux, limité à un
genre et à une espèce, en une plateforme qui vous connecte à d’innombrables
partenaires et vous donne la possibilité d’explorer tout l’univers de la
jouissance », proclame l’une des pages de publicité insérées entre deux
scènes de cet étrange roman théâtral. « Depuis que j’ai la Playbox IV, je
suis absolument comblée. Je peux regarder les autres sans envie, avec des
intentions toujours pacifiques », assure l’une des citoyennes satisfaites
de cette variation orwellienne. Citoyenne comblée, repue, animée à jamais
d’intentions pacifiques, sans envie, sans désir autre que synthétique et
inoffensif, le seul désormais toléré.
Dans cette dictature de la
jouissance mondiale, Joan 304, de la compagnie Ark-Market, travaille comme
caissière car, en dépit de l’automatisation générale des tâches, les
démo-citoyens sont restés attachés à leurs bons vieux supermarchés et ont
revendiqué « le droit de déambuler parmi les marchandises, de les
soupeser, de lire tranquillement leurs étiquettes ou simplement d’admirer les
couleurs des emballages recyclables. C’était pour eux, dans la semaine, une
respiration plus importante que celle des espaces verts. »
Dans ce monde où la chair
répugne, où l’on rêve de remplacer l’organique suspect par le synthétique et
dans lequel seul le coït numérique et l’insémination artificielle sont tolérés
par la loi, Joan d’Ark-Market commet l’infraction suprême en s’unissant
charnellement avec Valentin 608, l’un de ses collègues avec lequel elle a un
rapport sexuel, le plus naturellement et pathétiquement du monde : sur la
photocopieuse. Mais dans le monde de Concordia, où l’univers du fabriqué
a complètement remplacé celui du donné, où les arbres et les oiseaux ne
sont plus eux-mêmes que des productions artificielles, Joan commet
l’irréparable : elle tombe enceinte.
On la jette immédiatement
en prison. Ce qui ne se fait plus depuis des lustres. On implante normalement
aux individus socialement déviants une puce traçante et une caméra qui filment
leurs faits et gestes toute la journée, ce qui donne lieu à de nouvelles
émissions de TV-Réalité suivies par des millions de Citoyens-Internautes avides
de s’immerger virtuellement dans des expériences de vie nouvelles. Mais pour
Joan d’Ark, c’est différent. Sa grossesse est un paléo-crime qui n’a plus été
observé depuis des décennies. La soudaine irruption dans cet univers neutre,
aseptisé et autoreproducteur, du mécanisme biologique de la conception de la
vie est un scandale, pire, la réapparition d’une maladie peut-être contagieuse
qu’il convient de traiter au plus vite. Le monde de la Techno-Démocratie
Mondiale a su éliminer la vicariance, la limitation physique de l’individu par
la géographie physique, par la biologie, le sexe, l’enfantement, la filiation.
L’acte commis par Joan d’Ark est non seulement barbare mais il ramène soudain
le post-humain à une limitation originelle intolérable.
Dans le second opus de la
trilogie théâtrale de Fabrice Hadjaj, la reine Pasiphaé, épouse du roi Minos, frappée
de folle passion pour un taureau blanc, demandait à Dédale de lui fabriquer une
vache mécanique dans laquelle elle s’étendra pour s’accoupler avec la bête.
Dans Joan et les posthumains, les citoyens de la Techno-Démocratie
mondiale s’accouplent dans l’immense espace virtuel de l’internet global en
adoptant toutes les formes que la machine leur permet de revêtir dans leurs
phantasmes numériques. « Hier, j’ai fait l’amour avec une baleine (j’étais
moi-même un Mammouth) », se réjouit une techno-citoyenne. Mais à l’instar
de la reine Pasiphaé dans sa pièce précédente, Joan d’Ark refuse de condamner
le monstre qu’elle porte, fruit d’une union bestiale et anomalie intolérable en
regard des valeurs technocratiques et hygiénistes qui guident cette société
célébrant le culte du non-être suprême.
Lestée de thématiques aussi
graves, on pourrait craindre que cette tentative théâtrale de mettre en scène
une nativité christique et scandaleuse ne devienne lourdement démonstrative.
Bien au contraire, Hadjaj provoque, avec une inventivité très
cinématographique, la rencontre improbable entre les Evangiles, Georges Orwell
et Philip K. Dick, dans ce nouveau procès de Jeanne d’Arc en trois actes et 140
pages. Les interrogatoires glaçants à la 1984 alternent avec les
monologues angoissés des protagonistes hyperconnectés, perpétuellement
insatisfaits par la satisfaction complète de tous leurs désirs. Les pages de
publicité vantent les mérites du Compost Universel, qui permet de
produire de l’énergie à partir des défunts au lieu de « les laisser se
putréfier sous terre » ou « de les réduire inutilement en
cendres », ou soulignent les avantages de la « grossesse
transpéciste » qui « ne déforme pas le corps » et permet de
« franchir les barrières de votre espèce » en accouchant par exemple
du « cochaïen de chez Pet-Shop », hybride alliant « la
propreté du chat, la fidélité du chien, l’intelligence du cochon… ».
Quelques fragments d’histoire du temps futur expliquent enfin comment le
smartphone intégré a remédié à la monotonie déprimante des relations humaines et
de quelle manière les langues archaïques tels que le français ont laissé place
à un idiome plus souple, plus neuf, capable d’épouser et de traduire toutes les
innovations de la technologie libératoire.
Les thèmes abordés par
Hadjaj tranchent avec le caractère très consensuel de la création théâtrale
contemporaine dont l’avant-gardisme revendiqué est devenu depuis bien longtemps
notre nouvel académisme. Le decorum orwellien et le foisonnant bestiaire
à la K. Dick, tournent en dérision la prétention désespérée d’une société qui
n’aspire qu’au vide, à la dilution d’elle-même dans la satisfaction de tous et
de tout, dans l’abolition de toute contrainte par l’abolition de toute
existence. On pense aussi à la férocité et au sens du ridicule contemporains d’un
Muray ou au génial Lino Aldani[ii]
qui imaginait dans les années soixante une société de consommation malade de la
crainte de tomber malade au point de sombrer dans un véritable totalitarisme
médical. Tout comme eux, Hadjaj a pris le parti de rire de la tragi-comédie
technolâtre. Quand on lit pourtant, qu’aux Etats-Unis, une association
féministe assigne la Federal Drug Agency, rétive à la commercialisation
du Viagra féminin, parce ce que l’accès au plaisir augmenté ne doit pas être
discriminant, on rit jaune.
Fabrice Hadjaj. Jeanne ou les posthumains ou le sexe de l'ange. Edtions de Courlevour. Novembre 2014. 17 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire