dimanche 7 juin 2015

Le populisme, une histoire russe


         Le succès du terme « populisme » révèle les impasses d’une démocratie prise entre les mailles d'une technostructure lointaine et impersonnelle. Il figure un mouvement de retour sur soi à travers la notion ambivalente de peuple, et en appelle à une reprise de soi sur le plan de l’action politique. Comme l’avaient déjà montré les sociologues italiens Roberto Michels et Vilfredo Pareto dès les années trente, la dynamique inhérente au système démocratique réside dans la constitution d’une oligarchie relativement homogène qui verrouille les accès d’entrée aux positions de pouvoir. D’où les réactions épidermiques, qualifiées aujourd’hui de « populistes » (hier de « révolutionnaires »), à un processus qui relègue les citoyens à l'arrière-plan de la scène politique.

En tout état de cause, la diffusion polémique du terme dans l’espace public conduit à s’interroger sur ses racines historiques et son contenu idéologique. Or les éléments de réponses restent pour le moins contrastés, les uns faisant remonter le phénomène jusqu’aux cités antiques, les autres préférant le fixer dans les soulèvements populaires des Amériques à la jointure du XIXè et du XXè siècle. Sans avoir l’ambition de trancher ces débats, il convient de rappeler que le populisme (revendiqué comme tel !) est peut-être né en Russie, avec le mot Narodnitchestvo, qui désignait alors un « esprit diffus qui s’empara d’une partie de la jeunesse du pays entre 1860 et 1880 ».

C’est un excellent petit ouvrage, Les tchaïkovtsy, esquisse d’une histoire (par l’un d’entre eux), qui révèle un pan de l’histoire cachée du mouvement révolutionnaire  russe né au début du XIXè siècle. Dès 1825, les décembristes s’organisent en une myriade de sociétés secrètes pour s’opposer au pouvoir tsariste avant de prendre forme dans un mouvement que l’on nomme déjà « populisme révolutionnaire » avec des personnalités comme Bakounine, Netchaïev et Lavrov. À partir de 1870, les premières organisations (« Terre et liberté », « La Volonté du peuple », « Le Partage noir », etc.) se caractérisent par l’utilisation récurrente de la violence qui atteint son paroxysme avec l’assassinat d’Alexandre II en 1881. Dès lors, la figure charismatique (et ambiguë) de Netchaïev emporte tout sur son passage et cristallise à elle seule ce déchaînement de violence nihiliste. On parle alors du courant des netchaïevtsy dont la stratégie vise à multiplier les points de tension afin de provoquer la révolte du peuple et de renverser ainsi l’ordre établi. Le cours de l’histoire s’est naturellement arrêté sur leurs actions spectaculaires à tel point que le deuxième courant, celui des tchaïkovtsy, a quasiment été passé sous silence. Or, c’est bien ce dernier qui a porté au cœur d’une jeunesse en ébullition le programme de retour au peuple, autrement nommé « populisme », avec des moyens beaucoup plus pacifiques.

L’ouvrage Les tchaïkovtsy vient donc combler une lacune importante grâce à la traduction d’un Journal (en partie inachevée) écrit par l’un d’entre eux – dont l’auteur reste aujourd’hui inconnu[1]. Au départ, ce courant qui ne regroupe que quelques étudiants de Saint-Pétersbourg s’oppose au nihilisme de Netchaïev tout en se revendiquant des idéaux révolutionnaires. Il ne s’agit pas pour eux de porter l’étincelle au cœur du peuple mais plutôt d’y faire retour afin de redécouvrir l’organisation communautaire et de renouer les liens avec la terre et la nature. Chemin faisant, la jeunesse estudiantine compte également éclairer le peuple-paysan des agissements d’une noblesse définie comme la classe opprimante. 

Il s’ensuit une toute autre organisation que celle pensée par les tenants du socialisme scientifique : les cellules activistes laissent la place à des cercles informels tandis que la doctrine socialiste s’ouvre à des formes éthiques d’activité, fondées sur le réseau et la camaraderie. La pensée de Marx, si elle est une référence cardinale, s’interprète dans le cadre d’un imaginaire volontiers romantique et s’accompagne d’une vision idéalisée de la vieille Russie. L’horizon d’attente reste l’émancipation du peuple mais passe en priorité par une forme d’éducation populaire. Ainsi, les groupes locaux, reliés entre eux par quelques émissaires et en contact avec une imprimerie genevoise, s’évertuent à éditer et à diffuser de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de la Révolution française, aux doctrines socialistes (Proudhon, Marx, etc.), à la Russie ancienne, etc.

Les premiers procès contre les tchaïkovtsy datent de 1871 et visent principalement à stopper cette propagande par les livres – sachant que le mouvement se limite à quelques groupes minoritaires installés dans les grandes villes.  Cependant, la multiplication des communes étudiantes, bientôt renforcées par les séances d’auto-instruction et par les contacts pris avec le monde ouvrier, finit par donner du relief à une action centrée sur un mot d’ordre : « Allez au peuple ! ». En 1874, ce sont des milliers de personnes qui partent à travers la Russie, de l’Oural à Odessa, pour aller à la rencontre de ce peuple paysan. Composé en majeure partie d’étudiants, souvent issus des classes privilégiées, le mouvement peine cependant à trouver des relais dans un monde très éloigné des préoccupations politiques et sociales. Les étudiants sont plutôt accueillis comme de jeunes illuminés que comme des propagandistes zélés. Assurément, la communauté traditionnelle rurale (obchtchina) telle qu’elle est imaginée par les tchaïkovtsy est très éloignée de la réalité.


La même année, en 1874, le pouvoir met un terme à l’expérience en arrêtant plus de 2500 personnes. Les condamnations contribuent à radicaliser les responsables du mouvement qui finissent, pour la plupart d’entre eux, par basculer dans l’activisme révolutionnaire. La parenthèse populiste vient de se refermer sur l’histoire russe. Lénine, né en 1870, mènera le processus révolutionnaire jusqu’à son terme en s’appuyant sur la création d’un véritable parti politique, envisagé comme l’avant-garde éclairée du peuple en marche. Les professionnels de la révolution ont en quelque sorte pris le pas sur les socialistes utopiques, faisant du peuple un simple instrument de la lutte des classes.

On le voit, le populisme russe ne peut pas être considéré comme un mouvement politique, avec une doctrine précise et une stratégie de conquête du pouvoir, mais plutôt comme un état d’esprit qui anime la jeunesse russe dans les années 1870. Le retour au peuple est alors compris comme la condition nécessaire de l’émancipation des individus avec, d’un côté, la redécouverte de la socialité communautaire et, de l’autre, la libération de la classe opprimée. Nous sommes ici à l’antipode de sa version contemporaine qui désigne l’idéologie ou l’attitude d’un mouvement politique qui se réfère explicitement au peuple afin de renverser les élites gouvernantes et/ou stigmatiser les minorités censées s’être accaparées le pouvoir. Il faut dire que le peuple sur lequel repose tout entier le régime démocratique a depuis longtemps cédé la place à une multitude de clientèles électorales dont les partis politiques se disputent les parts de marché. Dans ce contexte, l’histoire du populisme russe peut paraître désuète, voire surannée ; elle n’en reste pas moins un témoignage essentiel d’une aspiration proprement démocratique : celle de faire peuple dans une expérience de vie concrète et originale. 





[1] Précisons que cette traduction fait l’objet d’une présentation précise de la part de son auteur, Thibault Bâton, à laquelle il faut ajouter une préface éclairante de Korine Amacher. Cf. Les tchaïkovtsy. Esquisse d’une histoire (par l’un d’entre eux) 1869-1872, traduction du russe et présentation de Thibault Bâton, préface de Korine Amacher, Rennes, Pontcerq, 2013, 110 pages.

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