De quelle étrange religion Emmanuel Todd se fait-il l’apôtre dans son
dernier ouvrage, Qui est Charlie ? Manifestement inspiré par un
dogmatisme plus doctrinal que scientifique, l’essai laisse pantois celui qui avait
trouvé dans la lecture de L’illusion économique (1997) une des
rares balises pour s’orienter dans la France béatement européiste des années
1990. Il n’y avait à l’époque pas grand-monde pour éclairer quelque peu les
enfants de classe moyenne catholiques zombies qui ne se sentaient pas vraiment Maastricht
et qui ne croyaient pas plus en la monnaie unique, « pastiche monétaire
d'une distribution de Prozac » (L’illusion économique).
Il paraît moins aisé de suivre Emmanuel Todd quand il se demande après
janvier 2015, dans Qui est Charlie ?: « Comment affronter
l’ignorance vertueuse en marche, oser dire que les manifestants, avec leurs
crayons à papier symboles de liberté, insultaient l’histoire puisque, dans la
séquence antisémite et nazie, les caricatures de juifs à peau sombre et au nez
crochu avaient précédé la violence physique ? » Il y a, derrière cette outrance
affichée du propos, quelque chose qui subsiste de l’esprit critique acéré de
celui qui fut capable à 22 ans de pronostiquer la chute de l’empire soviétique,
en 1976. Mais on sent qu’il y a aussi quelque chose qui déraille et qui pousse
à se demander : qui est Emmanuel Todd et que sont ses illusions
devenues ?
Dans le système durkheimien et wébérien d’Emmanuel Todd, le milieu
familial joue un rôle prépondérant dans la détermination des choix accomplis
par les individus ou les groupes sociaux. Fils du journaliste Olivier Todd,
petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et cousin de Claude Lévi-Strauss, les
origines familiales de Todd l’inscrivent donc dans la longue histoire d’une élite
intellectuelle et bourgeoise française ralliée au communisme après avoir usé
les bancs des grands lycées parisiens (voire de Cambridge, dans le cas de Todd,
qui a d’ailleurs bifurqué vers le centre gauche après un court passage chez les
Jeunesses Communistes). Emmanuel Todd appartient aussi à une lignée d’emmerdeurs,
empêcheurs de penser en rang, comme son grand-père, Paul Nizan, qui rend en
1939 sa carte du parti communiste pour cause de pacte germano-soviétique, se
fait tuer en 1940, puis insulter pendant des années par l’écœurant Maurice
Thorez. De même pour son père, Olivier Todd, journaliste communiste qui, réalisant
au Vietnam, en 1973, le rôle véritable joué par le Vietcong prit le risque d’en
témoigner dans le Nouvel Observateur, où il fut censuré, avant de s’en
ouvrir au journal Réalités, dans lequel il dénonce l’« attitude
pro-vietnamienne et l’antiaméricanisme dans lequel se complaît
l’intelligentsia, ainsi que le sentiment de culpabilité des Blancs
sur-développés vis-à-vis des pays du tiers-monde ». Pas exactement le discours
le plus audible qui soit dans les années 1970.
Avec de tels antécédents, on comprend pourquoi Emmanuel Todd choisit de
s’en prendre lui-même à une intelligentsia française shootée au prozac
européiste. Dans la même logique, on comprend la réaction de rejet qu’il a pu
éprouver à l’égard du mouvement du 11 janvier. Quand on est allergique au
consensus béat, voir 4 millions de personnes dans la rue et les petits
« Je suis Charlie » fleurir partout, c’est en effet effrayant.
Cette fois pourtant, en croyant échapper au manichéisme Charlie, Todd
sombre avec Qui est Charlie ? dans un autre type de schématisme et
de pensée consensuelle qui n’a certes pas nuit aux chiffres de vente de son
essai. Rendons lui justice : la notion de « catholicisme zombie »,
qu’il a élaboré avec le démographe Hervé Le Bras dans Le Mystère Français en
2013, n’est pas un outil d’analyse inadéquat pour comprendre cette France remplaçant
inconsciemment une culture religieuse défunte par une religiosité nouvelle et
très matérialiste qu’il associe, dans Qui est Charlie ?, au culte
de la monnaie unique. La France du « catholicisme zombie » est
plongée, écrit Todd, « dans un état de vide métaphysique abyssal ». Un
constat qui semble pour autant ne pas dater d’hier si l’on en croit ces
quelques lignes écrites par Roger Martin du Gard, dans son premier roman, Devenir !,
publié…en 1912 : « Il restait en lui comme un résidu décoloré,
désagrégé, une sorte d’instinct hérité et inerte. S’il n’avait plus la foi, il
avait encore, épars en lui, des « moi » catholiques, qui ne se
coordonnaient plus, mais qui présidaient encore à quelques-unes de ses pensées
et à beaucoup de ses actes. » [1]
Belle définition du « catholicisme zombie » proposée il y a
plus d’un siècle déjà…Les sociologues ne songent jamais assez à reconnaître la
dette qu’ils ont envers la littérature…Mais quand Todd évoque une France
« obsédée par les symboliques religieuses », on serait tenté de le
renvoyer à ses propres obsessions, qui datent elles aussi d’il y a plus d’un siècle,
au temps où la France du petit père Combes tentait de chasser ce qu’elle
pensait être les derniers spectres de l’obscur catholicisme. Emmanuel Todd
serait-il lui-même finalement un « anticlérical zombie » ? Le
fait est qu’il semble également faire peu de cas, dans son portrait
sociologique de la France de 2015, de la résistance chez de plus jeunes
générations que la sienne d’un catholicisme qui n’a rien de mort-vivant.
Les moi durkheimiens de Todd finiraient-ils aujourd’hui par lui
troubler la vue ? Quand il évoque la « France islamophobe » qui
défila selon lui le 11 janvier, il oublie que, dès le 7, les premières
manifestations avaient pour principal ressort la peur suscitée par des
attentats qui parachevaient la montée en gamme de la violence islamiste en
France et dans le monde : Etat Islamique au Moyen-Orient, djihadisme en Europe,
attentats de Mehdi Nemmouche à Bruxelles. Et cette violence de l’islamisme suscite
des réactions parfois si aberrantes, de la part des intellectuels enclins à
faire du musulman français une nouvelle figure christique adoubée par la
sociologie, qu’elles alimentent un mécontentement et une inquiétude qui doivent
moins au « catholicisme zombie » qu’à une rancune bien vivante envers
des élites aussi mesmérisées par leurs propres théories. La crainte de Todd de
voir une islamophobie violente se développer de plus en plus en France est
justifiée. Mais elle n’aurait pas tout à fait les causes que lui imagine notre
sociologue.
Car pour l’auteur de Qui est Charlie ?, le catholicisme
semble être la cause de tout mal, par opposition à un islam systématiquement
victimisé. L’explication a même quelquefois la simplicité d’un tract
soralien : la France des petites gens et des immigrés martyrisée par la
France Charlie. L’analyse n’est pas fausse, elle est seulement grossière et Todd
a au moins le mérite de souligner la contradiction de cette gauche qui fut naturellement
Charlie le 11 janvier après avoir rigolé pendant plusieurs décennies du beauf
de Cabu. A voir et lire les réactions dans la presse après la sortie de
l’ouvrage, dont celle de Manuel Valls, Todd a touché juste. Mais la
démonstration prend trop vite le tour d’une caricature hasardeuse quand Todd
fait des immigrés, sa nouvelle classe élue, une sorte d’entité sociale homogène
à ce point dépourvue de conscience politique qu’elle est juste bonne à jouer
les victimes. On le voit aussi affirmer sans rire que la France du 11 janvier a
tenu à l’écart celle des banlieues, qui ne fut pas présente dans les cortèges
ce jour-là. On lui répondra qu’elle était bien présente en revanche un certain
26 janvier 2014 au cours d’un hétéroclite « Jour de colère » qui fut
aussi une jolie « séquence antisémite ».
Obsédé par le fait de faire de son « catholicisme
zombie » la clé de voûte d’un système d’explication sociologique dans
lequel les Musulmans ne peuvent être que les victimes et le catholicisme,
jusque dans son effacement, la matrice de toutes les exclusions, Emmanuel Todd
s’adonne sans remords à ce que quelques universitaires blagueurs américains ont
baptisé la « science des corrélations fumeuses ». Une discipline qui consiste
à mettre en rapport des courbes statistiques dont la similitude graphique apparaît
troublante alors qu’elles sont liées à des phénomènes qui ont en réalité peu à
voir les uns avec les autres. L’une des corrélations fumeuses les plus amusantes
établies par cette sociologie pour rire est celle du sparrowisme, du nom de
Jack Sparrow, le héros de Pirates des Caraïbes, qui établit par exemple une
relation évidente entre la diminution du nombre de pirates dans les mers du
globe et le réchauffement climatique.
On peut aussi, comme c’est le cas sur le site américain tylervigen.com,
dédié à l’étude des « Corrélations infondées », mettre en lumière l’irréfutable
relation qui s’établit entre l’évolution du nombre de personnes mortes noyées
dans leur piscine entre 1999 et 2009 et le nombre de films dans lesquels
Nicolas Cage apparaît au cours de la même période. De même, qu’est observé un
lien troublant entre la consommation par tête de Mozarella et le nombre de
doctorat en sciences de l’ingénieur accordés entre 2000 et 2009. Coïncidences ?
Je ne crois pas non…
Qui est Charlie ? contient certainement quelques justes
intuitions. Mais elles semblent être noyées, à force d’analyses statistiques
fortement biaisées politiquement, dans l’occultisme pataphysicien des
corrélations fumeuses. Si Todd analyse parfaitement le malaise d’une « société
dominée par des classes moyennes qui ne croient plus à rien », le portrait
qu’il en tire d’une France dominée par la « passion religieuse
islamophobe » qui conduirait mécaniquement à l’antisémitisme des
malheureuses minorités opprimées paraît à la fois aussi séduisant et aussi peu
crédible que les analogies rigolotes du sparrowisme.
Une autre forme d’analogie cruelle pouvait d’ailleurs s’établir entre la
courbe du sourire inversé de Todd invité dans le 7-9 de France Inter et
la jubilation de Sophia Aram moquant avec une férocité bienveillante la
sollicitude de « ce gentil monsieur blanc qui nous prend sous son aile
nous les pauvres musulmans. » A cette mise en boîte plutôt bien vue
s’ajoutait en effet un élément plus comique encore : celui du visage fermé
d’Emmanuel Todd s’allongeant à mesure que le sketch tournait en ridicule sa
sollicitude un peu envahissante de théoricien très paternaliste. De façon plus
sérieuse, la corrélation qu’a fait apparaître ce petit moment de raillerie
radiophonique est celle qui existe entre l’incapacité du sociologue à entendre
la moindre critique et le caractère très personnel du traumatisme ressenti par
Todd, comme tout un chacun, à l’occasion des événements du 7 au 11 janvier.
Quoiqu’en dise le chercheur, l’événement aura représenté une rupture en
bouleversant les convictions de chacun, bien plus profondément que ne l’a
laissé croire le cirque vallsien et la ridicule comédie du « Je suis
Charlie ». Qui est Charlie ? révèle les conséquences
psychologiques de l’événement pour Emmanuel Todd lui-même bien plus qu’il ne
démontre la mécanique, supposée implacable, de ses ressorts sociologiques :
la réalisation intime d’un naufrage à la fois culturel et social qu’il avait
prédit sans être capable d’en admettre l’une des causes
essentielles : le naufrage de cette gauche européiste, mondialiste et
« multikulti » avec laquelle Emmanuel Todd vit depuis trente ans une
cohabitation presque impossible.
A relire sur Causeur.fr
[1]
Id. Devenir ! Librairie Ollendorf. Paris. 2e
Edition. 1912. Exemplaire dédicacé. Bibliothèque de la Fondation des Treilles.
Centre Jean Schlumberger. p. 164
Remarquable. Des intuitions voisines m'étaient venues, mais je n'aurais jamais eu votre précision et votre clarté. (Je précise que je n'ai pas eu le temps de lire le livre en question).
RépondreSupprimerMerci Jean Sercy. Précisons que l'ouvrage est d'une lecture difficile avant tout parce que Todd mélange constamment approche scientifique et argument d'autorité. Et sa conception du "catholicisme zombie" est très extensive, ce qui la rend d'autant plus floue. Todd semble s'empêtrer dans ses contradictions, comme une partie de la gauche qu'il voue aux gémonies d'ailleurs.
RépondreSupprimerOui, vous aviez raison d'insister sur l'intérêt potentiel de ce concept cependant. Je suis moi-même, peut-être, un ancien catholique zombie, qui tente péniblement de revenir à la vie pleine. Même si, comme le rappelle saint Augustin, nous devrions peut-être appeler notre existence une "mort vivante", plutôt qu'une "vie mortelle" !
SupprimerSt Augustin ! Vous avez tellement raison de souligner cela que je regrette de n'en avoir pas fait mention. On ne peut pas penser à tout au bon moment. L'image qui s'est imposée à moi au moment de la lecture de "Qui est Charlie?" était celle de Jean Barois. Sauf que Barois s'épuisait à satisfaire "la promesse, pleine de suffisance, de rendre raison de tout ?" (encore St Augustin) Mais dans le personnage de Martin du Gard il y a une conscience encore nette du lien avec le catholicisme dont Barois ne parvient pas à se défaire. Peut-être Todd a-t-il lu également St Augustin, le contraire serait étonnant en fait. Mais ses "catholiques zombies" (ceux de Lebras aussi puisqu'ils ont forgé le concept ensemble) tiennent plus des héros de Pérec dans "Les choses". Des individualités errantes qui tentent de se libérer, sans avoir exactement eux-mêmes de quoi et sans avoir même la conscience nette qu'ils cherchent confusément à combler le vide qui est en eux, soit par le fantasme de la possession matérielle, soit par l'expérience sans issue de l'exotisme. Cela fournirait peut-être un portrait littéraire plus fidèle des catholiques zombies dont parle Todd, à leur façon de véritables "morts-vivants" augustiniens comme vous le rappelez !
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