" Quand naquit la Démocratie Mondiale, la langue française était
depuis longtemps déjà devenue langue morte. La raison de cette désuétude tient
principalement, d’après nos linguistes-statisticiens, à son inaptitude au
neutre. La différence des sexes passe à travers tout son vocabulaire. Pas un
nom qui en réchappe. Pas un adjectif qui ne porte le stigmate de cette
obscurité charnelle, comme si tout le lexique avait été pioché au hasard des
culottes. La théière était féminine, le four, masculin, allez savoir pourquoi.
Combien de femmes eurent leur liberté corseté parce qu’on disait la fleur :
il leur fallait en imiter la fragilité, les couleurs vives, la sensibilité au
vent, le sexe épanoui par le décolleté, la jupe à volants ou la robe fendue,
simplement parce que c’était du féminin, la fleur, et que l’arbre
solide, le chêne robuste, c’était du masculin. Cette sexuation du
signifiant était tout à fait arbitraire : d’autres idiomes latins
pouvaient dire le fleur, il fiore, et ouvrir d’autres
perspectives. Mais on faisait comme si de rien n’était, et on laissait cet
arbitraire structurer les inconscients, peser sur la destinée des « demoiselles »,
les contraindre à des poses mièvres et parfumées. L’anglo-américain était à l’évidence
beaucoup moins contraignant : plus souple dans sa syntaxe, plus libre dans
sa concordance des temps (pas de cet imparfait du subjonctif aux désinences
ridicules), et disant simplement flower, sans genre, sans adjoindre l’absurdité
d’un article défini, en forçant à dire la fleur ou le chêne,
écartelait l’expérience du réel en la tirant dans deux sens contraires :
celui du sexe, d’une part, et, d’autre part, celui de l’abstraction. On se
mettait à chercher la fleur, non pas telle fleur concrète, mais « l’absente
de tout bouquet », l’idéal floral, tout en accrochant à cet idéal la
triperie d’une vulve et d’une forte poitrine.
Dans tout le fatras sexuel que cette langue surimposait sur la
neutre nature, il y avait, dominant et soutenant tout, bien sûr, le soleil
et la terre. Des siècles d’inégalités dérivent de cette projection.
Parce qu’on disait le soleil, il fallait que la lumière fût du côté des
hommes. Parce qu’on disait la terre, il fallait que les femmes se
réduisissent à la sombre matrice vouée aux mystérieuses germinations. Avec l’apparition
des bis et des neutres, l’Académie Française essaya d’amender
quelque peu le sexisme de sa grammaire. A côté du il et du elle,
on ajouta les pronoms personnels yel, pour les bis, et al, pour
les neutres. Restait à résoudre le problème des adjectifs. Il est des langues,
comme l’anglo-américain, une fois de plus, qui n’ont pas besoin d’accorder le
participe avec le sujet : le boy ou la girl sont beautiful,
et non pas beau ou belle. Tous les adjectifs y sont déjà
neutralisés. Comment faire avec la basse grammaire de Molière ? Pour le
bi, il y eut la solution de doubler la terminaison. On se mit à dire : Yel
est beau-belle, ou encore Yel est heureu-reuse. Mais
avec le neutre, que le latin n’ignorait pas, la langue française se montrait
récalcitrante. Fallait-il dire : Al est beau, Al est belle, Al
est beau-belle ?
C’était le rabattre automatiquement vers l’un ou l’autre sexe, ou
vers le mélange des deux. On opta donc pour l’apocope. L’Académie recommanda l’usage :
Al est be…Ce qui ne fut pas sans produire un certain trouble. La
fleur devint fleur, sans article, de même que la terre et le soleil.
Leurs pronoms étaient désormais neutres. Au lieu de dire : « La fleur
est belle », on disait : « Fleur est be », « Soleil
est radi » (pour ne pas prononcer « radieux » ou « radieuse »),
« Terre est ro » (pour ne pas prononcer « rond » ou « ronde »),
ou « Merg » (Merg est un de ces prénoms neutres qui fit fureur dans
les années 60) « Merg est an – et non pas un ou une – Merg est an caissi
(ce qui, en archéo-français, si Merg avait été une femme, par exemple, aurait
donné : « Merg est une caissière »). L’effort était louable,
mais il n’aboutissait guère. L’apocope correspondait moins à une neutralisation
libératrice qu’à une confusionnane castration.
L’un des derniers penseurs francophones faisait cette remarque qui
valait spécialement pour l’archéo-français : « La langue, comme
performance de tout langage, n’est ni
réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ;
car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »
Et il précisait en vrai visionnaire, quand on songe à l’arriération de son
époque : « Dans notre langue française, je suis obligé de toujours
choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont
interdits. » Ce fut sans doute le moment culminant de cette langue, son
dernier soubresaut avant de rendre son dernier souffle : confessant ses
propres limites, se reconnaissant incorrigible, elle prononçait ici sa propre
condamnation.
Ce fut pour se débarrasser définitivement de l’archaïsme rampant
comme du fascisme insidieux de la plupart des langues que la Démocratie
Mondiale, à partir de l’anglo-américain, fabriqua un idiome neuf et souple,
capable de suivre sans inertie toutes les évolutions de la technique et de la
demande sociale.
Mais, il est vrai, les progrès des neurosciences permettent à l’internaute
démo-citoyen de ne plus guère communiquer avec des mots. Grâce aux interfaces
implantées sous sa face, il génère directement des images, des vidéos
partageables, et toute la gamme des sentiments peut désormais s’exprimer avec
des smileys et des émoticônes."
Extrait de Jeanne et les posthumains ou le sexe de l'ange. Une pièce de Fabrice Hadjaj. Compagnie théâtrale De Bas en Haut. Editée par les éditions de Corlevour en novembre 2014. 17 €
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