lundi 22 juin 2015

Lost river, film crépusculaire


Ryan Gosling est un acteur atypique dans la galaxie du cinéma contemporain. Héros solitaire et énigmatique des deux derniers films du danois Nicolas Winding Refn, Drive et Only God Forgives, il a également marqué les esprits en skinhead néo-nazi dans l’un de ses premiers films, Danny Balint (réalisé par Henry Bean en 2001) – assurément le meilleur, parce que le plus ambivalent, sur un sujet si difficile à appréhender. D’origine canadienne, Ryan Gosling a également participé à la création du groupe Dead Man’s Bones dont le très bon album (sorti en 2009) oscillait entre la chorale folk de Devendra Banhart et le psychédélisme noir de Timber Timbre. C’est donc avec une certaine impatience que l’on attendait le visionnage de son premier film, Lost river, sorti discrètement sur les écrans cette année.

Le scénario ne brille pas par son originalité ; il peut même inquiéter par sa tonalité vaguement fantastique et son histoire de romance post-adolescente. En vérité, Lost river brûle d’un autre feu, celui d’une superbe vision de l’Amérique déchue retournée à ses fantasmes de violence et de rédemption. On l’aura compris, les dialogues parsemés ici et là se fondent dans une ambiance crépusculaire qui est l’occasion pour Ryan Gosling de produire une esthétique très clairement inspirée de David Lynch. Cela est d’autant plus étonnant que le film plonge ses racines dans une réalité sociale âpre et ô combien concrète : l’abandon de quartiers résidentiels entiers situés à la périphérie de Detroit. Ainsi, les premières séquences voient un jeune garçon déambuler dans des friches industrielles à la recherche de cuivre, se perdre dans de vastes étendues que la nature sauvage a reconquises et retourner enfin dans son quartier en ruine dont les maisons fantômatiques attendent d’être rasées. Les derniers qui restent sont, bien sûr, ceux qui n’ont pas les moyens de partir, de s’enfuir vers d’autres horizons. 


Ainsi, une mère (Christina Hendricks) et ses deux enfants tentent-ils de survivre dans cet environnement en voie d’extinction. Les petits boulots, les rendez-vous à la banque et les aventures du jeune garçon sont ponctués par des images de tractopelles en train de raser des quartiers entiers. Sans compter la vision récurrente et particulièrement prenante de grandes demeures incendiées en pleine nuit. Puis, sans que cela n’apparaisse comme une rupture brutale, l’on bascule dans un autre monde à l’occasion d’un trajet en taxi (dont le chauffeur est joué par le français Reda Kateb). Un monde nocturne dans lequel les laissés-pour-compte assistent au spectacle farcesque et horrifique d’une sorte de théâtre des profondeurs, rejouant ainsi la destinée funèbre de la ville. La très belle Christina Hendricks y travaille sous la coupe de son inquiétant directeur (également banquier de son état) magnifiquement interprété par Ben Mendelsohn[1]. Plusieurs scènes nous transportent littéralement dans l’ambiance de Blue velvet avec son inquiétante étrangeté, sa lenteur hypnotique et sa déviance langoureuse. Sans qu’aucunes scènes de violence et de sexualité n’interrompent le récit, émerge progressivement une sorte d’érotisme luxuriant, mélancolique, morbide. 


Lost river n’est pas pour autant un simple film d’ambiance puisque la tension monte crescendo jusqu’à l’explosion finale. Dans ce cadre, et sur le rythme d’une musique électronique lancinante (comme chez Refn), les personnages (le plus souvent silencieux) évoluent dans des paysages mentaux comme des spectres au milieu de la nuit. Ainsi, la photographie toute en couleurs vives et en contrastes vaporeux tranche-t-elle avec l’imagerie brute d’une ville en décomposition. C’est toute la beauté de ce premier film que de parvenir à faire remonter de la surface du monde social une surréalité belle et fantasmatique, à moins que ce ne soit l’inverse. 







[1] Notons que ce dernier fait également une apparition remarquée dans 71, un film d’une incroyable tension réalisé par Yann Demange et consacré au conflit anglo-irlandais. On peine à comprendre comment une œuvre si intelligente (sur cette thématique pourtant rebattue) ait pu passer à peu près complètement inaperçu en France, et également en Grande Bretagne d’ailleurs.

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