Nous sommes
quelques-uns à considérer Le triomphe de Thomas Zins comme un des plus
grands romans publiés en France ces vingt dernières années. Sans surprise,
l’accueil que lui réserva la critique à sa parution fut discret. Il est
aujourd’hui menacé, à mesure que les « rentrées littéraires » se
succèdent, d‘être enseveli par les centaines de romans dispensables charriés
par ce qu’il faut bien se résigner à nommer « l’industrie
culturelle ». Pourtant, nous restons convaincus que ce roman aura son
heure et que le temps le remettra à sa juste place. Nous remercions Matthieu
Jung de nous avoir accordé cet entretien fleuve.
Cher lecteur,
nous vous invitons à découvrir en exclusivité sur notre site les quatre premières
questions de cet entretien qui en comprend quinze, et vous invitons à lire la
suite dans le nouveau numéro d’Idiocratie.
1. Le
triomphe de Thomas Zins est avant tout une histoire d’amour : celle de
deux jeunes gens dans la France provinciale, sous le règne de François
Mitterrand. Écrire une histoire d’amour, c’est prendre le risque du ridicule, à
fortiori quand il s’agit d’adolescents. Pourquoi avoir pris un tel
risque ?
Je ne me suis
pas posé la question. Raconter cette histoire-là relevait pour moi de
l’évidence. J’avais une idée très précise de la forme que je voulais donner à
mon livre lorsque j’ai commencé à l’écrire. Je l’ai d’ailleurs écrit dans le
désordre. Par exemple, le chapitre qui se passe dans la cave d’une
H.L.M. ; celui où Thomas court à perdre haleine derrière l’autobus avec
l’espoir de pouvoir parler au père de Céline – passage que le très regretté Dominique
Noguez a beaucoup aimé ; le chapitre que j’avais intitulé dans mes papiers
personnels « Le chant de Céline », lorsque la jeune femme
s’agenouille devant Thomas pour le supplier de ne pas la quitter, de ne pas
renoncer à la relation qui justifie leur vie, élégie dont les derniers mots ont
donné son titre à la troisième partie : ces chapitres-là ont été écrits
parmi les premiers. J’avais l’impression d’avoir lancé un grappin de l’autre
côté de l’océan que je m’apprêtais à traverser en solitaire et dont l’étendue
me terrifiait. « Maintenant que tu as écrit ces mots-là, me disais-je, tu
ne peux plus reculer. »
Mais pour
revenir plus précisément à votre question, il me semblait assez évident que mes
lecteurs, et même celui qui serait le plus mal disposé à mon égard, pourraient
difficilement me reprocher d’avoir fait preuve de mièvrerie. J’espérais surtout
susciter de la compassion pour mes deux jeunes personnages, qui, confrontés aux
bouleversements anthropologiques qui se produisent à cette époque-là, ne sont
pas armés pour y faire face. J’ai ainsi essayé de rendre particulièrement
émouvante la scène du premier baiser entre Céline et Thomas : ils ont
seize ans à peine, ils aiment pour la première fois. Qui
peut affirmer, seul à seul avec lui-même, qu’au même âge qu’eux il n’a jamais
ressenti ce très pur élan d’espérance ?
2. Notre
époque cultive la nostalgie des années 80 à grand renfort de
« revivals », de « vintage », d’évocations attendries des
« années Palace ». Vous semblez refuser cette image flatteuse. Vous
paraissez également contredire ce lieu commun selon lequel cette décennie
serait celle de la mort des idéologies ; tout le discours relatif à la
libération sexuelle s’exprime avec de furieux accents idéologiques.
Si vous pouvez
écouter « Johnny, Johnny » de Jeanne Mas, « Un enfant de
toi » de Phil Barney ou « Le pull-over blanc » de Graziela de
Michele sans verser une larme, c’est que vous avez un cœur de pierre. Tant pis
pour vous.
Dans cette
nostalgie dont vous parlez, il y a des nuances. Je trouve qu’il y a quelque
chose d’assez touchant à voir ces anciennes gloires qui continuent à se
produire sur scène en chantant depuis trente ans les mêmes refrains. Je me
doute bien sûr des motivations pécuniaires qui les animent, mais dans ces
tournées je vois aussi une forme d’humilité. « En somme, se disent-ils,
j’avais rêvé d’avoir la carrière d’un Gainsbourg, d’un Renaud, d’un Sardou, et
j’aurai vécu finalement du succès d’une ou deux chansons. » Ceci dit, je
suis assez stupéfait de voir l’ampleur que prend cette nostalgie, et surtout de
l’absence de recul dont on fait preuve quand on y cède. J’avais par exemple été
ébahi en tombant un soir par hasard sur une émission télévisée qui était
consacrée aux années 1980. Elles étaient dépeintes comme des années
joyeuses, flamboyantes, pleines d’insouciance et très avancées. On nous
présentait ceux qui tenaient à l’époque le haut du pavé comme s’ils avaient été
des phares pour la pauvre humanité égarée. J’ai vu des larmes monter aux yeux
d’un animateur de télévision qui sévit encore aujourd’hui, au moment où il
évoquait cette période de sa vie. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre
qu’il ne jouait pas la comédie. Étais-je en train de mettre la dernière main au
Triomphe, ou bien venais-je de le terminer ? Je ne sais plus. Mais
j’ai eu alors la confirmation qu’avec ce roman j’aillais éclairer la part
sombre des années 80. Ces gens-là étaient-ils donc aveugles ? Ou bien
détournaient-ils volontairement les yeux, afin de protéger leur rétine de
l’éclat de ce trop noir soleil, pour ne pas voir que les difficultés
gigantesques dans lesquelles se débat aujourd’hui la France, difficultés qu’ils
déplorent si fort, ne relèvent pas de la fatalité, mais trouvent leur source
dans les choix économiques et sociaux quiont été faits à cette époque et qu’ils
applaudissaient alors en les nommant des « progrès » ? (Ils
continuent à les applaudir, d’ailleurs…) Ces propos peuvent paraître un peu
abstraits, mais je laisse à mes lecteurs le soin de découvrir à quels progrès
je fais allusion. Ils sont exposés de façon très concrète dans Le triomphe
de Thomas Zins. Fanny Ardant, qui joue le rôle de Mathilde Bauchard dans La
Femme d’à côté, dit à Gérard Depardieu-Bernard Coudray, quand il lui rend
visite à la clinique psychiatrique où elle est hospitalisée :
« J’écoute uniquement les chansons, parce qu’elles disent la vérité. Plus
elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas
bêtes. » À la fin des années 80, une jeune femme pied-noir à la beauté
volcanique chantait ainsi son bonheur de porter un enfant :
C’est comme un
voyage
Un voyage qui
commence avec toi
Un nouveau
visage
Un visage que
je ne connais pas
Vit en moi
Nouvelle vie tu
dors dans mon corps
Bien à l’abri
du mauvais sort…
Voilà des
phrases que n’aura pas pu prononcer Céline Schaller, malgré l’ardent désir
qu’elle avait de le faire. Ce voyage-là, Thomas et elle n’ont pas le droit de
le commencer, et ils ne connaîtront jamais ce nouveau visage.
3. Le triomphe de Thomas Zins n’est pas seulement le récit d’un individu, c’est aussi
celui d’une famille dont l’histoire est racontée sur trois générations. Ce
souci de situer l’individu dans l’histoire, de nouer le particulier et le
généalogique, le psychisme et l’institution, est l’ambition romanesque par
excellence. Elle est également le propos de grands intellectuels d’aujourd’hui.
On songe ici à Pierre Legendre, notamment à son fameux Crime du caporal
Lortie. Êtes-vous un lecteur de ce contemporain capital ?
Je n’ai pas
terminé de visiter l’ensemble des cryptes et des tours du
« monument » (pour reprendre le mot de Michéa) qu’a édifié Pierre
Legendre, aussi ne puis-je pas faire de son œuvre la synthèse brillante qu’en a
proposée naguère Baptiste Rappin dans vos colonnes. C’est en naviguant sur le
blog de Pierre Assouline que j’ai découvert, en 2004, l’existence de Legendre.
Je suis entré dans son œuvre avec Ce que l’Occident ne voit pas de
l’Occident, qui rassemble deux conférences qu’il avait données au Japon
quelques mois plus tôt. En tombant sur cette phrase, j’ai été saisi :
« L’Europe, jamais remise de son propre “choc de civilisationsˮ au XXe siècle,
se réfugie plutôt dans le déni, et l’impuissance politique aidant, s’aligne sur
l’idéologie de l’individu libéré, qui en quelques décennies a dévasté les
jeunes générations. » Enfin un homme qui s’adressait directement à moi,
qui formulait une vérité dont j’avais connu les effets tangibles ! Dans la
marge, j’ai griffonné d’une main fébrile : « Voilà le roman que je
veux écrire. » Ce penseur de grande envergure qu’est Pierre Legendre est
assez soigneusement ignoré. Personne, apparemment, ne songe à lui demander son
avis sur la récente « révision de la loi relative à la bioéthique »…
Je suppose qu’il lui faut une force morale hors du commun pour continuer à
creuser son sillon tandis qu’il entend à la télévision ou à la radio, à
longueur d’émissions, les intellectuels bien en cour débiter leurs poncifs.
Malgré tout, le public commence à découvrir son œuvre par certains fragments
qui en circulent. Au nombre des plus magnifiques d’entre eux figure
celui-ci : « Nous prétendons transformer en folklore la plainte
humaine de tous les temps, pour entrer, dit-on, dans l’ère du plaisir et du bon
plaisir. Nous gérons, et la fabrique généalogique tourne à vide, les fils sont
destitués, l’enfant confondu avec l’adulte, l’inceste avec l’amour, le meurtre
avec la séparation par les mots. Mozart, Sophocle et tous les autres,
redites-nous la tragédie et l’infamie de nos oublis. Enfants meurtriers,
adolescents statufiés en déchet sociaux, jeunesse bafouée dans son droit de
recevoir la limite, votre solitude nue témoigne des sacrifices humains
ultramodernes. » Mon ambition, en écrivant Le triomphe de Thomas Zins,
a été d’essayer, très humblement, d’être un de « tous les autres ».
4. La
destinée de Thomas Zins est singulière, irréductible, pourtant, le roman
achevé, il est tentant percevoir ce personnage comme la figure emblématique
d’une génération gâchée, voire d’en faire l’archétype de la « gueule
cassée » du progressisme. Cette tentation vous semble-t-elle
excessive ?
Non. Toutefois,
j’ai trop de respect pour les sacrifices surhumains auxquels ont consenti les
poilus pour les assimiler aux tourments de mon personnage. Je citerai
simplement cette phrase, où Thomas Zins évoque son état mental : « Je
ne comprends pas comment il est possible de souffrir un tel martyre alors qu’on
est en bonne santé. »
5. Votre
livre présente des personnages homosexuels sous un jour peu favorable, ce qui
est aujourd’hui suffisamment rare pour être noté. Que diriez-vous aux lecteurs
susceptibles de s’en émouvoir ?
Je leur dirais
de laisser tomber la littérature, s’ils redoutent d’être émus, je veux dire un
peu secoués, lorsqu’ils ouvrent un roman. Ils peuvent se mettre à Candy
Crush… Je leur dirais aussi que je n’écris pas mes livres en fonction de je
ne sais quelle attente qu’aurait je ne sais qui je ne sais où. J’écris en
essayant de m’approcher au plus près de la vérité humaine que je cherche à
énoncer, en dehors de toute autre considération.
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