J'ai
parfois été amusé par ces intellectuels qui, saisis par l'ambition d'un «
polémos » sans dangers, s'évertuent à « déboulonner une
statue », une « vieille gloire » et s'en prennent à Voltaire,
à Chateaubriand, à Hugo, à Balzac, à
Proust ou à Céline dans l'espoir, un peu vain, de paraître audacieux ou
intelligent. Même lorsqu'ils s'attaquent à des auteurs qui ne me disent rien de
particulier, tels que Sartre, je suis encore tenté de leur dire : «
Messieurs, mesurez vos efforts, le mal est fait. » Ces attaques
deviennent déplaisantes lorsque, sous prétexte d'associer l'homme et l'œuvre,
elles tendent, pour déprécier l'œuvre, au ragot moralisateur. Chaque semaine
nous vient un journaliste, ou un vulgarisateur, pour nous tenter de nous
prouver que Heidegger, Paul Morand, ou tel autre (voire un confrère
contemporain des mêmes corporations, rejeté par ses semblables en raison de ses
succès), furent de « méchants hommes ».
Pour
ma part, à la plupart de ces « méchants hommes », philosophes ou
écrivains, je ne dois que du bon : la générosité de l'intelligence toujours
attentive, le talent scintillant.
Ces
moralisateurs vengeurs (pardonnez au presque-pléonasme) se figurent que se
peindre eux-mêmes en parangons du Bien leur vaut un blanc-seing à toutes leurs
vilénies et une justification transcendante à leurs ingratitudes. L'honnête
homme, si je puis me permettre un contre-jugement, ne déroge pas à un minimum
de gratitude.
Plus
ridicules encore, ces universitaires qui jamais n'écrivirent que quelques
articles en jargon, pour nous expliquer « l'échec » de Musil ou
celui de Joyce, ou qui nous expliquent, preuves rhétoriques à l'appui, que tel
grand hymne d'Hölderlin est « mal composé » !
Etrange
ces hommes qui souffriraient d'admirer, qui ne supportent le
resplendissement d'une œuvre que par de supposées « imperfections
», et la grandeur d'un homme sans y chercher des bassesses familières.
L’égalitarisme furieux qui semble les guider, et qui les fait aller de
guingois, n'est sans doute qu'une immense vanité qu'ulcère toute supériorité.
Ils passent ainsi à côté des grandes joies de la reconnaissance auxquelles
s'ajoute le sentiment, - ce cordial, - de se sentir placé sous la protection
d'un beau génie ou d'une plus haute sapience qui nous appelle à la rejoindre.
Leur vie, et nous les en plaignons, sera d'amertume et d’aigreur, leur énergie,
qu'ils ne surent humblement dévouer à créer, sera appliquée à nuire et leurs
seules récompenses seront quelques ricanement de salon ; et le mépris, car le
mépris va au mépris.
Après
les grandes pluies, la limpidité prodigieuse de l'air. Les moindres
anfractuosités sur ce mur que frappe le soleil s'offrent au regard, se laissent
discerner. Le regard s’attarde sur cette fresque avec gratitude.
La Grâce
La
vie magnifique s'éloigne de nous à tire d'aile. On l'aperçoit encore, comme un
oiseau marin aux ailes argentées dans le ciel désert sur le point de
disparaître dans la pointe exquise de la nostalgie... Tout conjure à humilier
les hommes, non de l'humilité sacrée qui serait un retour à la sagesse de la
terre, mais de l'humiliation honteuse qui nous fait calculateurs et mesquins,
soumis et moralisateurs, résignés à passer à côté de la beauté numineuse sans
la voir, et, plus encore, volontaires à ne pas la voir, au point de planifier
l'enlaidissement du monde par l'urbanisme, le commerce, la publicité, les
écrans et même la morale devenue hostile à tout ce qui excelle et exalte, à
tout ce qui resplendit et donne.
***
A
cet esclavage universel chacun donne volontairement sa part et il n'est guère
pertinent d'en accuser exclusivement de hautes instances, fussent-elles «
cachées ». Chacun pose sa pierre pour édifier ou consolider cette prison
collective, et il suffit de remarquer, lorsque nous vient la fantaisie d'être
un peu plus libres que nous ne l'étions, que nos proches, ceux qui nous entourent,
ne sont pas les derniers à sévir contre nous, alors même que notre liberté ne
leur nuit guère et qu'elle pourrait même, s'ils consentaient à la recevoir en
partage, leur être heureuse. Les voici s'acharnant contre nous; une force plus
grande que l'amour ou l'amitié les guide : la force de la servitude
asservissante, mue par une force plus grande, - noire énigme sise au cœur des
hommes.
Dans
la restriction de nos libertés, l'Eglise, l'Armée, la Police, qu'habituellement
on accuse, sont moins présents que nos plus voisins d'entre les êtres
humains.
Cependant
si l'amour, selon la formule illustre, est plus fort que la mort, il est une protection mystérieuse, un élan de
l’âme, parfois, qui est plus fort que la servitude. Je ne saurai lui trouver
d'autre nom que celui de Grâce. Etre ainsi, un instant, salué, sauvé,
consacré !
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