vendredi 8 mai 2020

"Journal désinvolte" de Luc-Olivier d'Algange (III)





Souffrir d'admirer

J'ai parfois été amusé par ces intellectuels qui, saisis par l'ambition d'un «  polémos  » sans dangers, s'évertuent à «  déboulonner une statue  », une «  vieille gloire  » et s'en prennent à Voltaire, à Chateaubriand, à Hugo, à Balzac,  à Proust ou à Céline dans l'espoir, un peu vain, de paraître audacieux ou intelligent. Même lorsqu'ils s'attaquent à des auteurs qui ne me disent rien de particulier, tels que Sartre, je suis encore tenté de leur dire : «  Messieurs, mesurez vos efforts, le mal est fait.  » Ces attaques deviennent déplaisantes lorsque, sous prétexte d'associer l'homme et l'œuvre, elles tendent, pour déprécier l'œuvre, au ragot moralisateur. Chaque semaine nous vient un journaliste, ou un vulgarisateur, pour nous tenter de nous prouver que Heidegger, Paul Morand, ou tel autre (voire un confrère contemporain des mêmes corporations, rejeté par ses semblables en raison de ses succès), furent de «  méchants hommes  ».
Pour ma part, à la plupart de ces «  méchants hommes  », philosophes ou écrivains, je ne dois que du bon : la générosité de l'intelligence toujours attentive, le talent scintillant.
Ces moralisateurs vengeurs (pardonnez au presque-pléonasme) se figurent que se peindre eux-mêmes en parangons du Bien leur vaut un blanc-seing à toutes leurs vilénies et une justification transcendante à leurs ingratitudes. L'honnête homme, si je puis me permettre un contre-jugement, ne déroge pas à un minimum de gratitude.
Plus ridicules encore, ces universitaires qui jamais n'écrivirent que quelques articles en jargon, pour nous expliquer «  l'échec  » de Musil ou celui de Joyce, ou qui nous expliquent, preuves rhétoriques à l'appui, que tel grand hymne d'Hölderlin est «  mal composé  » !
Etrange ces hommes qui souffriraient d'admirer, qui ne supportent le resplendissement d'une œuvre que par de supposées «  imperfections  », et la grandeur d'un homme sans y chercher des bassesses familières. L’égalitarisme furieux qui semble les guider, et qui les fait aller de guingois, n'est sans doute qu'une immense vanité qu'ulcère toute supériorité. Ils passent ainsi à côté des grandes joies de la reconnaissance auxquelles s'ajoute le sentiment, - ce cordial, - de se sentir placé sous la protection d'un beau génie ou d'une plus haute sapience qui nous appelle à la rejoindre. Leur vie, et nous les en plaignons, sera d'amertume et d’aigreur, leur énergie, qu'ils ne surent humblement dévouer à créer, sera appliquée à nuire et leurs seules récompenses seront quelques ricanement de salon ; et le mépris, car le mépris va au mépris.




Gratitude

Après les grandes pluies, la limpidité prodigieuse de l'air. Les moindres anfractuosités sur ce mur que frappe le soleil s'offrent au regard, se laissent discerner. Le regard s’attarde sur cette fresque avec gratitude.


La Grâce

La vie magnifique s'éloigne de nous à tire d'aile. On l'aperçoit encore, comme un oiseau marin aux ailes argentées dans le ciel désert sur le point de disparaître dans la pointe exquise de la nostalgie... Tout conjure à humilier les hommes, non de l'humilité sacrée qui serait un retour à la sagesse de la terre, mais de l'humiliation honteuse qui nous fait calculateurs et mesquins, soumis et moralisateurs, résignés à passer à côté de la beauté numineuse sans la voir, et, plus encore, volontaires à ne pas la voir, au point de planifier l'enlaidissement du monde par l'urbanisme, le commerce, la publicité, les écrans et même la morale devenue hostile à tout ce qui excelle et exalte, à tout ce qui resplendit et donne.

***
A cet esclavage universel chacun donne volontairement sa part et il n'est guère pertinent d'en accuser exclusivement de hautes instances, fussent-elles «  cachées  ». Chacun pose sa pierre pour édifier ou consolider cette prison collective, et il suffit de remarquer, lorsque nous vient la fantaisie d'être un peu plus libres que nous ne l'étions, que nos proches, ceux qui nous entourent, ne sont pas les derniers à sévir contre nous, alors même que notre liberté ne leur nuit guère et qu'elle pourrait même, s'ils consentaient à la recevoir en partage, leur être heureuse. Les voici s'acharnant contre nous; une force plus grande que l'amour ou l'amitié les guide : la force de la servitude asservissante, mue par une force plus grande, - noire énigme sise au cœur des hommes.
Dans la restriction de nos libertés, l'Eglise, l'Armée, la Police, qu'habituellement on accuse, sont moins présents que nos plus voisins d'entre les êtres humains. 
Cependant si l'amour, selon la formule illustre, est plus fort que la mort,  il est une protection mystérieuse, un élan de l’âme, parfois, qui est plus fort que la servitude. Je ne saurai lui trouver d'autre nom que celui de Grâce. Etre ainsi, un instant, salué, sauvé, consacré  ! 




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