Pessoa a
toujours été intéressé par l’occulte, et tout naturellement intrigué par la
personnalité et les écrits de Crowley, le diable en personne. Lui-même ne
détestait pas jouer les « doubles » et revêtait volontiers les habits
de l’aventurier sous ses multiples noms d’emprunt. Car c’est ainsi, la magie
que tout enfant endosse dans sa douce fantaisie sert à créer un autre que soi,
et à se regarder, comme dans un miroir. Nos deux inventeurs géniaux, en cela
qu’ils ont créé autant de destinées que l’araignée tisse de fils pour sa toile,
ont eu le bon goût de se croiser dans une de leurs multiples vies. Une leçon
que le monde actuel ne peut plus retenir tant nous sommes parqués, isolés,
numérotés et vidés.
Donc, nos
deux amis étranges se sont rencontrés en 1930 à Lisbonne autour d’une table
d’échecs. Nous les voyons, assis l’un en face de l’autre, autour de rois et de
reines qu’ils déplacent à plaisir, comme dans leurs royaumes. Pessoa avait
écrit à Crowley. Il lui faisait part de son intérêt manifeste pour tout ce qui
entourait la psyché de l’homme, que l’on s’en joue ou qu’on la subisse. Nos
deux amis avaient pris le parti d’en jouer, et d’en faire tourner les
identités comme à l’époque on faisait tourner les tables. Pessoa, après sa
journée passée au bureau, prenait sa plume afin de façonner les paysages de son
être, vastes et acérés. Il était un grand païen que les dieux ensevelissaient
sous les éclats du soleil. Crowley n’avait pas besoin de plume, il avait pour
matière sa propre existence qu’il déformait dans tous les sens, jusqu’à trouver
la brèche par laquelle on s’enfuit.
Donc, nos
deux amis étranges ont croisé leurs âmes en 1930, à Lisbonne, autour d’une
partie d’échecs. Qu’ont-ils pu se dire ? Qui étaient-ils à ce moment
là ? Existaient-ils seulement autre part que dans leurs songes ? Ils
buvaient et fumaient beaucoup. Entre deux verres et quelques volutes de fumée,
ils ont parlé, comme si de rien n’était…
- Vous êtes un mage, Sir Crowley,
une image que la réalité déforme selon son bon plaisir.
- Voyez-vous, cher Fernando, les
fous et les tours que nous déplaçons sur des cases noires et blanches me font
penser aux mots que vous avez enfilés pour m’écrire. Rien de bien méchant, et
me voici en face de vous, aujourd’hui, à jouer aux échecs.
-
Et à perdre…
-
Oui, tous les instants sont
perdus…
-
Sauf à la tombée du jour, quand
la lune se reflète dans un coin de l’âme.
-
Et la lumière tombe sur la table
de l’existence, pâle et grandiose.
-
C’est à ce moment que la main
tourne et l’esprit vagabonde. Tel est notre royaume. N’avez-vous pas parlé de
cela… l’Enfant Écarlate… la grande prostituée… Aïwass… je crois… tel est
votre double... égaré.
-
Ah ! Mon cher Fernando,
vous m’avez démasqué. Mon image est tombée. A chaque homme libre son Evangile.
Le mien est ubuesque et j’en change tous les matins. En attendant, il est vrai,
la grande prostituée, Babylone, qui me donnera cet Enfant Écarlate…
-
Echec et mat.
-
Dans une autre vie, cher
Fernando, dans une autre vie…
-
A ce soir, Sir Crowley, à ce
soir pour le dîner. Sous les reflets de la lune.
Le soir venu, Crowley s’est éclipsé en laissant un mot à
son ami, sur un bout de table. Pessoa le déplia et y lut une sorte d’invitation
au suicide. Le vieux fou anglais lui parlait d’amour impossible et de sombre
tragédie. Il s’en était allé dans les ruelles de Lisbonne, telle une ombre dans
la nuit. Pessoa rentra chez lui, comme à l’habitude, avec nonchalance, son
chapeau sur la tête et son parapluie à la main. Ils ne se revirent jamais. Tout
du moins, le croyons-nous…
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