Aujourd'hui, plongée en plein idiocratie. Pour fêter l'arrivée du week-end, un idiot ravi nous relate son expérience débilitante dans le nouveau tronçon du tramway nord.
Déposé
à la Porte de la Chapelle par un collègue de travail revenant comme moi
de la banlieue nord j’ai eu l’occasion d’emprunter le nouveau tronçon de la
ligne T3b du tramway parisien qui ceinture désormais toute la capitale. Ce qui
m’a permis ainsi de constater la particularité de ce nouveau type de transports
en commun mis à disposition des parisiens des quartiers nord : c’est un
tramway musical. En avant donc pour un voyage musical offert par la Ville de
Paris, la Région Ile-de-France, la Ratp, le STIF (Service des Transports
d’Ile-de-France), la BEI (Banque d’Européenne d’Investissement) et la BPCE
(Banque Populaire Caisse d’Epargne).
Quels que soient le nombre de rames, de lignes
ou de parcours supplémentaires installés dans le nord de Paris, ces équipements sont malheureusement destinés à être, quoiqu’il arrive, saturés dès le premier jour de mise en
service. Le T3 relie le pont du Garigliano à la Porte de la Chapelle depuis la
fin de l’année 2012 semble déjà victime de son succès. Alors que la rame
neuve et luisante vient se lover à côté du quai dans un chuintement feutré, des
grappes de voyageurs se massent déjà en face des portes avant même que l’engin
ne soit tout à fait immobilisé. Il est 18h30, c’est l’heure de pointe. On se
rue dans le wagon dès que les portes s’ouvrent et l’on s’entasse. A travers la large baie vitrée du tramway,
j’aperçois le bus PC3, rangé de l’autre côté du trottoir. Il effectue en partie
le même trajet que le tramway mais les voyageurs qui peuvent encore prendre
place dans le nouveau tram l’ont ostensiblement délaissé. Du coup, il est là,
abandonné au bord du trottoir, attendant les infortunés qui auront raté leur T3
ou n’auront pas réussi à entrer dedans et se rabattront sur le bon vieux PC3.
Même son chauffeur est parti pour le moment, sans doute pour aller casser la
graine ou prendre un café. Il fait la gueule le pauvre bus, ça se voit. Encore
une victime de la modernité.
J’ai
réussi à me caser face à un grand noir à l’air maussade qui porte un bonnet lui
cachant les sourcils et qui fait encore plus visiblement la gueule que le PC3.
A côté, deux jeunes types en doudoune-casquette, hilares, se tapent les cuisses. L’un d’entre eux voyage visiblement comme moi pour la première
fois dans ce tronçon du tramway. Son pote paraît tirer une gloire
certaine du fait de l’avoir déjà emprunté auparavant : « Tu vas
kiffer mon frère ! », assure-t-il à son compagnon de voyage. Je me demande ce qui peut autant les mettre en
joie à l’idée de voyager dans un tramway neuf certes, mais bondés comme tous
les autres. Le charme de la nouveauté est souvent inexplicable. Ils commencent d'ailleurs au bout d'un moment à me courir un peu. Les gens qui affichent une bonne humeur envahissante à
sept heures du soir en semaine dans les transports en commun, ça me tape rapidement
sur les nerfs. Ce qui m'irrite le plus en réalité, c'est que le tramway ne démarre pas. On continue à attendre le chauffeur tandis que, sur un petit écran accroché au plafond, le message "départ imminent" défile depuis dix minutes. Je commence à regretter de ne pas avoir pris le métro. Tout ça pour aller faire le touriste et "tester le nouveau tramway"...Quel con tiens, je vais me payer le premier incident de la ligne et rester bloqué là une heure, d'autant que la densité humaine atteinte dans la rame rend quasiment impossible toute sortie. Je repense à Zazie: "Ah les vaches ! Me faire ça à moi ! qu'était si content, si heureux et tout de m'en aller me voiturer dans le tramway !" Et puis paf. Subitement, on démarre.
Galvanisé par le mouvement du
véhicule, les deux types à côté de moi se marrent de plus belle. « Tu vas
voir cousin, y s’font leur délire, c’est mortel », assure à son vis-à-vis
mon voisin de gauche. Je commence à me demander de quoi ils peuvent bien parler. Le grand noir en face de moi continue d’afficher une impassibilité
neurasthénique. Libéré par notre mise en mouvement, je sens mon moral se
redresser à mesure que nous progressons. Le manège des deux types
me paraît même maintenant plus sympathique, d’autant qu’il est devenu
franchement intrigant : celui qui est juste à côté de moi s’est immobilisé le doigt en
l’air et impose de la main le silence à son pote d’en face. J'en suis encore à me demander ce
qu’il peut bien foutre quand les premières notes de musique emplissent l’espace
bondé de la rame. Instinctivement, je cherche des yeux le boulet cosmique qui a
encore décidé que le fait d’écouter Booba à plein décibels sur son Iphone5 de
pauvre beauf arriviste lui confére une valeur sociale supérieure à celle du commun des mortels. Mais non ce
n’est pas cela : d’autres voyageurs jettent des coups d’œil intrigués à
droite et à gauche. Les deux pignoufs à côté de moi sont morts de rire et une
voix de guichetière de l’espace annonce soudain « Coleeetteu BESSON ! »
sur un fond de blues psychédélique intersidéral. Je constate que la plupart des
voyageurs sont tout comme moi intersidérés. Mes deux voisins se tiennent les côtes. Le grand noir
en face de moi n’a pas bougé. Sa physionomie ne trahit rien d’autre qu’une
lassitude statuaire.
Un
riff langoureux et une ligne de basse sensuelle célèbrent notre arrivée à la station suivente, Porte
d’Aubervilliers, annoncée par une voix d’homme chaleureuse qu'on imagine sans peine vous accueillir avec un verre de vin chaud à la main à l'entrée d'un chalet alpin.
-
C’est la fête dans le
tramway, dis-je à mes voisins toujours aussi hilares, ils ont pas prévu les
boules à facette aussi ?
-
Grave, y vont nous
mettre les spots et les lunettes 3D !, me répond le p'tit jeune d'en face qui a l'air de passer le meilleur moment de sa journée.
- Y sont pas cons les
keums, ajoute son docte compère, genre, y mettent un truc funky passqu’y savent que c’est la
banlieue nord quoi et qu’les gens y sont un peu stressés ici, yzon besoin de trucs peace.
Il accompagne cette dernière remarque d'un sourire qui va d'une oreille à l'autre. Pas de réaction de mon voisin d’en face, le
bonnet toujours enfoncé sur les oreilles, le regard vaguement hostile et le
visage fermé. La station suivante, c’est Rosa Parks, annoncée par une espèce de
soupe électronique vaguement orientalisante qui fait se trémousser mes deux
voisins qui en pleurent de rire. Place au cours d’éducation civique. Je vois
d’ici le papa modèle avec son petit garçon qui lui demande, les yeux,
évidemment, brillants d’intelligence :
-
Mais papa, c’était qui
Rosa Parks ?
- Eh bien, c’est une dame
très courageuse qui a refusé de s’assoir à la place réservée aux noirs dans le
bus.
-
C’est arrivé ici
papa ?
-
Mais non voyons fiston,
c’est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis.
-
Mais alors pourquoi
c’est le nom de la station ici papa ?
-
Eh bien fils, c’est
parce que nous sommes tous américains voyons !
Le nom de certaines stations présente beaucoup
plus d’intérêt. C’est le cas par exemple de l’arrêt « Butte du Chapeau
Rouge » qui me laisse franchement perplexe et qui a dû laisser également
perplexe le créatif payé pour composer la bande son du T3 puisque nous avons
droit à une espèce de jingle qui mériterait à peine de figurer dans un Navarro.
Rien qui puisse expliquer le mystère de cette butte et de son chapeau
rouge. J’ai regardé depuis mais hors de question de révéler ici le pot aux
roses, vous n’avez qu’à chercher et, comme moi, vous vous endormirez un peu moins cons ce soir.
En
matière d’accompagnement musical et sonore la médaille d’or revient aux
stations « Ella Fitzgerald » et « Porte de la Villette »,
ex-aequo. Afin d'annoncer la première, une voix de Birkin de supermarché laisse tomber du haut-parleur un
« Eullla Fitcheroowld – Gwands Moulin de Pantiiin » qui fait
franchement s'esclaffer les voyageurs sans parler des deux acolytes à ma droite,
qui descendent d’ailleurs à cet arrêt en me gratifiant d’un « bon
voyage ! » accompagné de rires entrecoupés. Quant à la Porte de la
Villette, c’est un type qui a presque la voix du Baloo du Livre de la jungle
qui nous en annonce l’arrivée avec une bonne humeur joviale et surréaliste.
Les voyageurs, dans le tram, sont partagés quant à eux entre le rire et
l’incrédulité. A l’extérieur, sur le trottoir, c’est aussi une franche réussite. On a
sans doute filé quelques millions à un Artiste en lui laissant carte
blanche pour donner libre cours à sa créativité et dessiner un arrêt de tramway
qui fasse honneur à la Cité des Sciences et de l’Industrie. Du coup il a
réalisé une bouse en béton décorée avec des traces de semelles de rangers sur
les murs au milieu duquel il a collé un pneu, le tout surmonté d’un néon
blafard. Normal. Applaudissements.
Nous
arrivons à l’hôpital Robert Debré et le grand noir au bonnet qui est assis en
face de moi se lève alors pour sortir du tramway. J’en déduis rapidement qu’il
est fort possible que cela soit un infirmier, voire peut-être un interne,
venant prendre sa garde de nuit à l’hôpital. Ni la basse funk, ni Rosa Parks,
ni Jane Birkin, ni Baloo n’ont réussi à le dérider. J’en déduis rapidement que
tout ceci doit aussi gravement lui taper sur le système. J’en déduis pour finir que
d’ici quelques semaines, Baloo, Birkin et le funk musette risquent de taper sur
les nerfs de beaucoup plus de voyageurs. En attendant, j’ai presque l’impression que
c’est la musique de la série Urgence qui célèbre à plein tubes notre arrivée à l’hôpital Robert Debré. Prochaine station: hôpital psychiatrique.
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