Elément: Le sénateur US Jim DeMint
(Républicain – Caroline du Sud) a démissionné du congrès pour devenir président
de la fondation Heritage[1].
Elément : Le leader républicain
Dick Armey qui a démissionné de son poste de président de Freedom Works[2]
suite à une affaire de financement secret[3]
portant sur 12 millions de dollars, s’en va en bénéficiant d’une compensation
de 8 millions de dollars.
Ces deux faits illustrent un phénomène important
qui se développe désormais à Washington : la fin des think tanks tels
que nous les connaissions. D’institutions accueillant des universitaires et des
chercheurs, employant souvent des personnalités possédant de hautes
qualifications dans des domaines très spécialisés, les think tanks se
transforment en simples entreprises de lobbying et de relations publiques. Leur
action s’appuie de plus en plus largement sur la publicité et le militantisme plutôt
que sur les publications et la recherche. Ils deviennent également de plus en
plus étroitement alliés aux partis politiques et aux membres du congrès, pour
lesquels ils sont devenus des supplétifs virtuels.
Historiquement, les think tanks comme Brookings
Institution[4]
étaient un peu comme des universités sans enseignement. De fait, Brooking
a été fondé en tant qu’université et possède
toujours un nom de domaine en .edu. Son objectif était de combler le fossé
entre les milieux académiques et politiques.
Dans les années 1970, ce modèle commença à
évoluer avec la création de la fondation Heritage. Au contraire de Brookings,
Heritage ne se consacrait pas uniquement à la recherche mais son
objectif était d’influencer directement la politique, en particulier celle mise
en oeuvre à Capitol Hill[5].
Plutôt que de produire des livres qui
nécessitent des années pour être écrits et pour devenir des références dans
certains domaines politiques, Heritage produisit de courtes analyses
politiques, parfois une page, à propos de problèmes débattus le jour-même au
Sénat.
Ce qu’Heritage avait compris c’est que
quelques informations délivrées dans des délais opportuns avaient infiniment
plus de valeur qu’une analyse définitive arrivant beaucoup trop tard pour être
d’une quelconque importance. Peu à peu, d’autres think tanks comme l’American
Enterprise Institute, Cato Institute et le Centre for American
Progress adoptèrent le style « bref mais tombant à pic » des
rapports d’Heritage en lieu et place des méthodes plus académiques de Brookings
ou de Hoover Institution.
Ce modèle fonctionna très bien et fut grandement
amélioré grâce à l’avènement d’Internet, qui permettait une plus grande
possibilité de dissémination des publications. Il s’avéra également que la
réactivité politique des think tanks de la nouvelle ère convenait
parfaitement aux médias et aux décideurs politiques. Les journalistes, toujours
contraints par les délais et dates butoirs, trouvaient les synthèses d’Heritage
beaucoup plus faciles à digérer que les recherches de niveau académique
provenant de Brookings.
Malheureusement, une des conséquences de cette
évolution fut la dégradation de la qualité des experts vers lesquels se
tournaient les médias pour recueillir des analyses. Les conclusions de
spécialistes mondialement reconnus comme Henry Aaron du Brooking Institute
ne pesaient désormais pas plus que les mémos simplistes régurgités par un
analyste de la fondation Heritage ayant à peine achevé ses études.
Une explication très simple à cela est qu’il est
très difficile d’expliquer de complexes problèmes relatifs à la santé ou la
fiscalité sans faire l’économie de quelques nuances critiques. Les
universitaires peinent souvent à s’exprimer clairement sur de tels sujets et
les reporters à retranscrire de façon simple leurs propos. Il est beaucoup plus
facile de citer un analyste d’Heritage seulement préoccupé par le fait
de coller à l’agenda républicain au congrès en affichant un mince vernis de
respectabilité think tanks.
L’aptitude des think tanks à bouleverser
les agendas politiques eut pour conséquence l’augmentation de leur budget et des
salaires de leurs dirigeants. On a pu ainsi écrire qu’Ed Feulner, ancien
dirigeant de Heritage Foundation, touchait un million de dollars par an.
Il est désormais habituel pour les analystes des think tanks de
percevoir des salaires à six chiffres.
L’étape suivante fut pour les think tanks
de cesser de prétendre à la moindre objectivité et de devenir de véritables
comités d’action politique à temps plein. Désormais, beaucoup de think tanks,
qui sont exemptés d’impôts selon la section 501©(3) du code de la fiscalité,
mènent des opérations de lobbying et de relations publiques qui ne sont
théoriquement pas exemptées d’impôts, selon la section 501 © (4) du code
fiscal.
C’est pourquoi la fondation Heritage
s’est dotée d’un site web affilié prénommé Heritage Action for America[6],
le Center for American Progress en possède quant à lui un prénommé Center
for American Progress Action Fund et ainsi de suite…Il est devenu banal
pour les gens d’aller et venir entre gouvernement, lobbying, campagnes
électorales et think tanks. Cette dégradation de l’idéal académique premier
des think tanks aurait été impensable il y a encore quelques années.
Comme le remarque la chroniqueuse du Washington
Post Jennifer Rubin, en commentant la conversion du sénateur DeMint en
directeur de think tanks, « en l’intégrant, Heritage, à un
niveau encore plus vaste qu’auparavant, devient un instrument politique au
service de l’extrémisme, et non plus un respectable think tank et un
pôle universitaire. »
Il n’y a rien en soi de mal à cela hormis quand
les décideurs, ceux qui agissent au sein des médias et des institutions
publiques, omettent de réaliser que les think tanks sont passés du
statut de groupes de réflexion philosophique, qu’ils soient libéraux ou
conservateurs, à celui de véritables machines de guerre au service des partis.
Je pense qu’une limite a été franchie et pour cette raison je me fie rarement
aux recherches publiées par les think tanks autrement que pour connaître
la ligne partisane du jour sur telle ou telle question.
Un autre problème est que les membres du Congrès
semblent désormais enchantés de déléguer les tâches d’analyse à des think
tanks plutôt que de s’appuyer sur des prestataires institutionnels. Par
exemple, il y a deux ans, le républicain Paul Ryan demanda à Heritage
d’évaluer son budget plutôt que de s’adresser au Budget du Congrès américain[7],
arbitre officiel du Congrès.
Ce processus de délocalisation des activités du
Congrès en matière d’évaluation, d’analyse et de recherche, en particulier du
côté républicain, a eu tellement de succès qu’une partie des conservateurs contestent
désormais l’utilité réelle de certaines agences comme le Service de Recherche
du Congrès[8]
Je pense qu’il s’agit d’une dérive très
dangereuse. La prise de décision politique doit se fonder sur des faits, des
données et des analyses basées sur des méthodes scientifiques, et être aussi
détachée que possible des biais partisans. Mais de nos jours, les décideurs
politiques, institutions et médias, font plus de cas du consensus qui ralliera
leurs partisans ou des prédispositions idéologiques que de travaux de recherche
qui pourraient ébranler les opinions simplistes mais profondément enracinées.
On connaît la célèbre réplique du sénateur
Daniel Patrick Moynihan qui a déclaré un jour que les gens sont engagés par
leurs opinions et non par leurs actes. J’en déduis pour ma part que les gens
s’engagent sur leurs opinions mais n’escomptent pas qu’on prenne celles-ci au
sérieux. La politisation des think tanks rend la distinction encore plus
difficile à faire, même pour les gens sérieux, entre fait, vérité et vision
partisane. La politique ne peut que plus en souffrir.
Source : Bruce
Bartlett, The Fiscal Times.
http://www.thefiscaltimes.com/Columns/2012/12/14/The-Alarming-Corruption-of-the-Think-Tanks.aspx#page1
Traduit par un idiot.
Un papier à retrouver sur l'excellent site de l'OJIM
[1]
Un des plus importants think tanks conservateurs. Fondé en 1973 par le
milliardaire Joseph Coors et basé à Washington. Architecte de la doctrine
Reagan dans les 80’s (qui préconisait un soutien massif aux anticommunistes
afghans, angolais, cambodgiens et nicaraguayens. La fondation Heritage a
établi, avec le Wall Street Journal, l’indice de liberté économique
qui, inspiré par les thèses d’Adam Smith, mesure la liberté économique dans un
pays à l’aune de l’intervention étatique et du respect de la propriété
privée.
[2]
Think Tank conservateur dédié à la lutte contre les taxes, la réforme de
la sécurité sociale et l’intervention de l’Etat dans l’économie.
[3]
En novembre 2012, Freedom Works a reçu un important financement de deux
compagnies qui se sont avérées être en réalité gérées par le même homme,
William S. Rose Jr., avocat à Knoxville, sans que celui-ci soit en mesure ou
désireux de révéler d’où provenaient les importants fonds versés à Freedom
Works, en pleine campagne électorale.
[4]
Un des plus anciens think tanks. Basé à Washington, il est spécialisé
dans la recherche et la formation dans le domaine des sciences sociales, en
économie, politique, aménagement, affaires étrangères et stratégies de
développement.
[5]
C’est-à-dire au Capitole, qui abrite le congrès américain.
[6]
La version originale du texte précise qu’il s’agit d’un « C4
affiliate », à savoir un centre « Command, Control, Communication,
computers » (C4) ou plus simplement une plate-forme internet capable de
développer à plus grande échelle une technique marketing plus efficace. Comme
le remarque l’auteur du blog politique Lakeshore Laments, « Un C4
Heritage pourra faire la promotion au plan national de ce que peu d’entités de ce niveau sont capable de
diffuser. Il possède désormais 750000 membres, ce qui constitue une très
bonne base d’opération. A partir de là, ils pourront s’organiser contre (ou
pour) la législation étatique et fédérale à un niveau que peu d’organisations
de ce genre peuvent espérer atteindre. »
[7]
Congressional Budget Office. Agence fédérale américaine faisant partie
de la branche législative du gouvernement. Créé en 1974, il réunit un ensemble
de sommités universitaires et d’experts chargés d’évaluer les effets de la
dette nationale américaine.
[8]
Congressional Research Service, qui n’est autre que le think tank officiel
du Congrès, organisation financée par des fonds publics appartenant à la
branche législative du gouvernement américain et dédiée à toutes les activités
de recherches intervenant dans le processus décisionnel du Congrès. Des efforts
ont également été entrepris pour diminuer son indépendance et le rendre plus
dépendante des agendas partisans de la majorité du Congrès.
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